Il y a 30 ans : Luc De Larochellière – Amère America
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Échafaudé en collaboration avec Marc Pérusse, Amère America a donné un nouvel élan à la chanson québécoise, à une époque où elle manquait manifestement de sang neuf. À l’occasion de son 30e anniversaire et de sa réédition sur vinyle et disque compact, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Luc De La Rochellière.
Originaire de Laval, Luc De Larochellière a 14 ans lorsqu’il écrit ses premières chansons dans le sous-sol de sa maison familiale. Dès le départ, ses textes sont teintés d’un certain engagement social. «Pour moi, la chanson c’était une façon d’exprimer les choses qui m’habitaient, tout particulièrement mes opinions et mon regard sur le monde.»
Durant ses études en arts plastiques au cégep du Vieux-Montréal, il entrevoit l’écriture avec plus de sérieux, participant au concours Cégeps en spectacle et au Festival de la chanson de Granby en 1985 – sans l’emporter dans les deux cas. «Je me rappelle qu’un juré de Cégeps en spectacles m’avait dit que ma musique était trop ancrée dans le passé. Faut se remettre en contexte : à ce moment-là, la musique francophone au Québec traversait un creux. Juste le fait de chanter en français était perçu comme un acte engagé.»
Toujours aussi conscientisé, le Lavallois traverse une période créative fertile dans les mois qui suivent, notamment grâce à son implication au sein de l’organisme Développement et paix, qui lutte contre la pauvreté. «J’avais vu une conférence [de cet organisme] au cégep qui portait sur les injustices mondiales, sur le fait que le Sud nourrit le Nord et que, par conséquent, les gens du Sud sont affamés au milieu de leur propre jardin. C’est un peu là que j’ai réalisé l’ampleur de l’exploitation humaine, de ce qui cache derrière les grains de café qu’on consomme chaque jour.»
La chanson phare Amère America nait de cet éveil, traduisant cette révélation que les Nord-Américains n’ont pas «les mains aussi propres» qu’ils l’imaginent.
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Intéressé par la politique, le jeune artiste s’inspire également des réalités urbaines qu’il côtoie. C’est d’ailleurs lors d’une fête d’amis dans le Centre-Sud, quartier populaire bordant son cégep, que lui vient l’idée de la chanson Le trac du lendemain. «Un ami m’avait dit la phrase : ‘’Ici, le vent passe à travers les murs.’’ Ça m’avait vraiment marqué, car ça décrivait bien la situation économique du quartier.»
Avec ces deux chansons sous le bras, De Larochellière retente sa chance à Granby en 1986. Cette fois, c’est la bonne : il rafle les honneurs et attire tout de suite l’attention de Rehjan Rancourt, imprésario reconnu qui a cofondé les Disques Trafic avec Daniel Lavoie en 1978. Fusionnelle, la rencontre avec Rancourt mène instantanément à une signature officielle entre la maison de disques et l’auteur-compositeur-interprète d’à peine 20 ans.
Période d’écriture très productive
Très motivé, ce dernier amorce l’écriture d’un futur premier album, sans s’imposer d’échéanciers précis. Celui qui dort régulièrement sur les divans de ses amis se laisse alors inspirer par sa nouvelle réalité cosmopolite pour écrire plusieurs chansons, dont Chinatown Blues. «C’est parti d’une fille qui était venue me voir à la cafétéria pour me dire qu’elle revenait du Chinatown et qu’elle venait d’acheter un bout de papier avec son nom écrit dessus en chinois. Ça m’a amené à m’intéresser à la réalité ethnique de ce quartier-là, tout en faisant un parallèle avec notre réalité identitaire comme Québécois. Nous aussi, on vit avec l’américanisation, avec le risque de devenir des personnages folkloriques dans une grande Amérique anglophone.»
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Habité par le thème de l’américanité, De Larochellière ne laisse pas pour autant les réflexions quotidiennes de côté. En témoigne la chanson Le silence, née d’une nuit où il a dû attendre un autobus très longtemps à Laval. «Au début, j’étais un peu fâché contre la vie d’avoir manqué mon autobus, mais en même temps, cet arrêt forcé là a provoqué ma rencontre imprévue et salvatrice avec une autre présence, celle du silence. Par rapport au brouhaha de la ville et de la vie en général, c’est un moment qui m’avait marqué. En y réfléchissant, c’est ce silence propre à la banlieue qui m’a permis de développer mon esprit créatif à un très jeune âge. En venant d’un milieu un peu ennuyant et isolé, j’ai eu besoin de combler un vide.»
Le sablier fendu incarne aussi l’écriture poétique, voire imagé, du chanteur. «C’est un peu la voisine du Silence. C’est ma rencontre spirituelle avec le monde du rêve, avec cette idée de sortir du temps pour laisser place à mon imagination.»
