Il y a 20 ans : Les Colocs – Dehors novembre
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Album tristement prémonitoire du suicide de Dédé Fortin, Dehors novembre a dynamisé la musique québécoise de la fin des années 1990, en faisant preuve d’une diversité et d’une ouverture artistique insoupçonnées. À quelques jours d’une réédition en vinyle soulignant les 20 ans de sa parution, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du batteur Jimmy Bourgoing, du guitariste Mike Sawatzky et du bassiste André Vanderbiest.
Les balbutiements de Dehors novembre sont marqués par une période d’agitation plutôt intense dans l’histoire des Colocs. Après la mort de Patrick Esposito Di Napoli, décédé des suites du sida en novembre 1994, le groupe doit revoir complètement son fonctionnement administratif, car il veut se défaire d’un contrat peu lucratif avec BMG Québec. Enregistré au Spectrum en mai 1995, l’album double Atrocetomique (qui rassemble essentiellement des reprises du premier album et des faces B inédites) est un pied-de-nez avoué à la division québécoise de la maison de disques allemande. «On avait signé avec eux pour trois albums en cinq ans… donc on s’est dit : ‘’Fuck you! On fait un album double!’’» lance Mike Sawatzky, en riant.
Le 30 octobre 1995, soit le jour du deuxième référendum sur la souveraineté du Québec, le spectacle de lancement de cet album a lieu au Medley. Au terme de la soirée, la tristesse est profonde sur le visage de Dédé Fortin, indépendantiste notoire. En plus d’être bouleversé par un échec politique, ce spectacle marque l’un des derniers du bassiste Serge Robert, qui désire se concentrer à temps plein sur son projet solo de Mononc’ Serge. «Il voulait faire ses affaires de son bord. C’est un gars qui aimait l’humour, la satire, un poète un peu radical et anarchiste. Nous, on était des auteurs-compositeurs qui faisaient des tounes pour être populaires. On était probablement un peu trop sérieux pour lui», s’explique Sawatzky.
Membre du groupe belge Les Frères Brozeur, André Vanderbiest arrive à la rescousse peu de temps après. «J’étais bien copain avec Dédé depuis trois ou quatre ans. Je venais régulièrement au Québec et, quand il venait en Europe, il faisait toujours un petit stop chez nous. C’était une belle histoire d’amitié», se rappelle le bassiste mieux connu sous le nom de Vander. «Le dernier show que j’ai fait avec les Brozeur, c’était en première partie des Colocs durant Coup de cœur francophone à l’automne 1995. C’est là que Dédé m’a appris que Serge s’en allait. Je suis rentré en Belgique et, deux mois après, je l’ai rappelé. Il m’a dit qu’il avait essayé plein de monde en audition, mais que rien ne marchait. À ce moment-là, j’avais une blonde au Québec, donc mon intérêt pour venir m’installer ici était assez fort. Dès que Dédé m’a dit ça, j’ai vendu tout mon stock en Belgique et je suis arrivé ici. C’était le 10 janvier 1996. Avec ma basse et deux gros sacs de linge, je me suis présenté à l’audition. Mon principal problème, c’est que je venais d’un groupe rock alternatif et que mes connaissances musicales étaient à peu près nulles. Je jouais dans plusieurs bands, mais je ne connaissais pas les notes que je jouais. En fait, c’était surtout pour faire partie de la gang que j’avais commencé à jouer d’un instrument à l’époque… Sincèrement, je n’étais pas un excellent musicien et j’avais beaucoup de travail à faire.»
Suite à cette audition, Dédé et le batteur Jimmy Bourgoing sont plutôt enthousiastes, mais Sawatzky a ses réserves : «Vander connaissait pas la gamme de blues… alors que notre premier album, c’était pas mal juste ça, du blues! Mais bon, Dédé aimait son look, il trippait beaucoup à jaser avec lui. Il m’a finalement convaincu de l’essayer. Je voulais pas dire ‘’oui’’, donc j’ai dit ‘’ok’’. On a fini par avoir du fun ensemble. Je voulais pas avoir de mauvaises histoires avec personne, donc je me suis arrangé pour tripper avec.»
