Il y a 25 ans : Les Colocs – Les Colocs
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 25 ans : Les Colocs – Les Colocs

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Vendu à près de 200 000 exemplaires, le premier album des Colocs a redéfini le son des années 1990 au Québec. Dans la foulée de son 25e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du guitariste Mike Sawatzky et du batteur Jimmy Bourgoing.

Né en 1962 à Saint-Thomas-Didyme au Lac-Saint-Jean, André Fortin déménage à Montréal au début des années 1980 avec l’ambition d’être cinéaste. Après des études à l’Université de Montréal, il obtient un poste de monteur au réseau Télé-Métropole puis, dans ses temps libres, commence à s’intéresser à la guitare et à la batterie. Avec son coloc Pierre Lanthier, il improvise des soirées de jam avec différents musiciens dans son appartement de la rue Mont-Royal. «Ils invitaient des amis à venir souper et jammer. À force de se faire demander comment ils s’appelaient, Dédé a dit, spontanément, Les Colocs… et c’est resté», raconte Jimmy Bourgoing.

Grâce à son coloc Marc Déry (futur membre fondateur de Zébulon), Bourgoing fait d’importantes rencontres au début des années 1990, alors que son aventure aux côtés d’Yves Marchand dans le groupe de covers Next prend fin après six années intensives de concerts dans «des gros clubs de partout au Québec». «J’étais assez pauvre et, en plus, je me remettais d’un gros accident. Je devais trouver le moyen de faire une couple de piasses. Marc venait de rencontrer Louis Léger dans un bar, et il cherchait un bon bassiste et un bon drummer pour un nouveau projet de band de covers avec quelques compos en français. Tout de suite, Marc a pensé à moi, vu que je travaillais pas, et on s’est rendus chez Louis dans l’Édifice Godin (NDLR : Immeuble au coin de Sherbrooke et Saint-Laurent abritant la mythique suite 2116) pour l’audition. Sur place, je vois deux autres gars : Guy Lapointe et André Fortin», se souvient-il. «Marc et moi, on écoute les tounes. Y’avait déjà Julie, Dédé, La p’tite bebitte, Atrocetomique… On trouvait les trois gars cools au boutte, le café était fort pis bon, le loft était trippant! Surtout, on rencontrait Dédé, un gars super brillant. Le genre de gars qui te place en peu de temps, qui te déstabilise en une minute et demie. Je voyais déjà là un artiste hors du commun.»

adresse
Bout de papier (écrit de la main de Dédé Fortin) maintenant exposé dans la chambre de l’Hôtel 10 qui, jadis, abritait l’appartement du chanteur dans la suite 2116. Crédit : Antoine Bordeleau.

Cette première rencontre porte fruit et, peu après, un harmoniciste natif de Narbonne se joint à la formation : Patrick Esposito Di Napoli. «Marc l’avait rencontré et on l’a tout de suite trouvé super fin», poursuit Bourgoing. «Il avait l’air d’un gitan.»

Le sextuor donne son premier spectacle officiel en octobre 1990 au Tallulah Darling, mais peu après, Guy Lapointe, Louis Léger et Marc Déry quittent la formation. Grâce à une annonce placée dans le VOIR, le trio réussit à trouver le bassiste Serge Robert (alias Mononc’ Serge). «On était seul, Dédé et moi, quand Mononc’ est venu faire son audition dans la suite 2116. Il avait une veste de cuir des années 1980 avec des épaules rembourrées, une tuque et des petites lunettes d’aviateur. Bref, il avait l’air d’un vieux pusher de l’est de Montréal, le genre de gars qui vend juste du hash pis du pot. Il arrive avec son petit case de basse et nous tend sa cassette Serge Robert Power Hits. On a tellement capoté là-dessus! On l’a même pas entendu jouer qu’on savait déjà qu’on le prenait. Y’a juste sa basse à la Def Leppard qu’il devait changer, car ça fittait pas trop avec notre style.»