Autre récit intime, L’entraineur replonge dans le passé du jeune artiste – à une époque où, parachuté dans une école à forte vocation sportive (Collège Laval), il a vécu quelques épisodes d’intimidation. «Disons que j’étais pas trop doué, en général, pour les sports et, paradoxalement, je me suis retrouvé dans l’une des écoles où il y en avait le plus. On parle ici d’une autre époque : les professeurs pouvaient parfois prendre un élève comme tête de Turc, et je me suis avéré à l’être quelques fois… Sincèrement, il n’y avait aucune rancune dans l’écriture de la chanson, c’était juste une façon pour moi de faire le point là-dessus. C’est drôle parce que j’ai reçu un prix honorifique il y a quelques années de la part du Collège, comme quoi j’étais un exemple de réussite. J’étais, en fait, un élève assez médiocre.»
Tirade contre les beaux parleurs et les hypocrites, Encore menteur! verse également dans le récit anecdotique. «C’est une chanson assez légère, mais qui vient d’un sentiment réel… Plus précisément, de deux personnes que je connaissais bien, deux bullshiters que je nommerai pas», explique-t-il, en riant. «En fin de compte, c’est une pièce qui parle de notre rapport au mensonge et dans laquelle je finis par m’auto-critiquer également. Il y a quelque chose d’universel dans nos travers humains et dans nos manières de fonctionner en société. Tout est pas tout noir ou tout blanc. Le but, c’est d’être honnête et humble avec soi-même.»
Au total, ce sont près de 60 chansons que De Larochellière écrit en un peu plus d’un an. Enregistrant ses démos dans son sous-sol avec la console 4 pistes de sa mère, il fait écouter ses démos à Rehjan Rancourt. «Pour chaque pièce, il me disait oui ou non», se souvient-il. «J’étais très jeune et, sincèrement, un peu perdu. Je devais absolument trouver quelqu’un pour arranger mes tounes, mais je connaissais personne. Rehjan m’avait fait rencontrer quelques musiciens, mais rien n’avait porté fruit jusqu’à maintenant.»
Invité à prendre part à la Fête O’Keefe, une série de spectacles ayant lieu dans les parcs montréalais à l’été 1987, le chanteur fait la rencontre déterminante de Marc Pérusse, multi-instrumentiste et arrangeur qui accompagne alors Michel Robert, également de la partie pour la mini-tournée. «On peut parler d’un moment décisif. À ce moment-là, j’avais jamais joué avec un band de ma vie. J’arrivais vraiment de nulle part, et là, j’étais booké pour une quinzaine de shows. À travers tout ça, j’ai développé une belle amitié avec Marc Pérusse. Il a vraiment été mon pygmalion dans toute cette aventure-là. Quand je lui ai dit que je cherchais un arrangeur, il a refait un démo d’Amère America. Tout de suite, j’ai su que c’est ça que ça me prenait comme son.»
Peu après, De Larochellière fait également la rencontre du frère de son nouveau collaborateur, François Pérusse, futur humoriste qui évolue alors comme bassiste. «Il travaillait comme disquaire dans la capitale et, là, il revenait à Montréal. Cet été-là, François, Marc et moi, on était vraiment tissés serrés. On faisait vraiment tout ensemble. Et comme François était un peu plus jeune que Marc, y’a eu un rapprochement naturel entre nous. J’étais quasiment rendu le troisième frère Pérusse.»
C’est dans l’appartement de l’ainé de la famille, situé sur le Plateau Mont-Royal, que s’amorce la préproduction de plusieurs chansons qui composeront l’album. «Marc avait plein de grosses machines de programmation, de séquenceurs… C’était vraiment très étroit, donc avec tout ça en plus, on n’avait vraiment pas de place pour bouger.»
Entre ses explorations sonores et ses spectacles, De Larochellière vit chez sa copine à Montréal. Inspiré par une longue marche sur le boulevard Saint-Laurent, du sud au nord de l’île, il écrit la pièce La route est longue avec, en tête, les usines du quartier industriel Chabanel et, surtout, les immigrantes qui y travaillent «sans qu’on ne les remarque».
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Réfléchissant aux questions démographiques et politiques qui régissent les enjeux sociaux à l’international, il écrit également la tirade Les élections, dans laquelle il se demande «à quoi ça sert de choisir entre l’enfer ou bien pire». «Je me sentais vraiment désillusionné… J’étais peut-être une coche plus cynique que maintenant, et c’est normal, car la jeunesse est souvent plus baveuse. Maintenant, je le comprends, ce geste citoyen d’aller voter… Même si, bien souvent, je me retrouve à voter pour le moins pire.»