Dès la fin du mois de janvier, Vander fait son premier spectacle avec Les Colocs. Toujours aussi troubles malgré la fin imminente du contrat, les relations entre le groupe et BMG Québec en arrivent au point mort. «Je me souviens qu’on avait beaucoup de problèmes avec eux, et c’est un peu ça qui nous a amenés à nous retirer en campagne, dans un chalet à Saint-Étienne-de-Bolton, pour travailler sur le prochain album», indique Vander.
«On a acheté l’équipement de studio, environ 20 000$ de consoles, de speakers, d’amplis, de micros… La seule affaire que je trouvais bizarre, c’est qu’on avait le budget pour ça, mais que, malgré toutes les ventes d’albums, j’étais encore sur le B.S.», déplore Sawatzky. «Après ça, on a rectifié les faits en signant avec Le Musicomptoir, la compagnie de notre gérant Raymond Paquin. Là, tout était mieux partagé et beaucoup plus clair. On pouvait faire ce qu’on voulait et, enfin, on a réussi à faire de l’argent.»
L’année 1996 est marquée par une longue période de recherche sonore au chalet. Les relations entre les quatre membres sont à ce moment plutôt chaleureuses. «On était très close together», se souvient Bourgoing avec une certaine nostalgie. «Quand Mike pluggait sa guit, c’était bon tout de suite. Il avait un groove hallucinant, vraiment écœurant, tandis que Vander avait vraiment une saveur singulière, différente de chacun de nous. En plus, le décor qui bordait le chalet était super beau. La porte était toujours ouverte à tout le monde. On avait souvent beaucoup de gens qui venaient tripper avec nous.»
Parfois seul au chalet, Fortin entame l’écriture des textes. «Il avait une dizaine de cahiers noircis. Il remplissait des pages et des pages de sa vie personnelle», poursuit le batteur. «Des fois, il me montrait des brouillons, et je pouvais pas m’empêcher de lui demander comment il allait. Ça lui arrivait de se confier, de me dire ce qui se passait, et on partait à se brailler dans les bras comme deux chums qui se parlent et se disent les vraies affaires. Mais au-delà de ça, jamais j’ai senti que ça allait assez mal dans sa vie pour qu’il commette l’acte qu’il a fait après. En fait, Dédé, il a été proche de chacun de nous à des moments de sa vie et il nous donnait bien ce qu’il voulait nous donner, tout en nous cachant ce qu’il voulait bien nous cacher…»
Chanson très sombre, Dehors novembre arrive tôt dans le processus de création de ce troisième disque. Inspiré par le jeu de batterie de Jerry Marotta sur l’album Security de Peter Gabriel, paru en 1982, Bourgoing imagine une trame rythmique spéciale. «J’étais seul au chalet avec Dédé cette fois-là et je me suis mis à essayer de composer des rythmes plus tribaux, sans utiliser de cymbale. Je m’étais acheté un gros criss de drum, un énorme kit comme Rush. J’ai fait ce beat-là, et on a gossé dessus pendant un bon moment. À la fin, on avait une version avec 22 pistes de batterie!»
Incidents et recherche sonore
Malgré quelques bons moments de la sorte, Bourgoing se bute rapidement au caractère de Dédé Fortin, et les relations s’enveniment. «Jimmy avait une approche très rigoureuse et américaine du beat, alors que Dédé voulait quelque chose de plus lousse, de plus senti et vivant», se rappelle Vander. «Je me souviens d’une conversation entre les deux, où Dédé avait dit à Jimmy : ‘’Moi je fais des chansons jaunes et, toi, tu joues du drum rouge. Y’aurait pas moyen qu’on s’arrange quelque part pour faire des chansons oranges? ‘’ Dédé savait pus trop quoi faire avec cette situation-là. Il voulait des gens ouverts à expérimenter.»
