Il y a 40 ans : Fiori-Séguin – Deux cents nuits à l’heure
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Vendu à 200 000 exemplaires, Deux cents nuits à l’heure a marqué la fin d’une décennie d’explorations folk et rock particulièrement féconde au Québec. Dans la foulée de son 40e anniversaire et de sa réédition, on revient sur sa genèse et son impact en compagnie de Serge Fiori et Richard Séguin.
Tout commence en 1973 au Café du quai, un ancien entrepôt à Magog qui fait office de quartier général pour les chanteurs et poètes de la relève. «On a tassé les caisses de liqueurs et on a monté des systèmes de son. Tout le monde venait jouer là, et c’est comme ça qu’on s’est connus, Serge et moi. Y’avait aussi Jim et Bertrand, La Quenouille bleue, Michel Garneau…» se souvient Richard Séguin qui, à cette époque, formait le duo Les Séguin avec sa sœur Marie-Claire depuis deux ans. «Quelques années après, on s’est retrouvés à Saint-Venant. J’habitais dans un grand espace avec plein de musiciens, qui avaient chacun leur maison. Y’avait entre autres des gens de L’infonie.»
«Dès que j’avais un break d’une tournée d’Harmonium, je débarquais là-bas. Je me parkais une fin de semaine chez Richard et on jammait», poursuit Serge Fiori.
«On accueillait beaucoup de monde. L’été, c’était la folie. Les guitares traînaient autour de la table, et on jouait du James Taylor ou du Joni Mitchell. À un moment donné, Michel Rivard était là en même temps que Serge et moi. On s’est dit qu’on allait faire un album les trois ensemble. On s’appelait Trois hommes noirs, en référence à une vieille chanson médiévale. Mais finalement, en 1977, Michel est tombé en amour en Belgique et nous a dit de continuer le projet sans lui.»
Confiant de poursuivre sa carrière en solo, Rivard annonce à ses collègues de Beau Dommage que son aventure à leurs côtés est terminée. Au même moment ou presque, d’autres groupes importants des scènes rock et folk de la décennie se séparent ou prennent une pause, notamment Harmonium et Les Séguin. Tranquillement, la fin des années 1970 et de ses grands idéaux communautaires se dessine.
Sans nécessairement avoir de plan, Séguin et Fiori développent une complicité musicale de plus en plus manifeste à ce moment. «On dirait qu’on avait tous les deux besoin de se retrouver. On avait des affinités dans nos voix, une osmose», dit ce dernier. «On chantait du Joni Mitchell sans arrêt. Nos harmonies étaient super naturelles. Plus on chantait ensemble, plus on voulait avoir notre propre toune. En un après-midi, on a écrit Ça fait du bien.»
«C’est le résultat d’un gros jam», poursuit Séguin. «Ensuite, on s’est assis, et a on a créé la toune ligne par ligne, accord par accord.»
Coup de cœur instantané, Ça fait du bien donne envie aux deux acolytes de pousser le projet plus loin au courant de l’année 1977. «On se tenait tout le temps ensemble, on n’arrêtait pas de jouer», raconte Fiori. «Ensuite, y’a un de nos amis qui nous a passé sa belle grande maison située tout près de Magog en montagne. On est débarqués là-bas pendant un mois avec des pianos pis des guitares.»
Rapidement, la routine de travail s’installe. «On partait chacun de notre bord pour faire des sessions d’écriture. On avait des horaires complètement éclatés. Serge était de nuit, et moi de jour», se souvient Séguin. «On se rencontrait en fin d’après-midi.»
«Moi, je déjeunais!» s’exclame Fiori, en riant. «À ce moment-là, j’avais une énorme peur de création. Je venais d’écrire trois albums en trois ans, et L’heptade m’avait complètement vidé. Là, j’arrive avec Richard et, curieusement, wow, ça repart! Je sentais que ça s’en allait ailleurs, comme si, sans le savoir, on marquait la fin d‘une époque culturelle. C’était vraiment le dernier cri.»
«C’était une ouverture vers autre chose», poursuit Séguin. «On voulait que ce soit porteur d’espérance, même si on pouvait pas savoir à ce moment qu’on fermait une décennie. Mais, avec le recul, on peut voir que l’album est résolument tourné vers quelque chose de lumineux. On savait pas jusqu’à quel point on était influencés par le social, mais le social nous habitait dans la peau. Il se transmettait dans notre inconscient, et cet inconscient-là nous murmurait des mots.»
