Jean-Michel Blais : Tous les chemins
Le succès inopiné de son premier album Il derrière lui, le pianiste classique Jean-Michel Blais regarde vers l’avant avec Dans ma main, une œuvre à la propension thérapeutique et aux nombreuses explorations électroniques.
Noël 2016. Le moment restera gravé longtemps dans la mémoire du pianiste montréalais originaire de Nicolet. «C’est là où je me suis dit: “J’y vais”. Une chance de même, ça arrivera pas souvent dans une vie.»
Tout juste mentionné dans le top 10 des meilleurs albums de l’année du prestigieux magazine américain Time, aux côtés de ceux de Radiohead, Solange et Frank Ocean, Il dépassait alors le cadre local pour atteindre le rang bien prisé de curiosité internationale. «Au début, quand on m’a dit ça, je pensais que c’était pas vrai. Dans ma tête, ça se pouvait pas qu’un album broche à foin enregistré avec un micro zoom puisse se retrouver dans le top 10 des albums de l’année», dit-il, encore saisi. «Même si le palmarès du Time est moins attendu qu’il pouvait l’être y a 10 ans, ça part bien une carrière.»
En demande, le compositeur de 31 ans peine à accepter les offres de remplacement comme professeur à la technique en éducation spécialisée, un emploi qu’il avait exercé au collège Marie-Victorin après avoir travaillé pour le Dr Julien. «Juste avant ce Noël-là, j’ai dû refuser cinq remplacements. Entre-temps, j’étais sur le chômage, mais je finissais toujours par rembourser mes prestations parce que je faisais trop de spectacles. Quand j’ai regardé tout ça, j’ai réalisé que mes affaires commençaient peut-être à marcher. Dans ma main, ça part de là… de ce moment où j’ai décidé de devenir le héros de ma propre vie plutôt que de faire comme tout le monde et de me projeter dans une série sur Netflix.»
Inspiré du poème Monde irrémédiable désert de Saint-Denys Garneau, ce titre porte en lui cette force soudaine et vive qui a amené Jean-Michel Blais à mettre son plan à exécution. «C’est un poème crissement déprimant et touchant dans lequel Garneau regarde l’univers mécanique dans lequel il vit, sans être capable de parler au monde, car il est trop dans sa bulle. Il dit: “Dans ma main. Le bout cassé de tous les chemins.” Je le vois comme si, en dedans de nous, on avait déjà les semences de notre futur… qu’il suffisait de regarder là pour trouver notre chemin. Moi, j’ai toujours su que je voulais faire de la musique, mais j’me l’avouais pas. Même que j’ai pas joué de piano pendant près d’un an, car je trouvais que c’était un truc de bourge. Il y a du monde qui crève de faim pis, moi, je vais jouer du piano? What the fuck!» s’exclame-t-il, en riant. «Aujourd’hui, je vois ça de façon complètement différente. J’ai juste pas le choix. Si je joue pas de piano, je file pas bien.»
C’est d’ailleurs un mal-être chronique qui a poussé le jeune Jean-Michel Blais, atteint du syndrome Gilles de la Tourette, à écrire ses premières compositions à l’âge de 11 ans, puis à s’inscrire au Conservatoire de musique de Trois-Rivières à l’adolescence, formation qu’il a ensuite rejetée du revers de la main en raison de son cadre trop serré, non propice à l’expérimentation. «Quand j’étais jeune, j’étais pas mal anxieux et j’avais beaucoup de tics à cause du syndrome. C’était vraiment intense. J’me suis rendu compte qu’en jouant du piano, je n’avais plus rien. Pour une fois, j’étais bien, je n’étais pas en train de faire plein de mouvements et de penser à mes problèmes. La musique, c’était l’endroit où je pouvais me confesser. Avec les années, j’me suis dit qu’un jour, cette passion-là arrêterait, car ma vie allait finir par aller mieux avec ma grosse maison en banlieue, ma piscine creusée, ma toile solaire… Au contraire, les tics ont arrêté, mais pas l’envie de composer.»
Musique curative spontanée
Encore aujourd’hui, cette «envie de composer» agit comme une thérapie. Premier extrait de Dans ma main, Roses aborde avec délicatesse et sensibilité la maladie qui a frappé la mère d’une de ses amies. «La note de piano qui est là tout le temps, qui gosse, qui part et qui revient, c’est la maladie, celle qui récidive quand tu ne l’attends plus. Tout ce qui concerne cette toune-là, ça passe par mon amie. Je voulais m’assurer qu’elle soit à l’aise avec tous les éléments. C’était important pour moi d’incorporer aussi un peu de nostalgie là-dedans, car c’est un sentiment qui est très fort en fin de vie», explique Blais qui, dans cette même chanson, évoque à la fois Radiohead, Rachmaninov et Eric Carmen, auteur de la ballade All by Myself popularisée par Céline Dion. «À mon sens, la musique a ce pouvoir nostalgique là. Des fois, j’ai une chanson dans la tête et, quand je m’attarde aux paroles, je constate qu’elle est une représentation de comment je me sens à ce moment-là. Comme si on encapsulait nos préoccupations dans la musique.»