«Y’a aussi le fait que Jimmy voulait vraiment prendre en main la réalisation de l’album, mais pour Dédé, c’était pas vraiment une option», ajoute Sawatzky. «À un certain moment, Jimmy s’est mis à parler dans le dos de Dédé, et on a pas eu le choix de prendre une décision.»
Alors qu’il vient tout juste d’apprendre le décès de sa mère après un séjour à Québec, Bourgoing reçoit un appel qui changera soudainement sa vie. «Je venais d’arriver chez moi, il devait être minuit et demi. Dédé m’appelle. Au début, je pensais que c’est parce que ça allait mal avec sa blonde, mais finalement, il me dit : ‘’Faut que j’te parle… Ça a l’air que t’aimes pas ça jouer avec moi?’’ Moi, tout de suite, je suis un peu surpris. Oui, ça brassait parfois au chalet et on avait des discussions enflammées, mais pour moi, y’avait rien d’anormal. Ça avait toujours été comme ça! Finalement, le téléphone a duré 3-4 minutes, et il m’apprend que le groupe a décidé de se séparer de moi. Je réalisais pas trop, je capotais en criss. Le lendemain, le gérant m’appelle pour qu’on règle les affaires. J’en revenais pas… Un mois et demi après, Dédé m’a rappelé. Il s’est jamais vraiment excusé, mais il me disait qu’il travaillait avec des nouveaux batteurs et qu’il s’ennuyait de mon son. J’ai jamais su le fond de l’histoire plus que ça.»
Recentrés autour d’un noyau de trois musiciens, Les Colocs vivent un autre moment difficile à l’automne. Victime d’un accident de voiture très violent, Mike Sawatzky se fracture la jambe gauche et se casse la deuxième vertèbre du cou. «Un millimètre de plus et j’étais quadraplégique. Je suis resté à l’hôpital une couple de semaines et, ensuite, on m’a prescrit un lit d’hôpital pour la maison. J’avais un collet cervical vissé dans le crâne pendant deux ou trois mois.»
C’est donc sans lui que la création de Dehors novembre prend son envol, toujours à Saint-Étienne-de-Bolton. «Dédé était à la batterie, et moi, à la basse», explique Vander, qui donne maintenant une conférence sur la création de cet album. «On a fait beaucoup d’écoute de musique, de recherche. On était super disciplinés : on se levait tôt le matin, on faisait un peu de sport, je traversais le lac à la nage, et Dédé me suivait parce qu’il avait peur que je me noie. Sans vouloir tirer plus qu’il faut la couverte de mon bord, il y a beaucoup de moi dans cet album.»
Belzébuth est un bon exemple de la complicité entre les deux camarades. «À l’époque, je jouais avec Paul Kunigis [musicien montréalais d’origine polonaise] et j’avais une phase très klezmer. Je jouais des progressions d’accords très orientées vers ce style-là, et Dédé a vraiment accroché. Peu à peu, Belzébuth est devenu une chanson à tableaux avec une partie klezmer, une autre funk et une autre rock», explique le bassiste. «Au niveau du texte, il m’avait demandé d’écrire la partie où le Colonel parle, car il voulait que ce personnage-là ait un autre champ lexical. Ça devenait vraiment un scénario de film durant lequel le Colonel tuait Belzébuth avec une lame. Quand je repense à ça maintenant, je me rends compte que Dédé, qui incarnait Belzébuth, m’a littéralement demandé de lui fournir un couteau… C’est vraiment troublant comme analyse, mais à ce moment-là, je ne pensais pas à ça. Dédé et moi, on était à fond dans l’énergie créatrice.»
