Il y a 30 ans: Kashtin – Kashtin
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Vendu à plus de 200 000 exemplaires à travers le monde, le premier album homonyme de Kashtin a fortement marqué l’histoire de la musique québécoise avec ses hymnes rassembleurs en innu au croisement du folk, du country et du rock. À quelques semaines de son 30e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Florent Vollant.
Né en 1959 aux abords du lac Wabush au Labrador, Florent Vollant arrive dans la réserve de Maliotenam, tout près de Sept-Îles, à l’âge de 5 ans. Séparé de sa famille, il vit un «choc terrible» au pensionnat, auquel il est forcé d’aller. Délocalisés de leur village, ses parents viennent le rejoindre peu après lorsqu’un développement minier cause la contamination de leur lac. Lorsqu’il revient du pensionnat la fin de semaine, Vollant s’initie à la musique que ses parents écoutent à la radio : le country.
À l’adolescence, le jeune Montagnais découvre Dylan, les Beatles, les Eagles et autres artistes emblématiques de la pop et du folk des années 1960 et 1970. Il se sent également interpellé par la chanson d’artistes autochtones influents de l’époque, notamment Willie Dunn et Buffy Sainte-Marie. «C’était surtout le folk que j’aimais. J’avais encore une tendance country héritée de mes parents, mais je découvrais ma propre musique. Quelque chose de plus américanisé.»
Fort d’un bagage musical riche et varié, il joint les rangs du groupe de Philippe McKenzie, considéré comme le père de la musique moderne innue, pour plusieurs spectacles. C’est au sein de ce groupe qu’il rencontre un jeune musicien du nom de Claude McKenzie. Né en 1967 dans la réserve de Matimekush à Schefferville, puis délocalisé à Maliotenam à l’âge de 5 ans, ce dernier est encore un adolescent lorsqu’il s’ajoute à la tournée du populaire chanteur – avec lequel il n’a d’ailleurs aucun lien de parenté.
Les deux musiciens en herbe en apprennent beaucoup durant cette expérience initiatrice. «C’est grâce à Philippe qu’on a découvert qu’on pouvait chanter et composer en innu. Ça a été un vrai mentor pour nous», se souvient Vollant. «Après ça, on s’est séparés de lui pour faire chacun notre route de notre bord. Je jouais dans les bars tout seul, j’étais pas très heureux.»
Rassembleur dans l’âme, Vollant a un éclair de génie au milieu des années 1980 lorsqu’il cofonde Innu Nikamu, festival qui se donne comme mission de fédérer les nations autochtones. «C’était une époque où j’assistais à beaucoup de pow-wow [rassemblement autochtone festif et sacré]. Je voyageais beaucoup avec ma musique et je découvrais toujours plein de nouveaux artistes émergents vraiment bons. Quand l’été est arrivé, j’ai eu envie de tous les rassembler dans un seul et même lieu. Avec d’autres amis, on a donc créé cet événement-là», dit-il, à propos du populaire festival qui soulignera son 35e anniversaire cette année.
Animé par ce désir de collaborer plutôt que de jouer seul, il renoue avec Claude McKenzie. «On s’est recroisés et on s’est mis à tripper. On trouvait que c’était plus le fun et plus facile de faire de la musique à deux. On a commencé à faire des shows ensemble dans des restaurants, des pow-wow, des mariages, des bars. Peu à peu, on a voyagé dans les communautés du Québec. On n’avait pas d’enregistrement, mais on faisait vraiment beaucoup de shows. À l’époque, c’était surtout des covers de folk music, de Dylan ou des Beatles. On chantait en anglais, en français et un tout petit peu en innu […] Un soir, on faisait un show dans une salle communautaire et fallait se trouver un nom pour que les organisateurs nous présentent. Je me suis rappelé que, plus tôt dans la journée, une madame m’avait dit qu’il y avait eu une tornade tout près de chez elle. “Tornade” en innu, ça se dit “kashtin”. J’ai dit ça à Claude, et il m’a répondu: “Parfait, ça va être ça!”»
Les premières chansons originales sont composées dans le sous-sol de Florent Vollant. Amorcée à l’époque de la tournée avec Philippe McKenzie, Tshinanu est finalisée durant les balbutiements du duo. «C’est parmi les premières chansons que j’ai faites. Ça parle du territoire, de nos enfants, de nous et de nos ancêtres.» En spectacle, le makusham, danse traditionnelle des Innus (qu’on peut voir à la toute fin du clip ci-dessous), est intégré à l’interprétation de cette chanson, ce qui contribue à faire mousser sa popularité. «C’était pour faire danser le monde, toute la gang ensemble en file indienne. Notre but, c’était de faire lever le party.»
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Le duo prend son envol en 1986, grâce au bouche-à-oreille de ses fans de plus en plus nombreux sur la Côte-Nord. «On s’en rendait pas encore compte à ce moment-là, mais on avait un pouvoir. Un pouvoir de faire rêver, de faire danser. À travers nous, les gens avaient accès à l’histoire, à la musique et à la danse de leur communauté. C’était quelque chose d’assez rare à l’époque, surtout de la part d’artistes issus d’une nouvelle génération, qui était pas celle de Philippe McKenzie ou Willie Dunn.»
