L'Osstidcho : «une bonne tasse d'humilité»
Musique

L’Osstidcho : «une bonne tasse d’humilité»

Élément fondateur de la chanson populaire québécoise, L’Osstidcho célèbre son 50e anniversaire. En compagnie de ses quatre créateurs, Yvon Deschamps, Robert Charlebois, Mouffe et Louise Forestier, on revient sur cet évènement mythique, présenté pour la première fois au Théâtre de Quat’Sous le 28 mai 1968.

«Donc on était à quelques jours de la première il y a 50 ans», affirme un Robert Charlebois quelque peu nostalgique, comme pour se convaincre du temps qui passe.

«…Pis on n’était pas prêts pantoute!» répond Mouffe du tac au tac.

Créé dans l’urgence la plus impulsive et féconde, L’Osstidcho a été développé en l’espace de quelques mois, avant de connaitre des changements majeurs lors de ses refontes à la Comédie Canadienne et à la salle Wilfrid-Pelletier.

À la recherche de nouveaux défis depuis la faillite de son restaurant en février 1968, Yvon Deschamps accepte l’offre de son ami Paul Buissonneau, fondateur et directeur artistique du Quat’Sous, qui doit trouver un plan B pour pallier un important trou dans sa programmation. Prévue au printemps, la pièce Les Belles-soeurs de Michel Tremblay doit alors déménager au Rideau Vert, un théâtre plus grand. «[La pièce] était trop chère, il y avait un trou de trois semaines», se souvient Charlebois. «Les Américains disent : timing is everything. La synchronicité, c’est la clé de la vie.»

Roulant sa bosse depuis une dizaine d’années dans les théâtres et les boîtes à chanson du Québec, Deschamps appelle en renfort ses amis Robert Charlebois, Mouffe et Louise Forestier, trois jeunes créateurs issus de l’École nationale de théâtre, afin de monter un spectacle sur-le-champ. «C’était l’arrivée des baby-boomers qui avaient 20 ans. Moi, j’ai eu droit de faire ce show-là, car je le produisais. Sans ça, il m’aurait jamais pris. J’étais un vieillard!» s’exclame en riant l’humoriste, qui avait 32 ans à ce moment.

Durant cette année de mutations sociales, culturelles et politiques, notamment marquée par les manifestations de mai 1968 en France, le Printemps de Prague, l’arrivée de Pierre Elliott Trudeau au pouvoir et les balbutiements du Parti québécois, les quatre acolytes désirent construire un spectacle éclaté, profondément hors-norme, en phase avec le climat de «contestation mondiale». Le plan est encore flou, mais l’intention est évidente.

«C’était une époque où les jeunes prenaient la parole et le pouvoir», explique Mouffe. «Nous autres, on s’est dit ‘’pourquoi pas nous autres aussi?’’. On a quelque chose à dire et aussi une façon [de le dire] … en joual! On dénonçait des affaires, on voulait pas faire comme nos parents.»

«On allait plus joual que joual. Même à Saint-Henri, ils parlaient pas plus mal que nous autres. On était en réaction», indique Charlebois.

Le plan se dessine peu à peu : le spectacle consistera en une «chanson totale» composée de huit monologues parlés d’Yvon Deschamps, entrecoupés de refrains chantés et de petits sketchs menés par le reste de la bande. Pour des raisons de longueur, ce long numéro sera précédé par une prestation de Forestier et Charlebois, qui interpréteront une suite d’esquisses de chansons écrites dans la foulée d’un voyage pour le moins inspirant de ce dernier. «La drogue, ça fait des bonnes affaires… pas juste des mauvaises», blague Deschamps, à propos de ce voyage où Charlebois a été submergé par la vague du flower power de la côte ouest américaine.

«À l’époque, toute la jeunesse nord-américaine était sur le pot […] En plus, c’tait illégal! On avait du fun pis on était illégaux» s’exclame le principal concerné, soutenant qu’un créateur «peut pas s’inscrire dans la norme».

Troquant les décors de carton typiques du théâtre de cet époque contre un échafaudage, le spectacle laisse une grande place à la chimie de ses créateurs, inspirés par les effets de la marijuana et les prouesses expérimentales et souvent improvisées du Quatuor de jazz libre du Québec. Après plusieurs pratiques déstructurées où plane forcément la confusion, Buissonneau claque la porte. «Ton hostie de show, fourre-toé-le dans l’cul», déclare-t-il, délaissant ainsi son rôle de metteur en scène du spectacle sans savoir qu’il venait de le baptiser.

«Il trouvait qu’on jouait trop fort», se rappelle Charlebois. «Ça prend un contrevent pour faire voler un cerf-volant… donc merci à lui.»