Rapidement, la mort s’impose comme l’une des thématiques fortes de l’album, Dans une entrevue accordée au VOIR en 1998, Dédé explique que ce choix artistique est intimement relié au décès de Patrick Esposito Di Napoli, visiblement encore bien présent dans son esprit. «Une chanson comme Dehors novembre est directement inspirée de ça. Alors que Pat était malade et ne pouvait plus jouer avec nous, on est partis pour un show ou deux en région, et je m’imaginais être à sa place : couché sur un lit, à ne pouvoir rien faire. Juste attendre. Mais il n’y a pas que lui dans cette chanson, il y a beaucoup de moi. Une phrase comme « La planète tourne, est pas supposée tourner sans moi », c’est uniquement moi. Pat, je crois, n’aurait jamais pensé ça…» confie-t-il, avant de poursuivre sa réflexion plus loin. «Je pourrais te dire n’importe quoi, mais, honnêtement, je n’ai aucune idée du pourquoi la mort est si présente dans ce disque. Je pourrais mettre ça sur le dos de Pat, mais ce ne serait pas complètement vrai. Même si Pat est la première personne que je connaissais vraiment bien et qui est morte.»
Enregistré avec «un micro, une basse et une guitare dans la cuisine», Le répondeur témoigne aussi d’un mal-être bien palpable, celui d’un Dédé Fortin déprimé et maussade qui aborde de front sa solitude. À ses côtés, Vander traverse lui aussi une période sombre, en phase avec la poésie de son compère. «J’étais dans le même état d’esprit que Dédé, isolé avec lui à Saint-Etienne. En Belgique, je jouais au rugby et j’étais électricien, alors qu’ici, ma vie avait un pris un tournant très différent : ma blonde m’a lâché lorsque je suis arrivé, j’avais pas d’argent et j’étais illégal au pays. Bref, c’était pas mon choix premier d’aller m’enfermer en campagne. Je me suis retrouvé face à moi-même, à me poser des questions. En quelque sorte, nos chansons étaient des thermomètres de notre quotidien, mais aussi de l’ambiance générale qui prévalait au Québec. Faut pas oublier qu’on est pleine période post-référendaire à ce moment. La joie de vivre était pas évidente ici. L’album reflète ça, cette ambiance morose qu’on transférait dans nos discussions, dans notre colère, dans nos chansons.»
Pour pallier cette grisaille ambiante, les deux camarades se mettent à écouter beaucoup de reggae, assis sur un gros fauteuil en fumant «un gros joint ou deux». Tassez-vous de d’là émane de ces sessions d’écoute. «Pendant trois semaines, on écoutait juste ça. On disséquait comment les musiciens jouaient de la batterie et de la basse. On analysait de fond en comble leurs techniques. Pour le texte, Dédé s’était inspiré de plusieurs personnes qu’il avait côtoyées dans sa vie, dont probablement de moi qui n’était pas particulièrement hop-la-vie. Il m’avait même demandé d’écrire un autre couplet, car il avait besoin de se faire stimuler, d’être challengé. Il avait également demandé à Richard Petit de faire la même chose. Finalement, le couplet de Dédé était tellement bon qu’on a décidé de le répéter trois fois», raconte celui qui, pour souligner les 20 ans de la chanson, en a récemment enregistré [youtube href= »https://www.youtube.com/watch?v=XvhGoOmB194″]une nouvelle version[/youtube] avec Boucar Diouf, Karim Ouellet et bien d’autres.
En 1997, la réhabilitation de Mike Sawatzky lui permet de s’impliquer davantage dans la création de l’album. Toutefois, certaines directions artistiques prises par Dédé Fortin dans les mois précédents ne l’enchantent pas particulièrement. «Dédé avait rencontré des amis qui avaient une grosse influence sur lui. Soudainement, il trippait sur la musique gypsy, sur le jazz, les musiques ethniques. Vraiment, j’écoutais certaines maquettes de tounes, et ça avait vraiment pas rapport avec un groupe de musique américaine comme nous. Un après-midi, je l’ai confronté et je lui ai dit : ‘’C’est vraiment ça que tu veux qu’on joue, du jazz acoustique espagnol? C’est là qu’on s’en va? Dédé, on est un groupe qui déménage nous autres, un groupe de guitare électrique et de cuivres!’’ Il a compris ce que je voulais dire et il m’a remercié.»