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A Heartbeat Away est également teintée d’un drame familial, celui qu’a vécu une autre de ses amies lorsque son père a été victime d’un arrêt cardiaque à vélo. «C’était un homme de 55 ans super en forme et là, paf!, c’est fini. Cette histoire m’a jeté à terre, et le lendemain, après avoir appris ça, y a cette toune qui sortait», raconte-t-il, un peu ébranlé. «C’est spécial, car à la base, je sais pas ce que je compose. C’est assez improvisé, y a rien de rationnel. C’est par après que je fais la psychanalyse de ce qui est arrivé dans mon inconscient. Très souvent, mes chansons rejoignent des événements, des personnes. C’est de là que la créativité naît.»
Plus élaboré que son prédécesseur sur le plan des arrangements, Dans ma main a pris forme de façon tout aussi spontanée. Visiblement inspiré par sa collaboration avec son voisin CFCF, talentueux producteur montréalais avec qui il a proposé le mini-album Cascades en mars 2017, Blais a fait ses premières armes en création électronique peu après. «J’ai downloadé une version crackée du logiciel Ableton et j’ai pas dormi pendant une semaine! C’était vraiment pas sain. Au départ, j’ai fait plein d’erreurs en uploadant certaines pistes, et c’est pour ça qu’il y a des glitchs, des sons renversés et de sons étirés sur l’album.»
De pair avec l’arrangeur Bufflo, qui l’avait également aidé sur Il, le Montréalais a d’abord réécouté le vaste contenu de son micro zoom, avec lequel il avait enregistré quelque 300 pistes d’ébauches de composition dans son salon. Après ce tri, le musicien a travaillé sur une vingtaine de démos qu’il a envoyées à son étiquette Arts & Crafts, basée à Toronto. «Je cherchais l’équilibre, quelque chose entre le côté expérimental de Bufflo et celui plus marketing de Arts & Crafts. Par-dessus tout, je voulais que cet album-là soit un tremplin vers une proposition plus électronique. Je voulais me rendre à la limite de ce que ça peut être, un album de piano.»
L’importance des contraintes
Pour ce faire, pas question de répéter la même recette qu’Il, un album enregistré de façon brute chez lui sans égard aux bruits environnants. À l’inverse, l’idée d’entrer dans les ligues majeures des studios onéreux n’avait rien de très séduisant pour le pianiste montréalais. «J’avais pas envie d’un son impeccable à 1000$ par jour. Je désirais encore m’imposer des contraintes», explique celui qui a finalement choisi de s’installer dans le local des pianos Steinway & Sons sur Saint-Laurent avec son complice Bufflo et son ingénieur sonore Marc-André Migneault. «On est allés enregistrer ça là-bas durant huit nuits avec un piano différent pour chaque toune. À notre disposition, on avait des petits micros et des pianos à 200 000$! Après 2-3 nuits, on a réécouté les premiers enregistrements et, franchement, c’était tellement lent que je m’endormais. Y a fallu qu’on retourne là-bas sur le gros café et là, c’était meilleur! C’était vraiment un beau challenge au niveau sonore, car il y a quand même beaucoup de bruit sur Saint-Lau. Pendant une prise, y a un gros truck qui est passé et on a essayé de le masquer en post-prod avec une ligne de basse.»
Loin de la rectitude qui caractérise la plupart du temps les enregistrements de musique classique, Dans ma main fuit les genres fixes et immuables pour rejoindre celui plus étendu du postclassique, une catégorie très inclusive qui se définit par son abondance de références à la musique populaire et son penchant marqué pour les mélanges de styles. Somme toute, cette étiquette fourre-tout plaît au compositeur montréalais. «C’est mieux que néoclassique, un terme associé à un courant musical remontant à plus d’un siècle», estime-t-il, mentionnant qu’on l’a souvent associé, à tort, à ce genre. «Moi, j’aime mélanger le beat et la piano, Rachmaninov et Radiohead… Et cette tendance-là se manifeste encore plus sur cet album. Je fais partie d’aucune gang. Je butine et je m’inspire de ce que tout le monde fait.»
Sur scène, c’est justement cette facilité à croiser les époques et les styles qui soulève l’intérêt. Vulgarisateur de talent, Jean-Michel Blais s’assure d’expliquer aux spectateurs les tenants et les aboutissants de certaines pièces qu’il joue. Une façon pertinente de jumeler sa passion pour la musique et son passé de professeur. «C’est intéressant de donner des éléments de compréhension à l’auditeur pour pas qu’il soit totalement perdu. Il tente de trouver la référence, la variation ou le thème dont je viens de lui parler. Il y a un jeu qui se passe.»
Prochainement, les occasions de rencontres entre Jean-Michel Blais et son public seront nombreuses. Canada, États-Unis, France, Royaume-Uni… Le calendrier du pianiste s’étire au-delà de l’été 2019. «Sérieusement, ça fait peur, mais en même temps, c’est rassurant de savoir que je vais travailler autant.»
Dans sa main. Le bout raccommodé de tous les chemins du monde.
Dans ma main
(Arts & Crafts)
sortie le 11 mai