Lou Doillon, entre deux eaux
La chanteuse revient avec un troisième album, Soliloquy, à la confluence de l’électro, de la pop et du folk. Cet opus au nom de monologue est fait de collaboration, notamment avec Benjamin Lebeau de The Shoes et Dan Lévy de The Dø pour les arrangements, ou avec Cat Power pour une très belle ballade en duo. Dans ce soliloque à cheval entre plusieurs registres, elle n’est ni femme ni homme, parfois légère et parfois sombre. Lou Doillon semble se chercher encore et tant mieux : c’est dans cet entre-deux qu’on la trouve au plus juste.
En bonne Française, la dernière du clan Birkin prend le temps d’une cigarette avant l’entrevue. Elle arrive habillée en sneakers et veste vintage colorée, dans un look plus Mile-End que Rive Gauche. Si elle en a marre qu’on la renvoie à sa famille, elle en est pourtant bien différente. De sa sœur Charlotte par exemple, rencontrée l’année dernière, et dont la voix cristalline et l’allure sobre tranchent avec le timbre rauque et les vêtements colorées de sa cadette. Lou Doillon rit fort et fait des blagues, mais elle pèse ses mots et réfléchit quand il s’agit de parler musique… Entretien avec une artiste en forme de paradoxe.
Voir : Pop, géométries, couleurs pastels : le visuel de ce Soliloquy est assez surprenant de ta part…
Lou Doillon : J’avais envie de partir vers autre chose, d’être objectifiée. Je voulais aussi collaborer avec M/M, des graphistes que j’aime beaucoup. J’ai commencé à démarcher pour les visuels dès l’écriture des chansons. Ils étaient dans la loop dès les premiers guitare-voix, ce que je n’avais jamais fait avant. J’ai délégué plein d’idées et on a dialogué pendant presque deux ans, mais sans jamais parler de la photo. Quand ils m’ont donné rendez-vous à New York, je n’avais aucune idée de ce qu’ils allaient faire. C’est le deal flippant quand on travaille avec des artistes – mais dès qu’il y a du danger je trouve ça excitant!
C’est aussi des gens dont j’adore le travail, donc je me disais qu’on allait se comprendre. Et quelle joie que de se prêter à ce jeu-là! De repousser les limites de ce que j’attends de moi, de ce qu’on attend de moi. Ils ont ajouté ces géométries, alors que je ne suis pas quelqu’un de si géométrique ou pastel que ça… Mais il y a une part de moi qui est d’une grande douceur, donc ils n’ont pas tort. Quand j’ai reçu l’artwork, j’en revenais pas : c’était très déstabilisant et en même temps très heureux. Ça ressemble à Soliloquy, qui est un album de collaboration, de dialogue et de remise en question.
La plupart des critiques parlent de rupture avec les albums précédents, d’une trentenaire maintenant épanouie sortie d’une période plus sombre… Pourtant tes trois albums ont chacun des moments lumineux et d’autres qui le sont moins, non?
C’est assez rigolo de voir à quel point il y a de la projection. Les gens me disent : « Alors maintenant ça va mieux? ». Ça me fait mourir de rire. C’est un album plus assumé, et si ça veut dire aller mieux, pourquoi pas. Mais il a aussi plus de reliefs, et les textes les plus durs que j’ai écrit de ma vie. C’est peut-être le parti-pris très anglo-saxon de se dire qu’avec du rythme et de la couleur on peut être plus sombre derrière. Il y a des chansons que je n’assumerais pas de chanter si c’était juste en piano-voix, ça frôlerait l’impudeur. Peut-être que la production m’aide à mettre une distance, à faire une petite parade devant pour qu’on se rendre moins compte derrière de ce qui est dit.
Mais c’est toujours la même histoire. Le premier album est venu comme une surprise car il était en rupture avec ce que les gens pensaient que j’étais. Pour le deuxième album, tout le monde a été étonné que ça ne soit pas plus pop que ça, avec une musicalité plus proche du blues et du crooner, et que ce ne soit pas produit en France. Et maintenant tout le monde me parle de ce troisième album comme s’il était en rupture avec les deux premiers – comme si les deux premiers allaient ensemble, déjà… Donc vive la rupture! Et vive la surprise.
En quoi est-ce un album plus assumé?
Dans Brother, je chante « we need fiction, we need dance », un refrain très bienveillant et doux… Je n’aurais pas assumé quelque chose d’aussi premier degré et presque enfantin avant, en me disant que je n’avais pas le droit de chanter ça. J’aurais voulu gommer ça en étant plus sombre et floue. Mais je n’aurais pas assumé pour autant de chanter j’en ai marre de la projection, de mon nom, de ma tronche, comme dans Soliloquy… C’était déjà là avant mais j’aurais eu du mal à le dire. Les premiers albums tournaient plus autour de la question d’avoir le droit de dire ou pas ; là c’est un album qui dit. Ça part toujours du même endroit, mais cette fois c’est plus brut, plus fier… C’est être exactement ce qu’on est, et lâcher prise sur le fait que ce soit bien ou pas.