Malgré cette mise au point, le guitariste se sent toujours un peu à part du groupe à son retour, principalement en raison de la franche camaraderie entre ses deux collègues. «Par moments, je trouvais ça vraiment ennuyant. Tout ce que Dédé et Vander faisaient, c’était jaser ou jouer aux cartes. Un soir, ça m’a fâché et même mis un peu mal à l’aise. Je leur ai demandé ce qu’on était venus faire ici! Je suis parti de la cuisine vers le studio et j’ai mis l’ampli au fond… Et c’est là le gros criss de riff rock de Pis si ô moins est sorti. Les gars sont venus me voir, un peu surpris, en me disant : ‘’C’est quoi ça?’’ J’ai dit : ‘’Je sais pas, mais let’s go, on l’essaie!’’»
«Mike avait vraiment un don pour trouver des riffs. Après, nous, on essayait de placer nos idées dessus», ajoute Vander. «On a également construit Tout seul spontanément comme ça, en jammant les trois ensemble. Dédé était au drum.»
«C’est un riff que j’avais trouvé quelque temps avant, quand j’habitais dans un trou sur Saint-Laurent. Je venais de casser avec ma blonde et je m’étais acheté une basse. J’écoutais beaucoup de Cypress Hill et j’aimais beaucoup leur groove. J’ai demandé à Dédé s’il avait envie d’essayer une touche rock funk de même», poursuit Sawatzky, à propos de cette chanson au texte très noir, inspiré par un séjour de Dédé à l’hôpital. Ouvert à toutes sortes d’explorations, ce dernier accepte la proposition de son collègue même si, bien au-delà de cette parenthèse stylistique, ce sont surtout les musiques du monde qui l’attirent à cette époque.
C’est notamment pour cette raison que son ami Jean Arsenault le met en contact avec deux musiciens sénégalais fraîchement débarqués à Montréal, Élage et Karim Diouf, plus tard en 1997. Très intéressé par leur proposition, Dédé leur propose d’enregistrer un démo. «Il les a invités à notre chalet et, au passage, il leur a fait écouter quelques chansons de notre album en préparation, tout particulièrement Tassez-vous de d’là», se remémore Vander. «À la base, dans le refrain, on disait une suite de mots incompréhensibles qui rimait avec ‘’ping pong’’. On a donc dit aux deux frères qu’on cherchait quelque chose à mettre là et, tout de suite ou presque, ils nous ont pondu le refrain de ‘’Balma balma sama wadji…’’ Ça a vraiment été un déclencheur pour le restant des couleurs de l’album.»
Absent lors de cette session d’enregistrement, Mike Sawatzky découvre avec enthousiasme la nouvelle version de la chanson, qui deviendra l’hymne le plus fédérateur de l’histoire de sa formation. «Dédé avait toujours été attiré par les rythmes. Il avait déjà eu un intérêt pour le gumboots et là, c’était le djembe. Quand je suis arrivé au chalet après leur fin de semaine avec les Diouf, il m’a dit : ‘’Mike, j’ai quelque chose pour toi! J’espère que tu vas aimer ça!’’ Il me demandait toujours mon avis comme ça, et je trouvais ça très respectueux de sa part. Bref, j’écoute la chanson et, rendu au refrain, je capote! What the fuck am I listening to? Je trouvais que ça sonnait tellement bien, que c’était hot! Avec Tellement longtemps et Tout seul qu’on venait de faire, on commençait à avoir une direction avec laquelle j’étais très confortable. Une direction que j’assumais encore plus que celle du premier album.»
Sortie retardée et succès immédiat
Cet élan créatif ne suffit toutefois pas à finaliser Dehors novembre dans les temps requis. Avec une sortie en magasin prévue pour novembre 1997, le temps presse, et le groupe n’a guère d’autre choix que de retarder la parution. Si, à la fin de l’été, la plupart des chansons sont construites, les versions enregistrées, elles, en sont encore au stade de maquettes.