Originaire de Saskatoon, le guitariste Mike Sawatzky entre également dans l’entourage du groupe durant la même période. «J’étais en transit à Montréal. Je venais de rencontrer une fille québécoise de la Beauce à Banff. On était tombés en amour et, vu que j’arrivais pas à faire grand-chose de ma vie à Vancouver, j’ai choisi de la suivre ici. Un soir, je suis allé jammer au Rising Sun, un bar blues sur Saint-Laurent, et j’ai rencontré Pat. Encore aujourd’hui, j’ai le papier où il m’a marqué son numéro de téléphone dessus. Ça a été un vrai coup de cœur», se souvient celui qui a hésité longtemps avant de joindre officiellement Les Colocs. «Les premières fois que j’ai vu Dédé, on s’aimait pas. Je trouvais qu’il était bossy, qu’il parlait fort, qu’il cherchait la confrontation. Moi, j’étais un soûlon avec les cheveux longs et, en plus, je parlais pas français. Je pense pas que c’était précisément ça qui boguait Dédé, mais on avait clairement une incompatibilité de caractères.»

Malgré ces divergences, Sawatzky devient le cinquième membre des Colocs en 1991. Dès lors, la chimie opère. «Pat et moi, on avait une drive shuttle blues, très rock», explique le guitariste. «Y’avait quelques tounes qui fittaient pas avec nos styles, car à la base, Dédé aimait beaucoup la chanson acoustique. Mais dès qu’il a vu la drive qu’on avait, il a accepté de faire des compromis. En même temps, moi, j’ai découvert le swing, des trucs à la Django Reinhardt. C’est le mélange de ces influences-là qui allaient donner Les Colocs.»

«On s’adorait, malgré nos différences», ajoute le batteur. «Dès que chacun de nous prenait son instrument, c’était avec les tripes.»

Photo promo du groupe. De gauche à droite : Mike Sawtazky, Jimmy Bourgoing, Dédé Fortin, Serge Robert et Patrick Esposito Di Napoli.
De gauche à droite : Mike Sawtazky, Jimmy Bourgoing, Dédé Fortin, Serge Robert et Patrick Esposito Di Napoli.

Rapidement, Sawatzky amène sa touche à la composition des chansons. «Une fois, Dédé vient me voir en me disant : ‘’Mike, j’ai quelque chose. C’est juste un accord, mais j’ai des paroles.’’ Je l’accompagne à guit, j’essaie des affaires. À un moment, je vois qu’il y a un saxophone alto qui traîne sur le comptoir. C’est là que j’ai sorti la mélodie klezmeresque, un peu swing et gipsy, de Juste une p’tite nuite. Il aimait ça, il m’a dit de continuer… et après un certain temps, il m’a dit : ‘’Ok, on a une toune!’’»

Le Saskatchewanais contribue d’une façon tout aussi spontanée à la composition de Maudit qu’le monde est beau, Passe-moé la puck et Mauvais caractère. Parlant à peine français, il accorde alors peu d’importance aux paroles : «Naturellement, c’était le rythme et le groove qui venaient me chercher. Y’avait la voix de Dédé que j’aimais aussi pour sa dynamique, son intensité. Mais au-delà de ça, j’étais tellement influencé par la musique que j’avais de la misère à comprendre les paroles. Tout le monde me parlait des textes tout le temps, donc j’avais confiance qu’ils étaient bons. C’est vraiment plus tard que j’ai compris qu’il y avait quelque chose de vraiment hot là-dedans. La manière dont Dédé parlait de la société, c’est quelque chose de vraiment unique. C’est un défendeur de l’humanité qui parle aux gens avec ses tripes, avec toute sa sensibilité. Il mettait toujours l’humain en premier.»

La facette sociale et humaniste des textes de Dédé, particulièrement palpable sur des chansons comme Dédé, La rue principale ou Passe-moé la puck, marque également Bourgoing.  «J’aimais qu’il dénonce des trucs, mais qu’il célèbre la vie en même temps. Pour moi, il n’y avait rien de négatif dans les textes de cet album-là. C’était seulement une réflexion sur sa vie, sur ce qui l’entourait. Dédé a jamais écrit quelque chose qu’il ne vivait pas. C’était pas de la fiction.»