Il y a une phrase de l’écrivaine Marcelle Sauvageot que j’aime beaucoup – et que je vais me faire tatouer tellement elle me plaît : « Je me suis revenue ». Dans cet album, il y a quelque chose de ça… Ça tient la main à l’enfant que j’ai pu être, à l’ado tourmentée, et ça les assume.
Qu’est-ce qui s’est passé entre le dernier album et celui-là, à l’origine de ce changement?
C’est dû à l’agencement de plein de choses. L’âge déjà ; pas la maturité, c’est un mot que j’aime pas – j’ai l’impression que c’est associé au fromage! Mais la position de l’enfant devient absurde, sachant qu’en plus je suis mère et que j’ai un fils qui sera majeur dans un an. Être une sorte d’enfant devient gênant, et ça ne me plaît pas plus que ça. Et puis il y a une grande joie d’être femme en ce moment, il se passe plein de choses. J’ai envie d’être femme et pas fille. D’aimer la petite fille que j’ai été, mais d’aimer être femme, et de foutre un peu derrière la séduction et le désir de plaire. Se dire qu’on est ce qu’on est et qu’on a intérêt à s’entendre avec ça. Se dire que c’est ok d’avoir une sensualité, aussi. Il y a plus de sexualité dans cet album qu’avant : on est plus dans le corps, plus païen. Il y a une recherche du sens et un besoin de revenir à quelque chose d’animal.
Et entre les deux derniers albums, je me suis retrouvée à faire des concerts seule en guitare-voix à l’étranger, ce que je n’avais jamais fait avant. Il y avait un gros sens du danger, mais ça été comme une validation pour moi. Là d’un coup, tout tenait, malgré les paradoxes : d’être ni anglaise ni française, ni connue ni pas connue, ni mannequin ni actrice, etc. Dans cet album, il a ce sous-texte partout. Et la seule personne qui est mise en danger là-dedans – un danger très relatif -, c’est moi. Si on n’aime pas cet album, c’est moi qu’on dégommera, donc autant faire un album qui me plaît et ne plus attendre ce qu’en dira le producteur ou la maison de disques. J’ai jamais été une grande docile, mais en tout cas ça ne passe plus par une forme de violence. La vie est aussi plus douce quand on se prend en mains.
Fille de, actrice qui se met à chanter, etc. : un besoin aussi de t’éloigner des étiquettes qu’on te colle?
Mes étiquettes, je les connais. J’étais en interview en France y’a deux semaines avec Hubert Lenoir et c’était rigolo de voir qu’il avait déjà 20 étiquettes alors qu’il vient à peine de commencer. On passe notre temps à essayer de décoller ces étiquettes… On est tous plus singuliers que ça ; l’être humain est plus singulier que ça.
Aujourd’hui on est des patchworks traversés par plein de choses, et c’est la seule étiquette qui nous va. C’est aussi de notre génération. Dans celle de mon père, il y avait de vrais clubs : ceux qui écoutaient du jazz, ceux qui écoutaient du rock, etc., et y’avait pas beaucoup de passerelles. Aujourd’hui, la merveille quand j’écoute du King Krule, c’est qu’on est devant quelqu’un qui vient autant du jazz que du rap, du rock, du spoken words ou de l’électro… J’aurais bien du mal à dire quel genre de musique il fait, comme la majorité des gens que j’écoute. C’est des trucs hybrides.
Et ton style à toi, tu le définis comment?
Quand mes albums sortent, j’ai toujours hâte d’aller voir dans quelle catégorie on m’a mise sur iTunes. Parfois je tombe dans l’alternatif, ce qui veut tout et rien dire, parfois dans le pop rock, ce qui me gêne un peu parce que je ne sais pas trop ce que ça veut dire, parfois dans le folk, qui renvoie au folklore d’où je viens. Mais je ne sais même pas d’où je viens! D’ailleurs j’ai fait un test ADN dont les résultats étaient assez rigolos : Écosse, Iran, Finlande, Irak… Du folklore d’où alors?
La seule catégorie qui a du sens pour moi, c’est auteur-compositeur. Je pense qu’il y a une différence entre auteur-compositeur et interprète, et c’est d’être dans son propre rythme. Comme au cinéma : les seules catégories, c’est ceux qui écrivent leur propre scénario et ceux qui ne l’écrivent pas. C’est faire le choix de ses propres couleurs.
Auteure-compositeure alors. Et musicienne?
Je suis pas un guitar hero : guitariste c’est un vrai métier, et c’est pas le mien. Mon instrument c’est la voix, car je fais des mélodies à la voix. La guitare me soutient mais j’ai jamais eu le désir de faire des solos. C’est un endroit où je créé une base pour que la voix puisse se balader où elle veut. Et la musique, ce sont les textes qui me la donnent, les mots m’amènent quelque part. La mélodie est indissociable des mots pour moi : si je lis le texte, je l’entends tout de suite. J’enregistre rarement les chansons que je fais – mon mec musicien est toujours étonné que je m’en souvienne!
