La relève se réveille
Musique

La relève se réveille

La relève rap québécoise cogne aux portes de l’industrie musicale. Sillonnant les chemins déblayés par ses prédécesseurs, elle se développe à une vitesse fulgurante aux quatre coins du Québec, et tout particulièrement à Montréal. Aperçu de ses motivations et de ses aspirations avec cinq de ses représentants notables: FouKi, Flawless Gretzky, Marie-Gold, Mike Shabb et Wasiu.

Si 2016 a été l’année où le rap québécois s’est faufilé au sein de la culture mainstream, phénomène qui s’est poursuivi en 2017 avec l’explosion des carrières solos de plusieurs acteurs clés du mouvement (Loud, Lary Kidd, Yes Mccan, Joe Rocca) et l’arrivée de nouvelles étiquettes (Joy Ride et Make It Rain Records), 2018 s’annonce pour être l’année des nouveaux visages.

«C’est en ce moment que ça se passe», envoie Marie-Gold, rappeuse et productrice du groupe Bad Nylon qui évolue maintenant en solo.

dsc02777
Marie-Gold    photo : Antoine Bordeleau

«Ça va être le takeover du Québec», prévoit FouKi, tout juste signé sous la renommée étiquette 7ième Ciel Records, qui a déjà sous son aile Manu Militari, Alaclair Ensemble et Koriass. «On verra après où tout ça va nous mener.»

Loin de se restreindre au marché québécois, les rappeurs anglophones Mike Shabb, Flawless Gretzky et Wasiu envisagent les prochains mois comme le lieu de tous les possibles. «Les États-Unis sont à la recherche de nouveaux sons, donc c’est le moment de se démarquer», soutient Gretzky, qui flirte avec le trap et le gangsta rap sur sa première mixtape H.I.M. History in the Making parue l’an dernier sous Make It Rain, nouvelle branche de Bonsound. «L’affaire, c’est qu’on doit travailler cinq fois plus fort pour y arriver, car les Américains ont des préjugés envers le rap canadien. Il faut leur montrer qu’on peut manger le rap de Toronto!»

Soutenue par son porte-étendard Drake, la scène hip-hop torontoise connaît une certaine popularité depuis le début de la décennie grâce à sa facture R&B planante et très accrocheuse, qui a vraisemblablement contaminé le rap américain. Pour Wasiu, il semble évident que Montréal pourrait être la prochaine ville à générer un tel engouement. «On a déjà des producteurs comme High Klassified, Kaytranada et Lunice qui sont big à l’international, mais les gens n’ont pas nécessairement fait le lien qu’ils viennent tous d’ici. Il nous manque un vocaliste, une figure of the city qui viendrait rassembler tout le monde. C’est un slow growth, mais là, on va récolter le fruit de notre labeur.»

«D’ici 2020 ou 2025, on va être le nouveau Toronto ou Atlanta côté fashion et musique», ajoute Shabb, plus réaliste dans son échéancier. «Suffit que l’un d’entre nous blow up pour qu’il y ait un spotlight sur les artistes d’ici.»

«Le problème, c’est que ceux qui étaient là avant nous bloquent la porte… alors que cette porte-là n’est même pas encore ouverte!», fait valoir Gretzky. «Je le dis straight: je crois qu’ils ont peur de nous. Ça fait trop longtemps qu’ils sont là.»

Sans nommer quelqu’un en particulier, le rappeur met le doigt sur un fait bien réel: les rappeurs québécois actuellement sous les feux de la rampe sont en partie les mêmes qu’il y a cinq ans, de Dead Obies à Alaclair Ensemble. En fin de compte, beaucoup de ceux-ci ont collaboré les uns avec les autres, sans nécessairement prêter attention à la relève.

dsc02771
Wasiu      photo : Antoine Bordeleau

Wasiu relativise: «Ça dépend qui en fait. J’en ai vu plein se mettre devant la porte, mais j’ai aussi vu des gars comme KNLO venir me donner des propsThe legend himself 

«Pour moi, ç’a pas été difficile de connecter avec des gars de la scène, mais je sais que ça peut l’être pour les autres», nuance Shabb, qui fait paraître ce mois-ci un premier album sous Make It Rain, étiquette dont la direction artistique est menée par VNCE Carter, producteur de Dead Obies.

«Ç’a pris du temps avant qu’il y ait une ouverture [de la part des artistes établis], mais je trouve ça normal», poursuit FouKi. «L’artiste de 30 ans qui a fait du rap toute sa vie, ça se peut qu’il s’en crisse des 30 petits nouveaux de la scène. Il a pas le temps d’aller tous les écouter.»

Consciente de la situation, Marie-Gold a fait l’effort d’aller elle-même rencontrer les femmes qui ont marqué l’histoire du rap québécois, notamment J.Kyll (de Muzion) et Sarahmée. «Ce sont des modèles que j’ai écoutés quand j’étais plus jeune. Je m’inspire d’elles et je compte m’impliquer all in pour ouvrir les portes aux filles», dit celle qui compte enregistrer un premier projet solo au courant de l’année.