Tel que prévu, la première représentation de L’Osstidcho se déroule le 28 mai 1968. «On était tellement sur l’adrénaline le premier soir. Yvon nous a dit : ‘’soyez prêts pour une bonne tasse d’humilité’’», poursuit le chanteur, en riant.

«Quand les gens entraient dans les salles, on était déjà sur scène en train de parler. Le show était commencé, c’était un work in progress», indique Mouffe.

Excédés par le volume, certains spectateurs quittent le Quat’Sous durant la première partie. Buissonneau tente de les retenir dans les escaliers, en leur rappelant que la partie théâtrale du spectacle s’en vient. La représentation terminée, les quatre artistes font face à ce qui semble être «le flop du siècle». «C’est la première fois que je voyais ça : une minute de silence, personne bouge. Et tout à coup, ça part. Quelqu’un applaudit et, là, le monde se lève. La moitié haïssait ça pour mourir, et l’autre moitié a décidé de revenir le lendemain.»

«On était mélangés après le premier show», renchérit Deschamps.

«Un coup de poing dans la face», image Forestier.

«On savait pas ce qu’on faisait, mais on l’avait fait pareil», résume Mouffe.

Le bouche à oreille s’avère efficace durant les trois semaines du spectacle, à un point où la Comédie-Canadienne (une salle de 850 places, beaucoup plus grande que le Quat’Sous) l’achète pour une suite de représentations en septembre. En janvier 1969, c’est la salle Wilfrid-Pelletier (3000 places) qui emboite le pas pour trois concerts. «Les gens trouvaient que c’était trop cher. On était rendus à 4$ [pour un billet]. Quand on est arrivés à Wilfrid, c’était la contestation. [Certains spectateurs] l’ont pas pris qu’on soit à la Place des Arts. Ils appelaient ça la Place des Autres! Ils nous ont lancé des ampoules pleines de peinture. Ils étaient sur le balcon, donc ça tombait sur le public», raconte Deschamps, en riant.

C’est à cette troisième mouture que Jean-Pierre Ferland assiste. Après le spectacle, l’émotion le gagne, et on le retrouve à pleurer sur le bord du trottoir. Devant tant de modernité, il se perçoit comme «un vieux chanteur d’antan», selon ce que la légende prétend. «Il a réagi fort», indique Deschamps. «Il a eu un choc.»

«Il fumait pas encore. Il était straight», ajoute Mouffe, laissant croire que la situation a changé par la suite, ce qui aurait mené à la création de Jaune, son album classique paru deux ans plus tard.

Au-delà de cette influence indirecte, l’impact de L’Osstidcho est palpable partout au Québec dans les décennies qui suivent, autant dans l’avènement d’une scène rock québécoise prolifique que dans le croisement des arts de la scène. Surtout, ce spectacle a sonné le glas des boites à chansons et des cabarets des années 1960, propulsant une nouvelle génération au-devant de la scène culturelle québécoise. «On choquait tous ceux qui nous avaient précédés. De la même façon que [le fait maintenant] un rappeur ou un slammeur avec une casquette pis des tattoos», estime Charlebois.

«C’était la prise de pouvoir d’une nouvelle génération. Les rappeurs, c’est la génération après nous», abonde dans le même sens Mouffe.

Initiée en 2016, la tournée hip-hop panquébécoise L’Osstidtour (regroupant Koriass, Alaclair Ensemble et Brown) est d’ailleurs un clin d’œil habile au spectacle original – un hommage évident que les quatre artistes apprécient tout particulièrement. «Je trouve ça parfait qu’ils aient fait ça», indique Forestier.

«Mais nous, ça restait compréhensible ce qu’on faisait», renchérit Mouffe, laissant sous-entendre qu’elle ne comprend pas le franglais parfois très poussé de groupes hip-hop d’ici comme Dead Obies.

«Les gens plus âgés que nous comprenaient pas un mot [de L’Osstidcho] non plus…» ajoute Forestier, histoire de remettre en contexte sa collègue.

«C’était normal qu’on s’approprie notre langue», poursuit Deschamps, ouvrant le débat.

«En fait, la grosse révolution de L’Osstidcho, c’était ça», opine Charlebois. «Enfin du monde qui chante comme on parle!»

«C’était de donner au langage parlé ses lettres de noblesse», récapitule Mouffe.

Pour l’instant, aucun spectacle anniversaire n’est prévu pour souligner le 50e anniversaire de l’évènement. «C’est mythique. Il faut que ça en reste là», croit Forestier.

«[S’il y en avait un], j’irai pas», ajoute Charlebois. «Je paierais pour pas y aller!»