De là le titre de l’album: Deux cents nuits à l’heure, une invitation à prendre le large au plus vite sans nécessairement savoir pourquoi. «C’est l’idée d’avoir besoin de s’en aller quelque part, même si on sait pas où. C’est pour ça que la toune sonne comme un road trip flyé. Après ça, Ça fait du bien, c’est la sensation de bien-être de se retrouver. Illusion, c’est épeurant, pis Viens danser, c’est un autre appel au relâchement. En gros, cet album-là, c’est une suite de contrastes qui en appellent d’autres. Mais le plus beau, c’est qu’en le faisant, on le savait pas. Moi, j’avais simplement un plaisir fou à découvrir mon nouveau piano Rhodes. Je suis débarqué là-bas avec ça, sans même savoir en jouer, et là, je pratiquais dessus, et ça m’ouvrait des nouvelles portes. Ça sonnait en criss! Et on n’avait pas besoin de faire grand-chose pour que ce soit bon. En quelque sorte, ça me sortait de l’impasse. J’arrêtais de me poser des questions sur mon futur et, soudainement, j’avais moins peur de l’intimité. J’étais habitué de faire des gros shows dans des arénas avec un band de plus en plus gros et là, je me retrouvais autour d’une table avec une nouvelle guitare pis un piano dont je ne sais pas jouer. Je retournais à la base de la musique et, avec Richard, je retrouvais enfin une simplicité.»
Explorations collectives au Club Playboy
À l’hiver, les deux artistes entrent en studio. Encore charmé par l’enregistrement de L’heptade, qui s’était déroulé dans un studio mobile chez lui à Saint-Césaire, le chanteur d’Harmonium veut revivre une expérience similaire et demande donc à son équipe de «faire venir une unité mobile» dans une version encore plus moderne. Ingénieur de son de premier plan, Guy Charbonneau répond à l’appel et trimbale son camion au Club Playboy, une boîte de nuit abandonnée depuis près de deux ans à Sainte-Adèle. «C’est poétique comme endroit, hein?» lance Fiori, en riant. «Sur place, il y avait une douzaine de chambres et, en haut, y’avait le grand salon où on a installé l’unité de Guy. C’était juste avant qu’il parte révolutionner l’enregistrement aux États-Unis. C’était écœurant.»
«On est arrivés là-bas, et il y avait des lits en cœur, des pole dance, des miroirs au plafond…» se souvient Séguin, encore amusé par l’absurdité de la situation. «Le degré de concentration était incroyable, car on n’avait aucune connexion avec ce qui se passait à l’extérieur. On vivait dans la musique.»
«C’était arrogant de faire ça de même», poursuit Fiori. «Mais une fois que t’as goûté à l’enregistrement maison, tu peux pus faire autre chose. Ça te permet de vivre des moments magiques que t’aurais pas vécus dans un studio traditionnel avec des gens qui rentrent à midi et qui partent après leur shift.»
«C’était dans l’ère du temps d’avoir une bulle créative comme ça», ajoute son collègue. «The Band et Neil Young avaient déjà privilégié une approche similaire.»
En cours d’enregistrement, plusieurs musiciens de renom ayant fait leur marque avec Harmonium (notamment le batteur Denis Farmer, le flûtiste et saxophoniste Libert Subirana, la chanteuse Monique Fauteux et le chef d’orchestre, arrangeur et pianiste Neil Chotem) se joignent au duo.
Le projet intime se change tranquillement en projet collectif. «On s’est fait pogner!», s’exclame Fiori en riant. «Moi, je lâchais Harmonium, pis là, sont avec moi… Qu’est-ce qui se passe? Pour vrai, c’était assez weird. Y’a des journées où je pensais pas à ça pantoute, mais des fois, ça me rattrapait et je devais mettre mon pied à terre pour m’assurer que Richard soit correct avec ça. Il avait jamais travaillé avec un gros band de même.»
«J’étais un peu dépassé par la vitesse à laquelle tout ça allait. J’avais une certaine fragilité, mais en même temps, je voyais le résultat se profiler. Y’avait tellement de ferveur et d’enthousiasme que la porte s’ouvrait toute seule», se souvient Séguin. «Si on pouvait résumer ce moment-là en un mot, ce serait ‘’liberté’’. Autant la liberté d’inviter du monde que la liberté d’explorer.»
«Y’a vraiment quelque chose de spécial dans tout ça… Peut-être l’idée de dire que tout est possible, même s’en aller complètement ailleurs et délaisser ses certitudes», poursuit son collègue. «C’est pour ça que, dans la pochette, il y a un ramassis d’objets qui trainent dans une gare, comme pour incarner le fait que chaque musicien délaisse un objet avant de s’en aller.»