Avec un bagage de chansons de plus en plus fourni, Les Colocs multiplient les spectacles dans la métropole, jouant notamment au Café campus, au Clandestin, aux Bobards, aux Foufounes électriques et au Quai des brumes. C’est dans cette dernière salle, pratiquement son quartier général, que la formation fait deux rencontres particulièrement mémorables. «Un soir, avant de faire notre premier set, on a vu Richard Desjardins assis avec Raymond Paquin, qui allait devenir notre gérant par après», se rappelle Bourgoing. «Pour Dédé, Richard était le poète par excellence. Tout de suite, on a donc changé le setlist pour s’assurer de mettre nos meilleures tounes en premier. Après ça, on est allés voir Richard, et il a dit à Dédé : ‘’T’es assis sur de l’or.’’»

Lettre de Raymond Paquin affichée dans la chambre de l'Hôtel 10 où habitait Dédé Fortin. Crédit : Antoine Bordeleau.
Lettre de Raymond Paquin affichée dans la chambre de l’Hôtel 10 où habitait Dédé Fortin. Crédit : Antoine Bordeleau.

Conscient de son potentiel, le groupe participe à L’empire des futures stars en 1992. Sur le point de remporter les honneurs de ce concours annuel organisé par la station radiophonique CKOI, le quintette choisit de se retirer de la course afin de permettre à Patrick Esposito Di Napoli, alors atteint du VIH, d’enregistrer un album au plus vite. «On a créé une énorme controverse, car on savait que, si on gagnait, on ne pouvait pas faire de shows ni d’enregistrement pendant six mois, car on devait attendre que l’une des trois compagnies de disque partenaires du concours nous choisisse. Pour nous, c’était impensable de perdre tout ce temps-là. Il fallait faire de quoi pour Pat!» s’exclame Bourgoing.

«Pour nous, le plus important, c’était de continuer notre mission», poursuit Sawatzky. «On avait tous nos plans pour le futur : Dédé voulait être cinéaste, moi cuisinier… Mais là, on dédiait nos vies aux Colocs pour que Pat fasse un album.»

Raymond Paquin convainc alors Ian Tremblay, président de BMG-Québec, de donner une chance à son groupe. «On a fait deux showcases pour la gang du label. Ça a pas été long qu’il nous ont signés. À ce moment-là, on avait fait une cinquantaine de shows sur deux ans. On avait un très bon hype», relate le batteur.

Signature, studio et frénésie

Le contrat est entériné avec la division québécoise de la compagnie allemande en mai 1992. «Le problème, c’est qu’on a signé un peu trop vite», admet le guitariste. «Moi, je comprenais presque pas le français, donc j’ai signé en faisant confiance à Dédé et Jimmy. Finalement, on s’est fait fourrer! Je pense qu’on a reçu sept cennes par disque… Je me souviens pas exactement, mais c’était quelque chose de trash de même.»

Après une préproduction de trois semaines, Les Colocs entrent au studio Starbase avec le réalisateur et arrangeur d’origine américaine Robbi Finkel. «Avant ça, on avait essayé de faire deux démos dans des gros studios, dont un track par track au Piccolo. On écoutait ça, pis c’était pas bon pantoute!» admet Bourgoing. «Là, avec Robbi, on a décidé d’enregistrer l’album live.  Le défi, évidemment, c’était qu’il fallait répéter beaucoup avant pour pas que ce soit trop compliqué en studio. De son côté, Robbi a magnifié notre signature folk swing. Il nous a montré qu’il était un criss de bon arrangeur. Ensuite, on a tapé certains bruits et solos en overdub.»

«Robbi a été capable de réarranger nos chansons avec beaucoup de finesse», se souvient Sawatzky. «En fait, on s’est rendu compte, une fois en studio, que nos tounes étaient poches. Oui, on avait de l’énergie quand on était sur le stage, et le monde tripait à nous voir, mais au-delà de ça, on avait pas du tout d’expérience. Robbi nous a montré des maquettes, nous a suggéré des bridges, des structures. C’est lui qui a notamment ajouté les cuivres et amené le violon sur La rue Principale. Je pense que la seule chanson qu’il a pas réarrangée, c’est Julie. Personnellement, je suis pas gêné de dire que c’est lui qui a donné le son aux Colocs. Au début, c’est sûr que Dédé l’a pris mal. Il avait son caractère, il aimait ça driver les choses, mais il a fini par bien s’entendre avec Robbi.»

Le premier album homonyme des Colocs parait le 23 février 1993, propulsé par le premier extrait Julie. Un lancement a lieu au cabaret New Orleans (devenu le Club Soda depuis 2000). «Je réalisais pas que le lancement était aussi gros que ça. Comme premier album, ça fessait en maudit. Après trois mois, on avait déjà plus de 20 000 exemplaires de vendus. C’était parti en malade!» se remémore le batteur.