Tu lis la musique?
Pas du tout, je la joue seulement. J’ai jamais été bonne en solfège ; j’essaie de m’y mettre mais je me rends bien compte que l’âge n’aide pas et qu’il aurait fallu être sur le coup plus jeune. Moi je m’en fous du nom de la note, tant qu’elle me permet d’ouvrir une mélodie. Et j’ai la chance d’avoir toujours travaillé avec des monstres de musiciens qui entendent tout. Parfois c’est des prises de tête aussi : dans la chanson Nothing, je passe du mineur au majeur toutes les trois phrases, et on m’a demandé de choisir. J’ai failli les écouter jusqu’à ce que mon mec me dise : « Non, c’est justement exactement ça ta particularité, tu mélanges mineur et majeur. Et personne ne doit te l’enlever. »
Matthieu Chedid m’a dit une fois qu’en trois notes il reconnaissait mon style, avant même que je chante. Moi j’ai pas l’impression d’avoir une musicalité, mais j’ai la chance de vivre avec un multi-instrumentiste à l’oreille absolue, qui me protège. Il m’a appris à me faire confiance en me disant que chacun a son chemin pour arriver quelque part. Je ne peux pas identifier un sol ou un la, mais je suis capable d’entendre une fausse note perdue dans le fond. Je dois avoir un rapport assez païen à la musique, j’ai l’instinct… Grâce à ma mère, j’ai aussi eu une influence très inattendue : la passion pour les comédies musicales. J’aime a good melody. Sinon, je sais pas où m’accrocher ; j’ai beaucoup de mal avec l’électro ou la techno quand il n’y a pas de mélodie.
Tu habites Paris, tu incarnes la Française pour beaucoup, mais tu chantes en anglais. Pourquoi pas en français?
Pour l’instant, la question ne s’est pas posée. D’abord, ma voix française et ma voix anglaise, même si elles commencent à se rapprocher, ont été longtemps très différentes. En France, de par la notoriété familiale et le regard qu’on me portait, ma voix devenait aiguë parce que les gens me foutaient la trouille. Je n’avais pas ce réflexe en anglais : dans la majorité des pays anglo-saxons, on ne sait pas qui je suis donc ma voix se pose, elle est à sa place.
Et la majorité des choses que j’ai écoutées étaient plutôt en anglais. La langue anglaise pour moi est très musicale, j’entends la musique derrière. La langue française est peut-être la plus belle du monde, mais elle n’est pas si musicale que ça ; il n’y a pas beaucoup d’opéras en français alors qu’il y en a beaucoup en allemand ou en italien. Le français, c’est une des langues les plus plates. Nos fins de phrases chutent, alors qu’en chant il faut pousser. Le français meurt un peu vite… Je pense que ceux qui chante le mieux français sont les Québécois, parce qu’ils ont des mots français mais une musique anglaise dans l’oreille.
Mes chanteurs français préférés, même si leur niveau de paroles est merveilleux, ne sont pas très lyriques, pas très lancés. On est sur la retenue. Un Parisien, ça chante pas beaucoup, c’est un peu droit… Ici, ça chante de partout! J’adore l’accent montréalais. Quand j’écoute Safia Nolin, elle arrive à faire des choses incroyables avec des mots. Mes mots parisiens, ils ne rebondissent pas autant que ça.
Ce que j’aime aussi avec l’anglais, c’est que c’est une langue quasiment sans genre. Quand je fais de la musique, j’aime bien ne pas avoir de sexe. Dans mes chansons, on ne sait pas si je suis un garçon où une fille, si je m’adresse à un garçon ou une fille… La liberté et le mystère de la langue anglaise me plaisent beaucoup.
Tu reviens à Montréal pour le Festival de Jazz. Quel est ton rapport au public québécois?
J’ai eu un accueil très bon et sympathique ici. Ce qui m’a beaucoup plu, car Montréal est une ville extrêmement musicale. La majorité de mes groupes préférés viennent d’ici, et il y a un sacré niveau : Hubert Lenoir, que je trouve vachement bien, Pierre Lapointe, absolument étonnant aussi bien en qualité de paroles que de musique, il y a leurs pendants anglo-saxons comme Jesse McCormack, Timber Timbre, Rufus Wainwright… Donc il y a une grosse pression : qu’est-ce que ça joue ici, et ça joue bien en plus! Et en même temps, quelle joie! Un des plus beaux concerts de ma vie, c’était ici au Métropolis il y a trois ans. L’accueil était insensé ; ça m’a pris plusieurs minutes avant de pouvoir commencer à chanter tellement la charge de bienveillance et d’amour était grande…