Ennuis financiers et ascension vers le succès
À l’hiver 1988, Pérusse convainc De Larochellière et les Disques Trafic de choisir Chinatown Blues comme premier extrait pour lancer l’album. «Amère America faisait consensus, mais Marc voulait la garder comme deuxième extrait. Il trouvait que mon démo de Chinatown Blues avait quelque chose d’unique et il s’est mis à plancher sur l’arrangement, en modifiant légèrement le refrain. Ensuite, on l’a réenregistrée chez lui dans une version un peu moins embryonnaire. Rehjan a tellement aimé ça qu’il voulait qu’on la sorte comme ça! Mais Marc a toujours été un perfectionniste, donc on l’a totalement refaite au studio La Majeure.»
Lancé à la fin du printemps, cette chanson devient rapidement un hit sur les ondes commerciales, mais ce succès prometteur est miné par les ennuis financiers de Trafic, qui retarde constamment l’enregistrement du reste de l’album. Exténué de se battre et d’angoisser sur son futur, De Larochellière décide alors d’aller rejoindre sa copine, maintenant installée en France. «Il fallait que je décompresse. Dans ma tête, tout mon rêve était en train de s’écrouler. Le plan était de sortir l’album en septembre, mais là, ça s’enlignait mal pour ça. On commençait même à se demander si Trafic allait survivre… En revenant au Québec, j’ai su que le single avait bien marché et que, tranquillement, l’étiquette se remettait sur pied.»
À la fin de l’été, l’enregistrement d’Amère America prend officiellement son envol à La Majeure. Se référant à des albums britanniques phares du milieu des années 1980 comme The Dream of Blue Turtles de Sting, Brothers in Arms de Dire Straits et So de Peter Gabriel, Marc Pérusse et Luc De Larochellière établissent une signature art rock aux teintes new wave, jonchée par plusieurs couches de claviers modernes. Au passage, les deux architectes sonores s’entourent de plusieurs musiciens d’expérience, notamment du claviériste Jean Saint-Jacques (ex-UZEB), du percussionniste Paul Picard, du batteur Sylvain Clavette, des chanteuses Marie Philippe et Claire Pelletier, et du saxophoniste Richard Beaudet.
Sur La route est longue et Le trac du lendemain, les deux complices font appel à un certain Grégory Charles, jeune prodige d’à peine 20 ans qui dirige les Petits chanteurs de Laval. «On l’avait entendu chanter à Station Soleil, une émission de variétés diffusée à Radio-Québec. On avait constaté son énorme talent et, vu qu’on avait besoin d’une chorale d’enfants sur quelques chansons, on a tout de suite pensé à lui.»
Amère America parait en novembre 1988 sous Disques Trafic, propulsé par un engouement radiophonique et un enthousiasme général de la part des médias. «On ne pourrait guère rêver d’un premier essai plus convaincant», proclame alors Le Devoir.
Malgré tout, les ventes ne sont pas à la hauteur des attentes durant les premiers mois. «Après quatre ou cinq singles en radio, on en avait juste vendu 4 000. C’était pas énorme pour l’époque. C’est vraiment à l’automne suivant, dans la foulée du Gala de l’ADISQ, que ça a commencé à débloquer. Là, les ventes ont explosé, et on est passé de 4 000 à 50 000 exemplaires vendus en quelques mois.»
Lors de cette édition du gala, Luc De Larochellière remporte le prestigieux Félix de l’auteur ou compositeur de l’année, déclassant Gerry Boulet, Michel Pagliaro, Paul Piché et Mario Trudel. Quant à eux, ses collaborateurs Gabriel Pelletier et Marc Pérusse tirent leur épingle du jeu dans les catégories du vidéoclip et de l’arrangeur de l’année.
Alors qu’il poursuit sa tournée en France, en participant notamment aux Francofolies de La Rochelle, l’artiste continue d’obtenir un franc succès au Québec en 1990. Aux côtés de Joe Bocan et de Jean Leloup, il incarne une nouvelle génération d’auteurs-compositeurs-interprètes qui prennent tranquillement leur place sur une scène musicale majoritairement menée par des icônes de la décennie précédente, notamment Paul Piché, Richard Séguin, Pierre Flynn et Michel Rivard. Sans nécessairement avoir été inspirés par l’esthétique d’Amère America, certaines révélations probantes du tournant des années 1990 comme Daniel Bélanger, Laurence Jalbert, Les BB, France D’Amour et Les Colocs ont certainement bénéficié de son rayonnement.
Trente ans après cette percée prodigieuse, Luc De Larochellière se dit surtout fier de l’intemporalité de ses premières chansons. «C’est un album qui est marqué de son époque au niveau sonore, mais qui, malgré tout, ne sonne pas cheap. On sent le raffinement dans la production et, par conséquent, tout le talent d’un Marc Pérusse. Au niveau des thématiques, je pense qu’il est plus d’actualité aujourd’hui qu’en 1988. C’est plate à dire, mais avec ce qui se passe à la Maison-Blanche, on vit la caricature de ce que je décriais à l’époque.»