Lydia Képinski : Déranger le monde
Musique

Lydia Képinski : Déranger le monde

À la fois désinvolte et minutieuse, Lydia Képinski nous éblouit avec Premier juin, un premier album qui marque la fin de son adolescence prolongée.

Difficile de demeurer insensible à cette voix indomptable qui, entre sa grandeur émotionnelle et sa volonté obstinée de sortir constamment du moule, cherche manifestement à déstabiliser. Difficile aussi de rester de glace face à ces arrangements composites qui, derrière leur esthétique électro-pop presque homogène, font référence à la chanson française, à la musique classique et au rock progressif.

Bref, Premier juin (un clin d’œil à sa date de fête) est le résultat d’une créativité abondante, celle d’une jeune artiste qui fuit les compromis et assume son penchant pour la complexité. «Pour moi, c’est instinctif de faire des changements de mood comme ça, de faire évoluer une chanson. J’ai écouté beaucoup de prog dans la vie, beaucoup d’Harmonium. Y a rien de complexe pour moi là-dedans», explique-t-elle, rejetant en bloc «les tounes couplet-refrain de trois minutes». «Je suis inspirée par un artiste comme Gainsbourg et par cette idée de faire une œuvre grand public mais avec un petit edge, quelque chose de fuckin’ dérangeant. C’est quand même ça le but de l’art, déranger…»

À ses côtés, un talentueux multi-instrumentiste et réalisateur nommé Blaise Borboën-Léonard l’a aidée à trier, à faire de ses compositions tourbillonnantes un objet artistique digeste. «Y a la personne qui a l’idée et y a la personne qui décide de la garder. Ce second regard est aussi important, sinon plus», explique Lydia Képinski quand on lui demande l’apport de son complice, avec qui elle avait également conçu son EP initial en 2016.

Mais outre ce travail de filtrage inévitable, ce premier album s’avère profondément éclaté. Même s’il ne touche pas tout à fait aux mêmes styles, Premier juin rappelle la liberté féconde et les arrangements très rigoureux de L’étoile thoracique de Klô Pelgag et du Silence des troupeaux de Philippe Brach, deux albums qui marqueront sans doute les imminentes rétrospectives de la décennie.

Plus que jamais, la relève actuelle de notre chanson serait-elle définie par cette absence de formatage et de contraintes? «Ça prendra un anthropologue pour répondre à cette question-là dans 10 ans, mais y a clairement quelque chose de générationnel, quelque chose qui nous associe. On peut parler d’une gang, d’une nouvelle garde», remarque-t-elle, avant de critiquer vivement la génération dominante dans l’industrie musicale québécoise. «J’veux pas mettre les baby-boomers dans le même panier, mais certains d’entre eux ont une relation avec la musique qui s’apparente à du service à la clientèle. Moi, j’ai une vision punk du spectacle: je déchire pas mon chandail pis je fais pas de MDMA sur scène, mais même à ça, les baby-boomers me comprennent pas tout le temps. Ils veulent donner des conseils, comme s’ils avaient travaillé toute leur vie sur quelque chose, et que là ils avaient peur que leur château de cartes s’écroule.»

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photo : Maxyme G. Delisle (Consulat)

Caractéristiques de sa proposition artistique, la désinvolture et le franc-parler de Lydia Képinski frôlent l’irrévérence sur scène. Cet été, la chanteuse de 24 ans aux origines franco-polonaises a remarqué que cette attitude pouvait être incommodante pour les non-initiés. En témoigne un mémorable passage dans une ville qu’elle préfère ne plus nommer.

«Avant le show, on était allés manger dans un restaurant fuckin’ dégueulasse et beaucoup trop cher. Whatever, on paie pis on s’en va. Pendant le show, je remarque qu’il y a beaucoup de têtes blanches qui prennent quatre tounes à ouvrir leurs chaises pliantes, pis à un moment donné, je leur demande s’ils connaissent le resto. Ils me répondent tous “OUI!”. Je leur dis qu’on vient d’y aller pis que c’était infect…», raconte-t-elle, encore dépassée par les événements. «Sérieusement, je m’en fais encore parler! J’ai dû retourner au resto porter une bouteille de vin au dude, car il connaissait le maire et était prêt à briser ma réputation! Ce genre d’arrogance là, ça marche pas du tout avec les baby-boomers. C’est tellement une autre époque…»

L’extrême de la liberté

À défaut de comprendre les codes et les conventions de cette «autre époque», Képinski accueille à bras ouverts ceux de l’ère actuelle. Le 3 avril dernier, la Montréalaise a causé la surprise en offrant d’un seul coup, sans aucune promotion ni 5 à 7 de lancement, la totalité de son premier album. Prisée par les artistes hip-hop et électro à l’international, cette technique anti-marketing est très peu adoptée dans l’industrie de la chanson au Québec. «Quand Netflix sort des séries, t’as tous les épisodes d’une shot, non? Alors si tu veux mon album, ben j’te l’donne, c’est tout. La technique du compte-gouttes, c’est prendre le monde pour des caves», tranche-t-elle.