Phénomène grandissant, Kashtin est alors en forte demande dans les communautés autochtones. «Je me rappelle qu’on s’est fait appeler pour aller jouer dans un festival à Natashquan, mais qu’on avait dû refuser, car on avait déjà un autre show. Finalement, l’organisateur a changé la date du festival pour s’assurer de nous avoir! Il est arrivé la même chose juste après avec un monsieur qui voulait qu’on joue au mariage de sa fille», se souvient l’artiste. «À un moment donné, y a un gars de Lac-Simon [réserve algonquine située en Abitibi-Témiscamingue] qui nous appelait tous les jours pour qu’on vienne jouer chez eux. Mais on avait été sur la route tout l’été et j’avais envie de rester avec ma famille… Claude m’a dit: “Charge le plus que tu peux et demande-lui un avion charter aller-retour… Tu vas voir, il va arrêter de t’achaler!” Quand il m’a rappelé, je lui ai dit qu’on voulait 10 000$ pis un avion qui nous attendait pour repartir tout de suite après le show. Et, à ma grande surprise, il m’a répondu: “Pas de problème!” Quand j’ai vu ça, j’ai réalisé qu’on était rendus loin. On pouvait exiger les meilleurs cachets et les meilleures conditions.»
Écriture et exode vers Montréal
Entre deux spectacles, les deux acolytes créent plusieurs chansons, même s’ils ne savent ni lire ni écrire. C’est Claude McKenzie qui arrive avec ce qui deviendra le plus grand succès de la formation: E Uassiuian, chanson qui traite de son enfance. «C’est une chanson qui concerne les jeunes, ce qu’ils vivent. Claude, il vient d’une ville minière, où cohabitent toutes sortes de monde. Il a vécu des tensions raciales, des situations où c’était pas une bonne idée d’être un Indien. Y avait ça aussi à Sept-Îles, des affaires de même. Mais nous, avec notre musique, on voulait aller au-delà de la discrimination. Peu importe ton âge, ton origine ou ton sexe, tout ce qu’on veut, c’est que tu danses. Et ça marchait, notre affaire, car dans les bars où on jouait, il y avait plein de monde – pas juste des Innus.»
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Alors que McKenzie s’intéresse au territoire innu et à «la réalité quotidienne des jeunes» dans les réserves, comme sur The Devil’s Song, Kashtin ou Pakuakumit, Vollant suit davantage une démarche introspective, évoquant autant sa solitude (E Peikussian) que l’amour qu’il voue à sa fille (Nitanish). Sur Shteteian, il aborde son rapport au voyage, tandis que sur Shashish, il rend hommage à ses vieux amis. «C’est une vraie chanson de fraternité. Ça dit que même quand ça fait un bout qu’on s’est vus, on reste proches, comme des bons chums.»
Avec, en poche, «assez de chansons pour enregistrer deux albums», Kashtin profite d’une belle occasion lorsqu’il se rend dans la réserve de Wendake pour un rassemblement festif. Sur place, l’équipe du magazine d’information Le Point, diffusé à Radio-Canada, tourne des images d’un spectacle du duo. «On est passés à la télé et, d’un seul coup, le téléphone s’est mis à sonner sans cesse chez nous, et des recherchistes nous appelaient pour qu’on vienne sur leurs plateaux de télé. On a aussi des offres de producteurs de Montréal. Chaque fois qu’on avait une offre comme ça, j’hésitais. Personnellement, j’étais bien chez nous. Avec les années, on était devenus les kings de notre circuit, on pouvait vraiment demander ce qu’on voulait et vivre de notre musique. Mais Claude, lui, voulait qu’on aille plus loin et, pour ça, fallait s’en venir à Montréal. Un soir, après un show, on est retournés à Maliotenam et, en prenant une bière, Claude a encore une fois essayé de me convaincre. Et c’est là que j’ai mis ma main dans le tordeur, en lui disant que, la prochaine fois qu’on aurait un appel, j’accepterais d’aller rencontrer la personne.»
Cet appel sera celui de Guy Trépanier, auteur-compositeur-interprète et cofondateur du Groupe Concept, à la fois une étiquette de disques et un studio du Vieux-Montréal. «On est partis là-bas et, du moment qu’on a accepté l’offre, on a travaillé sur un album. On avait beaucoup de chansons en banque, mais ce matériel-là nécessitait beaucoup de travail.»
Sur une période de six mois, qui s’étend de l’hiver au printemps 1989, les deux musiciens apprennent les rudiments de l’enregistrement studio aux côtés de Trépanier et de l’ingénieur de son Louis Mercier. Plusieurs musiciens d’expérience, dont Gaëtan Essiambre, Marc Beaulieu, Daniel Bonin et Jean-François Fabiano, viennent également leur prêter main-forte, mais malheureusement, la chimie n’est pas au rendez-vous – du moins, au départ.
