Robert Charlebois : Les deux mains dans le toaster
Musique

Robert Charlebois : Les deux mains dans le toaster

À 74 ans, Robert Charlebois a choisi de foncer au lieu de stagner. Et voilà, son 25e album, donne un nouvel élan à sa faste carrière.

Ses nouvelles chansons lui trottaient en tête depuis un moment déjà, mais le maître de la chanson québécoise attendait un signal avant de les enregistrer. Neuf ans après Tout est bien, son avant-dernier album, Charlebois cherchait à faire les choses autrement. «En temps normal, je serais allé enregistrer les pistes de base avec mes musiciens de scène et j’aurais engagé un arrangeur, qui aurait posé les bonnes tablettes à la bonne hauteur. Ça aurait été parfait, mais…»

Ce «mais» lui a d’abord été souligné par Claude Larivée, cofondateur de La Tribu qui le soutient depuis près de 20 ans. «Il m’a dit: “Robert, oui, tes musiciens sont des virtuoses, ils sont capables d’assurer en studio plus que n’importe qui, mais si tu fais ça avec eux, on le sait d’avance [comment ça va sonner].” C’est là qu’il m’a convaincu d’aller à Brooklyn. Je l’ai écouté, mais j’y suis allé un peu à reculons. Finalement, ça a été l’idée de l’année!»

Cinquante ans après avoir découvert la côte Ouest américaine et toute son effervescente scène culturelle, ce qui a donné naissance à son album culte avec Louise Forestier, Robert Charlebois est donc retourné aux États-Unis à des fins créatives. Mais, cette fois, au lieu d’y errer sans but précis, il est parti à la rencontre du réalisateur montréalais émérite Gus van Go, ex-Me Mom and Morgentaler installé depuis le milieu des années 2000 dans son studio de Brooklyn, là où sont passés des artistes indie canadiens comme Fast Romantics et Monster Truck, mais aussi des groupes clés de la chanson québécoise comme Les Trois Accords, Les Cowboys fringants et Vulgaires Machins. «Claude m’a chaleureusement conseillé de travailler avec lui. Son nom me disait de quoi, mais c’est tout», admet l’auteur-compositeur-interprète.

Sur place, le réalisateur Werner F. (fidèle allié de van Go), le multi-instrumentiste Jessie Singer et le claviériste Chris Soper (qui a participé à des chansons de Kanye West, Jennie Lena et Terra Lightfoot) l’attendaient également. La chimie s’est rapidement installée. «Leur énergie m’a submergé. Je me suis laissé porter par eux, les deux mains dans le toaster», image-t-il.

Jules Tomi

Malgré ses 50 ans de métier, Charlebois a appris considérablement aux côtés de ses quatre acolytes américains, tous beaucoup plus jeunes que lui. «Pour enregistrer ma guitare, ils ont placé le micro dans l’ongle de mon pouce. C’était quasiment gênant d’entendre les doigts qui frottent! Mais c’est ça qui a amené le groove à l’album. Ensuite, au piano, ils m’ont conseillé d’enlever des notes, de laisser de côté toutes les fioritures pour juste garder l’ossature. J’avais l’impression de jouer comme un enfant… Après, quand j’ai écouté les mix, j’ai compris ce qu’ils ont voulu faire. Ça sonnait tellement large, c’était tellement précis! Ça respirait! Moi, mon réflexe, en tant que musicien qui a grandi sur du Michel Legrand et du Duke Ellington, c’est souvent d’en ajouter le plus possible, mais pour eux, c’était less is moreLess is more, tout le temps! Ils m’ont fait comprendre que, si tout était écrit sur une feuille, on perdait le groove. Fallait simplifier les chansons le plus possible pour en garder l’essence», explique-t-il d’un seul souffle.

Les rencontres

Bref, Et voilà est un album de découvertes et de rencontres pour Charlebois. En amont, son accointance avec Simon Proulx, son collègue de La Tribu qu’il a «souvent croisé dans des partys de bureau», s’est solidifiée à travers une première collaboration, Musique de chambre. «J’ai toujours bien rigolé avec lui. Il est bright comme un singe! Je lui ai envoyé une chanson à trois accords, dit-il, en riant, et il m’est revenu avec ce texte qui parle de ma relation avec ma guitare. Une inspiration comme ça, ça ne se commande pas.»