«On nous disait qu’il y avait pas de musique comme ça au Québec, que ça faisait changement de la musique poche des années 1980 qui jouait encore à la radio», ajoute son ancien collègue. «En quelque sorte, Dédé ramenait le joual dans la chanson d’ici.»

Couverture du VOIR de février 1993. Crédit : Antoine Bordeleau.
Couverture du VOIR de février 1993. Crédit : Antoine Bordeleau.

L’engouement entourant l’album est à l’image de celui qui suit en tournée. Le rythme des spectacles en fait foi. «Pendant deux ans, c’était assez intense. En plus, on faisait beaucoup le party… En fait, surtout Pat pis moi!» relate Sawatzky. «Sérieusement, c’était la folie. On a bien rigolé.»

«Oui, c’était festif comme band, et on était de bonne humeur, mais on a travaillé en maudit», nuance Bourgoing. «C’était complètement hallucinant, le nombre de shows qu’on a faits. Dédé, là-dedans, c’était le chef, le cook, celui qui faisait qu’on pouvait donner le meilleur de nous-mêmes. C’est sûr qu’après 200 shows, il y avait des tensions. Ça s’engueulait parfois, mais vu qu’on était une famille, on s’aimait pareil.»

Au Gala de l’ADISQ 1993, Les Colocs mettent la main sur quatre Félix : vidéoclip (pour Julie), réalisateur de vidéoclips (Dédé Fortin et Pierre Lanthier pour Julie), groupe et découverte de l’année, coiffant au passage France D’Amour, Bruno Pelletier, Luce Dufault et Stéphane Rousseau. «On peut parler d’un moment marquant, car on avait été dans les grands gagnants de la soirée. Ça nous a aidés énormément», observe le batteur.

Les Colocs à l'ADISQ 1993.
Les Colocs au Gala de l’ADISQ 1993.

L’année suivante, le groupe garde le cap et rafle la statuette du groupe de l’année pour une deuxième fois. Un mois après, le 13 novembre 1994, Patrick Esposito Di Napoli rend l’âme. «Son passage à l’ADISQ a été sa dernière apparition à la télé», se rappelle Bourgoing, ému. «Il a quand même eu de très, très belles dernières années. Quand il est décédé, on était tous autour de lui dans sa chambre d’hôpital à St-Luc. Tous ses murs étaient tapissés de posters de nous autres. On a fait du mieux pour qu’il se sente le plus heureux possible.»

Amputé d’un de ses membres fondateurs, le groupe poursuit sa tournée dans les mois qui suivent. L’harmoniciste Guy Bélanger est appelé en renfort, et Mike Sawatzky alterne entre la guitare, le saxophone et l’harmonica. À ce moment, Les Colocs sont toujours au sommet de leur popularité, et leur influence est tangible sur l’ensemble de la scène musicale de la province. En témoigne le succès de plusieurs artistes qui, eux aussi, viendront rompre avec l’esthétique synthétique du tournant des années 1990 pour renouer avec des formes rock plus pures et organiques. On pense notamment à Kevin Parent, Noir silence, Les frères à ch’val, Zébulon et Okoumé.

«Jean Leloup, avant nous, avait pavé la voie, et après ça, le déclin des synthés s’est juste poursuivi», observe le batteur. «Je pense aussi que l’accent du Lac de Dédé a beaucoup marqué l’imaginaire. Les textes étaient écrits de façon singulière, en langage parlé. Beaucoup de gens se reconnaissaient là-dedans. Y’avait pas grand-chose qui ressemblait à ce qu’on faisait.»

«Moi, c’est surtout l’impact de l’album qui me touche après toutes ces années. Encore aujourd’hui, je suis surpris de savoir à quel point ces chansons-là jouent à Noël, au Jour de l’An et à la Saint-Jean, et rejoignent toujours autant de monde. C’est rendu intergénérationnel», remarque Sawatzy. «En fin de compte, je me rends compte que c’est pas un album qu’on a fait juste pour Pat, mais bien un album qu’on a fait pour l’ensemble du Québec.»

Les Colocs – en vente sur iTunes