Il y a 10 ans : Coeur de pirate – Coeur de pirate
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Précédé par un buzz au sein de la scène locale montréalaise et d’un engouement considérable sur Myspace, le premier album de Coeur de pirate a pavé la voie à une nouvelle génération d’auteures-compositrices-interprètes. Dans la foulée de son 10e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Béatrice Martin.
Née en 1989 dans le quartier Outremont, Béatrice Martin apprend le piano à un très jeune âge et entre au Conservatoire de musique de Montréal (là où sa mère enseigne) à 9 ans. À l’adolescence, exaspérée de pratiquer son doigté tous les jours, elle délaisse le piano classique pour joindre le groupe emo December Strikes First à titre de claviériste. «J’ai aussi commencé à chanter à cette époque-là, mais on me disait que ma voix ne pourrait jamais passer à la radio», se souvient-elle, sans amertume.
En 2007, alors qu’elle poursuit des études en communication au collège Jean-de-Brébeuf, elle joint les rangs du groupe indie pop Bonjour Brumaire, toujours comme claviériste. Au même moment ou presque, elle écrit son tout premier texte de chanson dans un cours de philosophie. Le pseudonyme qu’elle emprunte, Her Pirate Heart, est une riposte au projet Songs for Sailors de son ex-copain qui, à l’époque, venait de la quitter avec fracas. Renfermée de nature, l’auteure-compositrice-interprète montréalaise se confie sans pudeur dans cette pièce, qu’elle enregistre avec les moyens du bord sur Garage Band et qu’elle publie sur Myspace.
Loin de cultiver de fortes ambitions en solo, elle participe à l’enregistrement de l’album De la nature des foules de Bonjour Brumaire, tout en prenant part à de nombreux spectacles. Toutefois, les relations qu’elle entretient avec certains membres sont de plus en plus houleuses et, au début de l’année 2008, elle tire sa révérence après avoir accompagné la formation durant le concours musical Les Francouvertes. «J’étais contente d’avoir joué sur l’album, mais là, on ne s’entendait plus bien. En quelque sorte, j’étais tannée d’être la claviériste d’un band qui avait l’air d’être un projet solo. Chaque dollar qu’on faisait, on devait le remettre dans la cagnotte du band, et je ne touchais aucun droit d’auteur. C’était bien cool tout ça, mais je devais trouver le moyen de vivre.»
Dans le même esprit DIY que sa première composition en anglais, Béatrice Martin continue de publier ses chansons sur sa page Myspace. Plus à l’aise dans sa langue natale, la chanteuse traduit son nom pour Coeur de pirate et écrit sa première chanson en français, Comme des enfants, avant de donner vie à deux autres chansons majeures de son futur répertoire : Pour un infidèle et Berceuse. «J’ai écrit ça de manière impulsive. J’avais rien à perdre, j’écrivais des chansons en quelques heures et je les mettais en ligne», explique-t-elle. «À l’époque, j’avais encore 18 ans, donc je parlais de ce que je vivais, de ma peine d’amour et de mon cœur qui a mal. Rien de plus que ça.»
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Ses premiers spectacles ont lieu durant ce même printemps très chargé, notamment au Zoobizarre et O Patro Vys. Elle donne également un spectacle particulièrement révélateur au bar où elle travaille, le Sing Sing situé sur l’avenue des Pins. «Il y avait un piano droit, et je voulais faire un show pour le fun, sans micro. Je pensais vraiment pas que le monde allait venir, mais finalement, il y avait beaucoup de spectateurs. C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait une petite curiosité à mon égard, même si j’avais juste trois ou quatre tounes.»