«Ça a été difficile, car à plusieurs reprises, j’aimais pas ce que j’entendais. On était entourés de très bons musiciens avec de très bonnes intentions, mais qui, malheureusement, ne connaissaient rien de notre musique, de notre univers. Ils ne savaient pas c’était quoi, des Innus», explique Vollant. «Nous, on faisait ce qu’on pouvait, mais on apprenait sur le tas. Parfois, y avait des tensions, et Claude pis moi, on se regardait en se disant: “On s’en va où avec ça?” C’était comme si on dénaturait Kashtin. En fin de compte, y a des tounes qu’on a refaites complètement, comme E Uassiuian. Y avait un rythme d’Indiens vraiment trop cliché qui prenait trop de place. On a tout enlevé ça.»
Après de multiples remises en question de la sorte, l’album Kashtin paraît en septembre 1989. Dès le départ, l’engouement est manifeste. «On n’a pas fait un lancement dans un Walmart de Saint-Eustache… On est entrés direct au Théâtre Saint-Denis», se rappelle le chanteur, quelque peu nostalgique. «Ça a parti en lion et, pour être franc, on s’attendait pas à ça. Ça a été une vraie tornade! Musicalement, on était prêts, mais mentalement, un peu moins. Ça nous a donné un choc. Juste après la sortie, je me rappelle être rentré dans un centre d’achats de Sept-Îles et de pas comprendre pourquoi tout le monde me regardait de même. Je suis allé aux toilettes pour me regarder dans le miroir: “Coudonc, j’ai-tu de quoi dans ’face, moi, tabarnak?!” J’avais pas encore calculé l’impact qu’on avait eu.»
L’impact est loin de se limiter au Québec. En plus de se promener partout au Canada, autant dans l’Ouest que dans le Grand Nord, Kashtin donne des spectacles aux États-Unis et en Europe, tout particulièrement en France, là où son album est réédité en novembre 1989 grâce au producteur Georges Mary. «L’Europe, c’était drôle, mais moi j’aimais mieux rester ici. Après tout, je suis un Indien d’Amérique. C’est ici que j’avais le plus de fun à jouer. Mais en même temps, je suivais la vague. Donnez-moi un micro et, peu importe où il est, je vais y aller.»
À la surprise de tous, le groupe joue abondamment à la radio commerciale – un exploit encore inédit pour un groupe innu. «Tout le monde accueillait notre musique à bras ouverts. Y avait un sentiment de fierté partagé dans les communautés. Partout dans les radios, on était en full rotation. Si tu faisais pas jouer Kashtin, tu te barrais carrément un auditoire. Mais bon, tout ça a pas duré longtemps…»
À l’été 1990, le Québec est plongé dans la crise d’Oka, et Kashtin devient l’une des nombreuses victimes collatérales de ce conflit. «Toutes nos chansons ont été bannies», se rappelle Vollant, avec une désolation encore palpable. «Les commanditaires des stations avaient mis de la pression pour que notre musique soit enlevée, car on était des Autochtones et qu’on comprenait pas ce qu’on disait. On a trouvé ça ben plate de se faire bannir, mais en même temps, on avait jamais eu cette intention de déménager à Montréal. Vous voulez plus de nous ici? C’est pas compliqué, on va aller chanter ailleurs!»
Mais au fur et à mesure que la crise s’envenime, Florent Vollant en constate les importantes répercussions. «La musique, c’est une affaire, mais d’avoir le regard que les gens ont eu sur nous par après, c’en est une autre. C’était pas une bonne idée d’être un Indien au Québec à ce moment-là… On avait bâti des ponts, mais là, la crise nous ramenait 50 ans en arrière.»
À l’automne 1990, Kashtin obtient huit nominations au Gala de l’ADISQ et remporte notamment les Félix du microsillon country-folklore et du premier disque de l’année, surclassant ainsi Les Parfaits Salauds, Laurence Jalbert, Les B.B. et Jean Leloup. La vengeance est douce au cœur de l’Indien. «Je veux pas être trop arrogant, mais disons que ce soir-là, on avait un petit sourire en coin. On a constaté que la musique, c’est fort. Vraiment fort.»
Malgré l’entêtement persistant des radios, le premier album de Kashtin atteint la certification double platine, et obtient un rayonnement considérable au Canada et en France. Au Québec, le duo laisse une certaine marque sur la chanson du tournant des années 1990, en mettant la hache dans le son synthétique des années 1980 pour renouer avec un folk rock plus organique, ce qui favorisera le succès d’une nouvelle vague d’artistes comme Les Colocs et Daniel Bélanger. Son immense rayonnement servira aussi d’exemple à une myriade d’artistes autochtones québécois qui connaîtront un certain succès dans les années et décennies suivantes, d’Elisapie à Samian.
Trente ans après cette éclosion fracassante, Florent Vollant garde toutefois un point de vue critique sur son premier album. «Pour quelque chose de cette époque-là, ça aurait pu sonner beaucoup mieux. On était à l’époque des rubans, donc ça aurait pu être plus chaleureux. Si c’était rien que de moi, je les referais toutes, ces chansons-là. Mais bon, je regrette rien, car on en a vendu 200 000. C’est grâce à cet album-là si on s’est rendus jusque-là.»
Kashtin – en vente sur Amazon
En spectacle le 2 août au festival Innu Nikamu
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