À l’hiver 1998, le preneur de son et mixeur Pierre Girard arrive en renfort, à l’instar de musiciens émérites comme le clarinettiste et saxophoniste Jean-Denis Levasseur ainsi que les batteurs Justin Allard et Michel Dufour. «Le gérant et le distributeur DEP nous ont mis de la pression, donc on a accéléré le processus», explique Vander. «On a tout enregistré l’album sur bandes, sans bidouillage, avec beaucoup de rigueur. On avait une liste de choses à faire et on s’était donné le défi de cocher trois cases par jour. On a réenregistré toutes les chansons avec succès, sauf La maladresse et Le répondeur, car on n’a jamais réussi à ravoir le même feeling brut que durant la pré-production. Ce sont ces deux chansons-là sur lesquelles on se basait pour travailler.»
Dehors novembre parait finalement en mai 1998. Conscient des différences manifestes entre cet album et ses deux prédécesseurs, le groupe garde ses attentes commerciales très basses. «Dédé disait que c’était fini pour Les Colocs. Il voulait casser l’image de party du groupe et nous disait qu’on allait en vendre maximum 5 000. Finalement, ça a été 80 000 copies en deux mois», poursuit Vander.
Sur les ondes, Tassez-vous de d’là devient la chanson de l’été au Québec, propulsant du même coup l’album au sommet des ventes. «Ça a été un hit instantané. On était partout à la radio, sur tous les postes. Avec le recul, je crois que c’est le djembe et l’apport des Diouf qui a donné ce résultat-là… Peut-être aussi le mélange de reggae avec l’harmonica», observe Sawatzky.
Loin d’être rancunier, Jimmy Bourgoing accueille ce troisième album avec ferveur, découvrant au passage qu’il est crédité pour la musique de la chanson titre, même si la partie rythmique a été, au final, jouée par Dufour et Allard. «Je trouvais les chansons vraiment bonnes et j’étais content de voir qu’on avait reconnu mon travail. Le seul hic, c’était le derrière de la pochette… Je trouvais que les gars avaient l’air sales!» dit-il, en riant.
Alors que le trio rafle la statuette de l’album rock de l’année au Gala de l’ADISQ 1998, sa tournée se poursuit à un rythme effréné pendant plusieurs mois. «C’était vraiment beaucoup de travail», admet Vander. «On devait être 21-22 à se promener partout au Québec avec trois camions. Curieusement, et c’est plate à dire, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu beaucoup de fun durant ces shows-là. Dédé avait ses problèmes, et moi aussi.»
À l’automne 1999, Les Colocs remporte le Félix du groupe de l’année devant Ann Victor, Dubmatique, La Chicane et Okoumé. Sur la scène du Capitole de Québec ce soir-là, Dédé Fortin termine son discours de remerciements en scandant «Adieu!». Cette déclaration sera malheureusement symptomatique des tragiques évènements qui suivront.
Au printemps 2000, Jimmy Bourgoing reçoit un mystérieux appel de son ami et ancien collègue. «Je crois que c’était deux semaines avant sa mort. Il me disait qu’il écoutait sans cesse Hallelujah de Jeff Buckley. Je lui ai demandé, un peu naïvement : ‘’C’est rendu que tu pries?’’ On a parlé un peu, et il a terminé l’appel en me disant : ‘’Salut capitaine!’’ C’est la dernière fois que j’ai entendu sa voix», se rappelle-t-il, visiblement ému.
Au même moment ou presque, Les Colocs se rendent au Festival international de Louisiane à Lafayette pour donner ce qui sera l’ultime spectacle de Dédé Fortin. À ce moment-là, Mike Sawatzky dénote une attitude «plus ou moins normale» chez son ami de longue date. «Il me disait qu’après les shows de cet été, il allait arrêter de faire le party et qu’il resterait un peu plus chez lui, seul dans sa chambre. Je lui ai dit : ‘’Tu fais ce que t’as à faire. T’es pas obligé de faire le party autant et même que, si tu veux, on peut ralentir la cadence des shows.’’ Avec le recul, je comprends que c’était sa manière de me dire qu’il se sentait mal.»
