Hubert Lenoir : Enfant terrible
Musique

Hubert Lenoir : Enfant terrible

Le musicien Hubert Lenoir et l’écrivaine Noémie D. Leclerc lèvent le voile sur Darlène, un récit initiatique aux allures d’opéra rock, une œuvre multidisciplinaire qui, sur scène, prend corps avec neuf musiciens.

L’ascension de l’autre projet d’Hubert Lenoir, The Seasons, a été plutôt fulgurante. Belle et Bum, la télé publique en Allemagne, Le Petit Journal, les filles croisées sur la rue Saint-Joseph à Québec qui surmontent leur gêne pour se faire prendre en photo avec ses collègues et lui. Rapidement, sans être passé par de petites salles comme le Sous-Sol de feu Le Cercle ou par des concours renommés comme Les Francouvertes ou Granby, le fab four de Courville a su conquérir l’autre côté de la 20 et même de l’Atlantique. Jeunes et étrangers à l’industrie montréalaise, les membres de The Seasons ont ravi le cœur des adolescents parce qu’ils en étaient presque encore eux aussi, parce qu’ils avaient su canaliser ce que les gens de leur âge avaient précisément envie d’entendre à ce moment-là. Nombreux sont ceux qui avaient sous-estimé le potentiel commercial des harmonies vocales des frères Chiasson, de cette pop rock beatlesque.

En troquant son vrai patronyme contre Lenoir, Hubert est revenu là où on ne l’attendait pas tellement: mordant, charnel, socialement engagé (ou du moins, sensible au féminisme), emmitouflé de saxophones façon Bowie et, surtout, en français. Le 9 janvier, il a séduit ceux qui lui résistaient encore. En sortant Fille de personne II, il nous a introduit à Darlène, une création menée avec sa douce, sa meilleure amie, sa complice de longue date, l’auteure Noémie D. Leclerc. Une énigmatique personne par ailleurs, un visage qui ne s’oublie pas, des yeux qui te fixent sans impolitesse, mais qui imposent le respect. Elle est intimidante, Noémie. Inspirante, pour reprendre un mot à la mode, sans toutefois se contraindre au rôle de muse. Artiste à part entière, gérante d’Hubert Lenoir lorsqu’elle n’empoigne pas le stylo, elle donne l’impression de pousser le musicien dans ses moindres retranchements. Avec Darlène, on découvre justement son chum sous un nouvel angle. Épanoui, libre surtout, en paix avec son passé pas si simple et somme toute assez récent. «J’ai passé beaucoup de temps à Paris dans les deux dernières années. J’ai quand même été proche, jusqu’à un certain point, de quelque chose de beaucoup plus glam que Courville, t’sais. C’était même pas quelque chose que je voulais, mais je me suis un peu ramassé dans des trucs qui étaient assez VIP, où on buvait du Veuve Clicquot et tout ça. Ça m’a confirmé qui j’étais et ce que je voulais pas devenir, confie-t-il. J’ai pas senti le besoin d’en vouloir plus, de fame ou de quoi que ce soit. Moi, il y a quand même beaucoup de monde dans le milieu de la musique que j’aime vraiment pas. J’ai été, quand même, brisé par le show-business un peu.» Si Noémie a choisi la banlieue et les banquettes d’un Normandin comme décor dans son roman, c’est notamment pour symboliser la quête d’authenticité d’un chanteur qui a résisté à l’appât des paillettes.