Alors que Jeff Fisher «fait de la magie» avec ses synthétiseurs, Neil Chotem travaille à la cohésion entre tous les musiciens. «Il avait une présence assez discrète, mais il écoutait tout ce qui se passait et élaborait les harmonies», indique Séguin.
«C’est un gars qui nous unifiait, un être calme à l’oreille parfaite. Il avait toujours la bonne phrase pour nous faire comprendre son point de vue», ajoute Fiori.
À la fin de l’hiver, Fiori entame le mixage de l’album avec son fidèle allié Michel Lachance, ingénieur sonore émérite qui a travaillé sur les trois albums d’Harmonium. «J’ai vécu une panique profonde à ce moment-là. Je voulais que l’album sonne comme une tonne de briques! Je poussais tous les faders au fond, je mixais au volume maximum. Michel était découragé… mais finalement, il a embarqué. On avait une nouvelle machine, un genre de robot pour faire des reverb avec des manettes. On a fini par s’amuser ensemble, mais j’étais vraiment arrogant. Je crois que j’ai transposé le stress que j’avais sur Michel.»
Deux cents nuits à l’heure parait le 15 mai 1978 sous CBS Records, une division de Sony. Malgré le succès commercial de l’album et l’appui massif des radios, les deux musiciens refusent de partir en tournée. «On se l’était dit en partant qu’on ferait pas de shows. Ça ajoute au côté éphémère de l’œuvre», analyse Fiori, ajoutant qu’en fin de compte, il y a eu deux spectacles en Europe et trois autres à Percé.
Reprenant la route avec Harmonium à la fin de 1978, notamment pour donner un spectacle en Californie à l’invitation de René Lévesque, Fiori se permet de jouer plusieurs chansons de Deux cents nuits à l’heure sur scène. «J’avais tellement cet album-là dans la tête, je voulais tellement le jouer, que je finissais par faire plusieurs tounes avec Harmonium», se souvient-il, un brin nostalgique.
La reconnaissance de l’industrie ne tarde pas. Au tout premier gala de l’ADISQ le 23 septembre 1979, le duo remporte les Félix dans les catégories du groupe, du disque auteur-compositeur-interprète et du microsillon de l’année. Comble de l’ironie, il devance Félix Leclerc dans ces deux dernières catégories. «Ce soir-là, j’étais dans le coma. J’avais la chemise boutonnée en jalouse et j’étais carrément épuisé. On savait pas trop qui remercier, on n’avait pas de référence vu que c’était la première édition. On a fini par nommer les musiciens pis on a calissé notre camp», se rappelle Fiori.
Quarante ans après cet album à l’impact probant qui, en plus d’avoir clôturé avec grâce une décennie d’expérimentations au Québec, a pavé la voie aux années 1980 par son utilisation du saxophone et son intégration de synthétiseurs à la fine pointe de la technologie, les deux camarades se disent toujours satisfaits de leur travail. «Ce qui est le plus étonnant, c’est que les chansons ont encore le sparkle», résume Séguin.
L’hiver dernier, le projet de réédition de cet album leur a permis de se retrouver en studio et de renouer amicalement. «Quarante ans après, on se retrouve et on sait pas trop comment ça va se passer. Finalement, on s’est pris dans nos bras, pis c’était pareil!» lance Fiori.
«C’est dans des moments comme ça qu’on s’aperçoit que le temps est relatif», analyse son compère. «Le temps émotionnel ne répond pas aux mêmes lois chronologiques que le temps qui passe.»
Avec l’aide de Ryan Morey à la console, les deux musiciens ont pris le temps de remasteriser cette œuvre et de la remettre au goût du jour. «Il y avait une saturation dans les hautes, beaucoup de cymbales saturées et d’interférences dans les voix. J’ai mentionné ça à Ryan, et on a adouci ça. Ça donne une belle rondeur», explique Fiori. «La première fois que je l’ai réécouté, je capotais. J’en revenais pas qu’on aille fait ça.»
Source intarissable de souvenirs, Deux cents nuit à l’heure représente ce moment de plénitude qui, dans l’éphémère, enjoint deux créateurs hors pair à s’unifier pour créer sans barrière. «Ça me ramène à cette période où tout changeait. Là, j’ai 66 ans pis je retrouve tout ça en un clin d’œil», poursuit Fiori. «C’est là que je me rends compte que les affaires changent pas vraiment. La porte de sortie est toujours la même: c’est la création. Sans ça, je sais pas où je m’en irais… C’est ça qui arrête le temps.»
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