Au tout début du mois de mai, le guitariste remarque un comportement encore plus bizarre chez Dédé lorsqu’il le rejoint au Club Soda (maintenant le Théâtre Fairmount) pour assister à un spectacle des frères Diouf. «Il arrive, super content de me voir, en me disant : ‘’Hey Mike, achète-moi une bière!’’ Je lui achète et, tout de suite, il cale la bière. Quatre fois en ligne, il fait exactement la même chose. Je comprenais pas… Il faisait jamais ça! Dans ma tête, je me suis dit qu’il voulait seulement faire le party avec moi», raconte-t-il, encore bouleversé. «Durant la soirée, il se met à me parler de son ex-copine, en me disant qu’il ne pouvait pas se voir sans elle dans la vie. Je lui ai dit que je comprenais ce qu’il vivait, car j’avais déjà vécu la même chose avec une fille que j’aimais par-dessus la tête. Finalement, ce soir-là, je suis parti avant lui. Ce que j’ai su par après, c’est qu’on l’avait retrouvé par terre sur la piste de danse, à pleurer…»
Le lundi 8 mai au matin, André Fortin a un rendez-vous dans les bureaux de son étiquette de disques. Devant le retard du chanteur, la codirectrice du label, Lise Durocher, appelle Mike Sawatzky. «Tout de suite, j’ai su qu’il y avait quelque chose de pas normal, car Dédé, il répondait tout le temps», raconte le guitariste. «J’appelle sa blonde, et elle me dit qu’elle lui a laissé des messages toute la fin de semaine, sans réponse. Ensuite, j’appelle notre directeur de tournée pour lui demander s’il a eu des nouvelles, et c’est toujours négatif. Je décide donc d’aller physiquement le chercher, d’abord à notre nouveau studio sur Fullum et, ensuite, chez lui, sur Rachel. Arrivé sur place, je croise par coïncidence sa blonde et notre directeur de tournée. On décide de rentrer chez lui en passant par les escaliers de derrière, qui étaient accessibles par le restaurant d’en-dessous. Quand on est arrivés là et qu’on a vu le sang partout avec son corps inerte, on est partis en courant… C’était vraiment dégueulasse… On a appelé la police tout de suite, mais on pouvait pas croire que c’était Dédé qui était là.»
«Quand Mike m’a appelé pour me dire ça, j’ai été sonné», poursuit Vander. «Je suis allé les rejoindre au bureau de police, et fallait que je garde mon sang froid, que je me convainque que c’était pas de me faute, même si je lui avais parlé deux jours avant au téléphone. Sincèrement, mon monde s’écroulait. Le gars pour qui j’avais laissé tomber mon ancienne vie en Belgique était mort.»
Le suicide d’André Fortin crée une onde de choc partout au Québec. Plus que jamais, les textes de Dehors novembre apparaissent comme une suite de cris d’alarme effroyables, mais non saisis à temps. La dichotomie entre cette poésie sombre et une musique très rythmée, manifestement ouverte sur le monde, aura des retombées flagrantes sur la chanson québécoise. Des Respectables à DobaCaracol, en passant par Philosonic, Kaliroots, La Chango Family et Stefie Shock, plusieurs artistes flirtant avec le funk, le reggae et, plus largement, les musiques du monde viendront marquer, à des degrés relatifs, le tournant du millénaire.
Reste que, pour les trois musiciens, cet opus ultime de Dédé Fortin reste d’abord et avant tout teinté d’une forte désolation, même 20 ans après sa sortie. «Je suis encore incapable d’écouter cet album-là. La musique est vraiment géniale, mais c’est juste trop intense», confie Jimmy Bourgoing.
«C’est vraiment maintenant que je réalise que Dédé nous communiquait uniquement ses vrais sentiments par ses chansons», poursuit Mike Sawatzky. «Personne ne va jamais vraiment savoir comment il se sentait, mais il nous a laissé un message important avec cet album-là. C’est à travers lui qu’il a été le plus sensible et honnête avec nous.»
Dehors novembre – en vente sur iTunes et disponible en vinyle dès le 16 novembre