Histoire de laisser le temps aux gens (et à elle-même) d’apprivoiser les chansons, elle attendra jusqu’au 1er juin prochain pour donner un premier spectacle officiel dans sa ville natale. «Je vais avoir 25 ans. Ça va être l’occasion parfaite de prendre une revanche sur mes trois derniers anniversaires qui étaient nuls», estime celle qui organisait «des partys épiques» chez elle au cégep et à l’université. «Le 1er juin, ce sera autant une célébration de ma fête que de ma naissance artistique. En même temps, c’est aussi la mort d’une période trouble, celle de mon adolescence tardive. Lydia Képinski: 1993-2018. J’écrirai pus jamais de texte dans cet environnement-là. C’est une époque révolue.»

Écrits en majorité il y a plus de trois ans, les textes de Premier juin laissent transparaître les tourments et le profond mal-être d’une jeune femme. «Aujourd’hui, je vais mieux/Retour à la maison/Mais mes espoirs sont comateux et je n’ai pas retrouvé la raison», chante-t-elle dans Les balançoires, signe que le trajet vers la lumière est possible mais sinueux.

«Oui, je suis une personne semi-pétillante dans la vie, mais y a quand même beaucoup de deepness dans mes chansons, car j’ai traversé beaucoup de périodes wack. Je trouve ça important de dire des affaires trop intenses. J’ai peut-être encore un pli de tragédie grecque, une volonté d’expier mes passions», observe-t-elle. «La mort, pour moi, c’est pas une peur, c’est quelque chose de rassurant, comme un vœu de liberté totale. Le suicide, c’est l’extrême de la liberté, y a quelque chose de vraiment fort là-dedans. J’ai eu des périodes de ma vie où j’avais ça en tête et, dans le pire des cas, ça me consolait de savoir que je pouvais tout arrêter quand je voulais. Maintenant, y a des endroits où je reviens et qui me rappellent qu’à un certain moment, j’étais ici et j’avais crissement envie de mettre fin à mes jours. Je trouve ça important de parler de ça, car je l’ai vécu. Ça me pousse à créer, à exulter ce sentiment-là.»

En ouverture, Les lettres indolores évoque cette période d’instabilité émotionnelle. «Je vais fuckin’ bien maintenant, mais quand j’ai écrit ça, esti que j’haïssais ma vie! C’tait l’automne, j’tais à l’université pis j’avais frappé un mur. Je venais de catcher que ça allait être difficile de faire carrière dans la musique. Je suis quelqu’un d’assez privilégié et j’atteins toujours mes objectifs, mais là j’étais pas sûre. Tout le monde me disait non, toutes les perches que je tendais marchaient pas. On me disait que j’étais poche…»

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photo : Maxyme G. Delisle (Consulat)

Une première opportunité s’est présentée en 2015 au concours Ma première Place des Arts, où Képinski s’est fait les dents avec «une formule piano-voix à la Georges Brassens». L’année suivante, la Montréalaise s’est illustrée au Cabaret Festif! de la relève. «Ç’a été un point tournant, constate-t-elle. Les gens de mon band pouvaient pas être là, donc je me suis présentée sur scène en solo et je me suis rendu compte que ça marchait crissement mieux comme ça.»

Son passage remarqué au Festival international de la chanson de Granby quelques mois plus tard et, surtout, sa victoire aux Francouvertes au printemps 2017 lui ont ensuite amené une visibilité considérable, qu’a décuplé la sortie de son EP. «Chaque chemin de croix est pénible à faire, mais visiblement nécessaire. Au début, tu dois convaincre les gens que t’es hot, pis à un moment donné, quelqu’un dit que t’es cool et tout le monde suit. Ça devient une vraie maladie vénérienne.»

L’été dernier, l’épidémie a visiblement contaminé Laurent Saulnier et son équipe de programmation puisque c’est à la jeune artiste de 24 ans qu’est revenu l’honneur de «jouer les premières notes de toutes les FrancoFolies» lors du grand événement d’ouverture extérieur. «Ça, ça avait aucun fuckin’ sens!» s’exclame-t-elle. «En général, je suis fière de ce que je fais et j’ai confiance en moi, mais là, j’en revenais juste pas.»

Heureuse du chemin parcouru en trois ans, Lydia Képinski espère maintenant s’établir au-delà du feu de paille et de l’engouement médiatique qui caractérisent bien souvent les succès fulgurants. «Souvent, on m’arrête dans la rue pour me dire que ma musique est bonne. Je trouve ça nice, mais j’ai de la misère à les croire, car t’sais, j’ai juste quatre tounes… En fait, Lydia Képinski, c’est un peu une rumeur, un genre de bruit que les gens entendent et trouvent cool. Même moi, parfois, je doute de mon existence! Mais là, je sais que mon album va rendre ça tangible. Voici ma marque dans l’univers.»

Lancement le 1er juin
Au Centre Phi

Premier juin
(Chivi Chivi)
Disponible maintenant