Les astres étaient également alignés pour qu’il retrouve son éternelle complice Louise Forestier sur la théâtrale Monsieur l’ingénieur, écrite par la Française Marie Dabadie, l’ancienne secrétaire de l’Académie Goncourt. «Je voulais un duo, mais pas avec n’importe qui. Et je ne voyais personne d’autre que Louise pour interpréter ce texte très parisien, qui nécessite à la fois de chanter et de jouer un personnage. Il n’y a qu’elle pour être spontanée comme ça.»

Sans rien forcer, Charlebois a eu le privilège de renouer avec un autre vieil ami sur cet album: Réjean Ducharme, écrivain et parolier emblématique de l’histoire du Québec décédé en août 2017. Son texte Le manque de confiance en soi, une complainte défaitiste à l’ironie évidente écrite il y a près d’un demi-siècle, ouvre Et voilà avec une brillante désinvolture.

Jules Tomi

À l’époque, la chanson avait été rejetée de part et d’autre. «Réjean avait écrit ce texte pour Pauline Julien et moi, mais bon, Pauline était tellement obsédée par son référendum qu’elle ne voulait pas chanter un texte comme ça. Elle comprenait pas l’universalité du message, se souvient-il. Ensuite, j’avais été invité à chanter avec Willie Lamothe à son émission Le ranch à Willie. Je lui ai proposé cette chanson-là, mais il était pas certain… On était avec Bobby Hachey, et Willie lui lisait des phrases comme “on va faire pétak” et “on va faire fallball”. Bobby l’a regardé et lui a dit: “C’est pas un poète qui a écrit ça… T’écris ben mieux que ça, Willie!” Bref, je lui ai proposé de juste m’accompagner aux back vocals, mais même là, il voulait pas.»

Remisée pendant plusieurs décennies «dans une grande armoire», la chanson a été dépoussiérée l’an dernier, alors que le chanteur peinait à trouver les mots pour accompagner cette composition folk mordante aux accents blues. «J’avais écrit un texte plus ou moins bon, La grève des muses, et je le voyais bien que Gus n’était pas satisfait du résultat. Ça marchait pas, j’avais vraiment manqué mon coup! Et là, un soir, je tombe sur cette pépite. Le lendemain, je dis à Gus “pars le tape” et je récite le texte en mode talking blues. En une seule prise, c’était dans la boîte. Claude me regarde, ébahi: “On voulait une truite, mais on vient de pogner un marlin!” On peut parler d’un vrai miracle de la vie, d’une concordance des hasards.»

Le titre de cet album est également un exemple probant de cette «concordance des hasards». Déjà écrite depuis un moment, la chanson Et voilà a pris une tout autre résonance lorsque l’illustre Charles Aznavour est décédé en octobre dernier. «Juste après sa mort, j’étais dans mon lit à Morin-Heights à regarder l’une de ses dernières interviews. Il disait que le mot le plus utilisé de la langue française, c’était “voilà”. Et c’est vrai qu’en France, on entend souvent ce mot à la télé. Les chroniqueurs aiment bien finir leur topo en disant “Et voilà!”. Bref, il faisait cette observation et admettait qu’il avait toujours voulu écrire une chanson qui s’appelle Et voilà, mais qu’il n’en avait jamais été capable. Tout de suite, j’appelle Claude et je lui dis: “Et voilà, me semble, que c’est un bon titre d’album. Je viens d’entendre Charles parler de ça, c’est peut-être un message.”»

Animé par les coïncidences, les signes du destin, les perches tendues, Robert Charlebois s’éloigne tranquillement de sa zone de confort avec ce 25e album. Et déjà, il entrevoit la suite: «Chris et Jessie s’en vont à Los Angeles, et ils m’ont invité à travailler avec eux. Peut-être que Gus et Werner vont venir nous rejoindre aussi. Peut-être aussi que je vais rencontrer du nouveau monde et que ça va m’amener ailleurs. Je suis ouvert à tout.»

Et voilà
offert en magasin et en ligne

En spectacle à la Place des Arts du 6 au 8 juin et du 4 au 7 décembre
ainsi qu’au Grand Théâtre de Québec les 30 et 31 octobre.