Médias, labels et langue

Au-delà de ses relations avec les vétérans de la scène, la relève soutient que son épanouissement dépend aussi de l’intérêt que lui portent les médias québécois. À ce sujet, FouKi considère qu’il y a un manque à gagner. «On dirait qu’ils font rien que parler de Loud», dit-il, en riant. «Mais pour vrai, on a attiré 700 personnes au Club Soda dernièrement, et c’est pas mal juste grâce au bouche-à-oreille et aux réseaux sociaux.»

«Sérieusement, si ce n’était pas des sites de streaming et des réseaux sociaux, on serait encore dans l’underground», poursuit Wasiu. «J’ai l’impression qu’il faut qu’on blow up par nous-mêmes et que les médias vont venir après.»

Avec sa formation Bad Nylon, Marie-Gold a toutefois bénéficié d’une bonne couverture médiatique pour ses EP, ses clips et ses spectacles. «Mais c’est surtout parce qu’on amenait un enjeu social», reconnaît la rappeuse de 25 ans, évoquant la spécificité de son groupe rap, l’un des seuls entièrement composé de femmes.

dsc02774
Flawless Gretsky     photo : Antoine Bordeleau

Flawless Gretzky se dit lui aussi satisfait de la visibilité qu’il obtient. Depuis son alliance avec Make It Rain l’an dernier, alors qu’il sortait tout juste d’une incarcération pénale, il se surprend à découvrir plein d’articles à son sujet lorsqu’il tape son nom sur Google. «C’est grâce au label que ça marche», admet-il. «Entre toi et moi, un gars qui vient de faire six ans de prison et qui fait parler de lui en bien dans La Presse et dans d’autres médias, ça peut pas arriver autrement.»

Heureux de ce soutien inespéré, le rappeur de 26 ans demeure réaliste: une signature avec une étiquette n’est pas un gage de succès en 2018. Son collègue Mike Shabb est du même avis: «C’est pas nécessaire d’être signé pour percer. Je pense que ça peut aider pour la promo, mais c’est tout.»

«Moi, je pense que c’est surtout bon pour le booking», renchérit FouKi, qui fera paraître un premier album officiel ce printemps. «Autrement, si t’es bon dans ce que tu fais, tu vas finir par blow up… signé ou pas.»

dsc02773
Mike Shabb     photo : Antoine Bordeleau

Fier d’être indépendant, Wasiu travaille d’arrache-pied aux côtés de son gérant pour lancer sa carrière. «C’est plus dur sans label, c’est certain, mais le plus important pour moi, c’est d’avoir une pleine autonomie. J’ai déjà parlé avec des gens du milieu, mais c’était pas the right fit

Publié en octobre dernier sur sa page Soundcloud, son plus récent opus MTLiens 2 est le fruit d’un travail de grande envergure. Totalement en contrôle de son produit, Wasiu y prouve sa polyvalence et ses qualités de rassembleur en travaillant avec la crème des rappeurs et producteurs montréalais, de Kaytranada à KNLO. À la toute fin, la chanson Loi 101, en collaboration avec Dead Obies et Lary Kidd, témoigne de la vitalité de notre scène rap franglaise. «C’est vraiment un statement», affirme-t-il. «On fait de moins en moins nos trucs chacun de notre côté, et la scène est plus unie que jamais.»

Loin d’avoir connu l’époque où les deux solitudes rap de la métropole s’ignoraient, FouKi et Mike Shabb (qui ont la jeune vingtaine) ne voient pas de barrières entre l’anglais et le français. «Pour la nouvelle génération, y a pas de différence», estime ce dernier. «On vit la même chose, alors pourquoi pas faire notre musique ensemble?»

De toute façon, les paroles n’ont plus l’importance qu’elles avaient dans le rap. Fortement influencés par les tendances américaines, la plupart de ces jeunes rappeurs ont davantage de considération pour la musique que pour le message et le texte. «Je crois que, depuis 2010, les beats ont pris le dessus sur les paroles. Je dis pas que c’est pas important d’avoir des bons textes, mais ce n’est plus nécessaire pour être dope et avoir du succès», observe Shabb.

dsc02780
Fouki     photo : Antoine Bordeleau

Marie-Gold acquiesce: «En France, l’une de mes rappeuses préférées, c’est Lala &ce, et on comprend même pas quand elle rappe! Elle pourrait parler n’importe quelle langue, et ça ne dérangerait pas. Sa voix devient un instrument.»

Même s’il porte toujours un respect indéfectible à la scène rap new-yorkaise des années 1990, Flawless tend lui aussi à emprunter de nouvelles avenues. «Quand je suis sorti de prison, je n’ai pas eu le choix de suivre la tendance, car ce sont majoritairement les jeunes qui écoutent [cette musique]. Mais il est possible d’être quelque part au milieu, entre le rap à la mode et le rap lyrical

Un équilibre que recherche également Wasiu à 27 ans: «Il y a quelques années, j’ai compris que je n’avais pas besoin de sacrifier qui j’étais pour être sur la mappe. De toute façon, au-delà des modes, ce qui va te permettre de rester au top, c’est ta façon de spit. Es-tu capable de rapper, oui ou non?»

À cet égard, la relève n’a pas à douter de son potentiel.