Parmi ces curieux, Eli Bissonnette de l’étiquette Grosse Boîte manifeste un intérêt plus qu’enthousiaste envers la musique de Coeur de pirate. «Dès qu’il a vu le hype, il m’a proposé de faire un album. Comme j’avais pas de démo, j’ai écrit 10 autres tounes, que j’ai enregistrées sur mon vieux Macbook noir tout brisé en deux ou trois semaines. Eli a décidé d’aller de l’avant avec le projet après avoir entendu ça», se souvient-elle. «Je crois que ce qui l’a attiré, c’est peut-être ma différence. Faut se rappeler qu’en 2008, la scène émergente, c’était surtout des gars, alors que moi, j’étais une fille de 18 ans. On m’a souvent dit que j’avais pas assez de vécu pour faire un album, et ça a été une source de motivation pour moi. Je crois aussi que ça a motivé Eli.»
Lors de l’écriture de ces nouvelles chansons, Béatrice Martin traverse une période émotive un peu plus calme, ce qui aura une incidence marquée sur la couleur de cet album. «J’avais passé par-dessus ma peine d’amour. J’avais un certain recul et je pense que c’est pour ça qu’il y a une dichotomie entre la production relativement enjouée et les paroles quand même sombres. Je vivais autre chose et, plus que jamais, j’ouvrais mes horizons à d’autres musiques, notamment grâce à mon chum de l’époque (le DJ et producteur Jacques Greene) qui m’a transmis une très grande culture musicale. J’écoutais beaucoup de rap et de trucs pop un peu drôles à la Lily Allen.»
Venant tout juste d’obtenir un succès considérable avec Tricot Machine, Eli Bissonnette propose à Martin de travailler avec celui qui a réalisé le premier opus du duo : David Brunet. «J’ai tout de suite trouvé que c’était un bonne idée, que le match était bon. J’étais très emballé par l’idée de faire un disque. Dans ma tête, si j’étais capable d’en vendre 1000, ça serait un succès. J’allais enfin pouvoir faire des shows et être payée, puis continuer mon cégep en même temps. J’avais des bonnes notes en communication, et mon but, c’était encore d’être recherchiste à Radio-Canada.»
Explorations en studio et percée
À l’été 2008, l’enregistrement de ce premier album s’amorce au Studio 270, situé sur la rue Saint-Grégoire à Montréal. «Je gardais l’appartement de ma grand-mère dans le Mile-End durant cet été-là, donc je me rendais au studio en marchant. Je trouvais ça tellement cool de me promener en réécoutant mes derniers mix. C’était vraiment l’fun.»
Fan d’indie folk, Coeur de pirate désire que son album «sonne comme CocoRosie», duo français qui mélange les genres avec beaucoup d’inventivité. «Je voulais un truc DIY full décalé… mais finalement, ça a pas été ça du tout!» admet-elle, sourire en coin. «Y’a un switch qui s’est naturellement fait vers la chanson française, car mon écriture allait en ce sens-là. Toute mon enfance, j’avais assimilé la structure des valses, sûrement en raison de mon passé au conservatoire. Instinctivement, mon cerveau écrivait des chansons comme ça.»
Épaulée par Renaud Bastien à la basse et Joseph Perrault à la batterie, Béatrice Martin profite d’une équipe de musiciens expérimentés et talentueux, à laquelle s’ajoutent notamment le contrebassiste Jean-Denis Levasseur et le tromboniste Benoît Paradis. Multi-instrumentiste, David Brunet mène le projet à ses côtés, jouant la grande majorité des instruments et signant l’ensemble des arrangements de cordes. La complicité est tangible entre lui et la jeune artiste. «Je lui disais tout ce que je voulais, et on testait des sons ensemble. C’est comme ça que le mellotron est arrivé dans La vie est ailleurs, par exemple. En fait, je voulais plein de choses, mais je connaissais absolument rien. Je savais pas comment donner vie à mes idées, mais j’apprenais beaucoup avec lui. Il me laissait m’exprimer artistiquement, sans me mettre de pression.»
Cœur de pirate parait le 16 septembre 2008 sous Grosse Boîte, soit six jours avant le 19e anniversaire de sa créatrice. D’emblée, le succès dépasse ses attentes. «Tout de suite, les médias ont embarqué et, en une semaine, on en avait vendu 1000. Pour vrai, je me rendais pas compte de ce qui m’arrivait.»