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John Londoño (Consulat)

À l’instar d’Arcade Fire avec The Suburbs ou de Myriam Verreault et Henry Bernadet avec À l’ouest de Pluton, l’écrivaine positionne la ville dortoir comme un lieu romantique. Sans se perdre dans de sempiternelles descriptions, elle fait de son patelin (Montmorency) un personnage en soi. «En banlieue, tu grandis et t’as ta grosse maison ou ta petite maison, tu vois toujours la même affaire, tu fais la même chose, tu joues avec tes amis dans la rue ou pas, énumère Noémie. C’est très routinier, tu vois tes parents et c’est un petit peu ta seule référence et tu te retrouves assez vite dans un genre de moule. Ton plan est tout tracé. Personnellement, fondamentalement, tu te poses jamais de question ou tu t’en poses et t’es dans un genre d’errance complète, totale. Tu sais pas quoi faire, tu sais pas ce que t’aimes, qui t’aimes pas, ce que tu veux faire, ce que t’as pas le goût de faire.» Après des années passées sur le pilote automatique, démotivée et un peu perdue, elle se fait narratrice de sa propre fable. Darlène, c’est une autobiographie fantaisiste. Noémie a trouvé sa voie, une voix, cette plume sans flafla trempée dans l’eau de rose et ponctuée d’observations tordantes.

Fleur de lys

C’est en fardant son regard encore plus qu’avant, en nuant sa peau de poudres cosmétiques qu’Hubert se montre sous son vrai visage. Il bouleverse les codes de genres et floute aussi les frontières entre les créneaux artistiques. Sur ce disque, il teste les limites de la pop sans se fermer de portes, sans se cantonner dans une quelconque clique. «Ça m’énerve vraiment d’entendre “ça, c’est plus à gauche, ça, c’est plus à droite”. Et quand tu vas en France, il y a des gens pour te dire: “Ça, c’est plus pour les Parisiens, ça, c’est plus pour les provinciaux.” […] Je trouve qu’il y a beaucoup d’artistes qui se frappent aux barrières des termes qu’on a inventés juste pour classifier. C’est pour ça que je n’aime pas non plus parler de “styles”.» De toute façon, Hubert les mélange. L’album s’ouvre sur un solo du pianiste Vincent Gagnon assorti d’un bruit de fond qui nous transporte jusqu’au Clarendon enfumé d’autrefois. «C’est en fait une improvisation. Je lui ai juste dit de jouer quelque chose en do majeur en lui donnant quelques références de pianistes jazz que j’aimais. Genre Oscar Peterson, qui selon moi est le plus grand pianiste de tous les temps, et Vince Guaraldi, surtout pour l’album Jazz Impressions of Black Orpheus et la pièce Cast Your Fate in the Wind

Éclectique, Lenoir revendique comme influences le jazz, en plus du gospel (avec Dasha Maily aux chœurs), de la musique cubaine et de Claude Dubois. «Il a été un pionnier sur beaucoup de points. Je comprends pas pourquoi on le cite pas plus en exemple comme l’un des plus grands auteurs de chansons. […] Le sentiment que j’ai quand j’écoute Claude Dubois, c’est que c’est de la musique québécoise, mais universelle. Moi, j’ai horreur de placer la musique dans un contexte qui est purement québécois, c’est comme vraiment ancien comme concept. J’aimerais que les gens qui écoutent Darlène aient le même feeling que moi quand j’écoute Claude Dubois.» Dans sa première offrande, Noémie redore aussi une scène souvent considérée comme matante, comme quétaine. Denis Lévesque et La Voix y sont maintes fois évoqués sans une once de sarcasme. «Moi, j’écoute TVA tous les soirs, c’est ça mes références. […] Au lieu de porter un jugement, de rapetisser ça et de snober ça, est-ce qu’on peut juste arrêter de creuser un fossé entre la gauche et la droite? Est-ce qu’on peut construire des ponts à la place?»

Darlène, c’est l’histoire de deux âmes sœurs, cette fille à la bouche en cœur, ce gars au teint de lait et aux cheveux d’ébène. Deux êtres qui se sont trouvés, qui se rejoignent dans leurs contradictions, quelque part entre avant-garde et culture pop, et dont l’histoire continuera de s’écrire en chapitres et en chansons.

Darlène
En vente maintenant

(Simone Records, Québec Amérique)

15 mars
Au Dagobert

24 mars au MNBAQ
(Dans le cadre de la Soirée Monochrome)