Le phénomène Coeur de pirate envahit alors la province. Adulée par les uns, critiquée par les autres, la chanteuse apprend à vivre avec le succès intense du jour au lendemain. «Le monde me disait que mon affaire allait pas durer, que ça allait marcher quelques mois et que ce serait tout. Selon certains, j’avais mes preuves à faire, car je ne chantais pas comme les autres et que je n’avais pas fait le circuit traditionnel des bars. Ces personnes-là avaient sans doute peur de ce qu’ils connaissaient pas. Il a fallu que je prouve constamment que j’avais ma place dans cette industrie-là.»
Son prodigieux rayonnement en France viendra toutefois consolider son succès et, par conséquent, calmer les ardeurs de plusieurs de ses détracteurs. Grâce à une mention dans le magazine Les Inrocks à l’automne, la Montréalaise reçoit des offres de plusieurs labels français, «autant des indépendants que des grosses divisions comme Universal et Sony». Après plusieurs meetings de l’autre côté de l’Atlantique, elle choisit de s’allier avec Barclay. «Je me suis super bien entendu avec l’équipe, donc on n’a pas hésité à aller vers eux. Tous les artistes que j’aimais à l’époque, ou presque, étaient là-dessus.»
En mai 2009, le premier album homonyme de Coeur de pirate est donc réédité en France, là où il sera finalement écoulé à plus de 500 000 exemplaires. «Le succès qu’on a eu en France a donné un regain à celui du Québec. Et le plus cool là-dedans, c’est qu’il n’y avait rien de préparé.»
Avec Renaud Bastien et Emmanuel Ethier, l’auteure-compositrice-interprète sillonne la France et la Belgique de long en large, au même moment où sa chanson Comme des enfants fait un tabac sur les ondes radiophoniques. «Je l’entendais toutes les 15 minutes. C’était incroyable», se souvient-elle. «Mais j’ai seulement compris l’ampleur de mon succès lorsque j’ai joué à Liège au festival Les Ardentes. On avait la plage de 13h pour ouvrir la journée. On était trois sur scène et, devant nous, il y avait 7000 spectateurs.»
À l’automne, Cœur de pirate est sacrée révélation de l’année au Gala de l’ADISQ devant Amylie, Marie-Pierre Arthur, La patère rose et Alexandre Poulin, en plus d’être nommée dans trois autres catégories (album populaire, vidéoclip et interprète féminine de l’année). En mars 2010, elle s’illustre aux Victoires de la musique, en remportant le titre de chanson originale de l’année pour Comme des enfants. «J’étais tellement sur le cruise control à cette époque-là que j’ai de la difficulté à tout remettre les événements en place. Je me rappelle surtout avoir été très surprise de l’emporter aux Victoires.»
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Les mois qui suivent ne sont pas de tout repos pour la chanteuse, qui continue à un rythme effréné sa tournée au Québec et en Europe. Rapidement, son influence sur la chanson d’ici se fait sentir, ne serait-ce que par le nombre imposant d’auteures-compositrices-interprètes qui prendront leur place sur la scène locale durant la décennie. Sans avoir nécessairement été influencées par sa musique, des artistes comme Fanny Bloom, Marie-Pierre Arthur, Laurence Nerbonne, Klô Pelgag, Les sœurs Boulay et Safia Nolin ont sans doute profité de la voie tracée par Coeur de pirate.
Dix ans après cette éclosion phénoménale, la principale intéressée se dit tout particulièrement heureuse de ce que son premier album lui a amené sur le plan humain. «Ça m’a vraiment fait évoluer. Quand je regarde ça avec du recul, c’est fou comme j’ai grandi et que j’ai appris à socialiser grâce à cet album-là. Tout d’un coup, je n’étais plus l’adolescente super gênée que j’étais. Évidemment, j’étais trop dans le tourbillon de la musique pour me rendre compte de ça à l’époque, mais maintenant, je comprends que, même si je ne suis toujours pas capable de le réécouter, cet album a défini ma carrière et, même, ma vie.»
Coeur de pirate – en vente sur Bandcamp