Gilles Vigneault : Le veilleur
À 90 ans, Gilles Vigneault continue de veiller sur le Québec. Toujours aussi éloquent, le poète reprend le devant de la scène pour quelques supplémentaires de son spectacle Parole et musiques. Entretien avec le légendaire chansonnier chez lui, à Saint-Placide.
Ancien restaurant reconverti en lieu de travail et de répétition, l’atelier de M. Vigneault est situé sur le boulevard René-Lévesque (ça ne s’invente pas), à proximité d’un commerce nommé Pneus Lys (ça non plus). Quand on entre après avoir discrètement cogné, le chansonnier se lève pour venir à notre rencontre, arrêtant par le fait même sa séance de mots croisés. «J’aime ça… Ça passe le temps. Mais quand on fait quelque chose pour tuer le temps, ça marche pas. Le temps, il meurt pas», philosophe-t-il, en guise de présentation.
«Et je ne prends pas de dictionnaire!» ajoute-t-il, cherchant davantage à ouvrir la discussion qu’à se vanter. «Pour les rimes, c’est la même chose. Quand j’en cherche une, je préfère chercher dans ma tête plutôt que dans un dictionnaire. Ça va plus vite, ça va mieux. Et c’est beaucoup plus excitant! Mais bon, quand la rime ne vient pas, c’est correct de se servir des outils à notre disposition. Ils sont là pour ça.»
On s’assoit en face de lui autour d’une grande table centrale, placée devant son espace de répétition. À l’aube du 60e anniversaire de ses débuts sur scène, on avait l’intention de fouiller son passé, de parler de La Boîte à chansons, de sa collaboration avec le pianiste Gaston Rochon, de l’écriture de Jack Monoloy… Mais rapidement, on comprend que Gilles Vigneault est davantage un homme du présent qu’un homme du passé. Loin de la retraite, il écrit encore régulièrement. «Ces jours-ci, ce sont surtout de courts poèmes. Comme Baudelaire disait: les gens qui écrivent des poèmes trop longs sont ceux qui ne sont pas capables d’en écrire des plus courts. Et c’est vrai! Faire simple, c’est compliqué. Faire compliqué, c’est simple.»
Bref, le Natashquanais poursuit cette quête de simplicité qui lui est si chère. Considérant le fait que l’une de ses chansons est devenue la ritournelle des anniversaires au Québec, on aurait tendance à lui dire que cette mission est déjà accomplie, mais le chansonnier est trop humble pour en arriver à cette même conclusion. «J’ai pas encore trouvé la simplicité, mais je cherche. Même avant, j’avais ce principe de me dire que, si mes anciens compagnons d’enfance ou mes anciens amis du collège ne comprenaient rien à ce que j’écrivais, il y avait certainement un défaut. Et ce défaut-là, il est chez moi, pas chez eux. Le danger, c’est de tomber dans la complexité de la pensée, car si on essaie de tout dire, il arrive qu’on ne dise rien. C’est trop touffu. Ça me fait penser aux informations. Il y en a tellement qu’on se demande comment on va faire pour en retenir une seule. Les gens se font jouer un tour: ils se croient instruits, mais c’est leur iPad qui l’est. L’outil a dépassé l’usager.»
Mais, M. Vigneault, le dictionnaire était lui aussi plus instruit que l’usager, non? Alors, pourquoi critiquer sa version contemporaine? «Avec le dictionnaire, on avait un plus grand effort à faire… Moins on demande d’efforts, moins on obtient de résultats», répond-il, sans avoir hésité une seule seconde. «C’est pour ça que je dis souvent aux jeunes d’apprendre par cœur des poèmes ou des chansons qu’ils aiment. Quand on était petit, le par cœur était une punition, mais ça aurait dû être considéré comme une récompense. Moi, je me souviens de choses apprises par cœur, qui m’ont servi par après et que j’ai maintenant le plaisir de réciter. Cette mémoire-là, elle me vient de ma mère. C’était une femme très intelligente et allumée. Elle est morte à 101 ans avec toute sa tête.»
De là, l’utilité des mots croisés: «Ça fait travailler la mémoire. Ça remet les roulettes en marche, ça met de l’huile.»
Et de l’huile, Gilles Vigneault en a besoin pour sa tournée Parole et musiques. Amorcée au Vieux Clocher de Magog en juin 2014, cette série de spectacles tient davantage de la rencontre que du spectacle en bonne et due forme. «Il s’agit d’une conversation entrecoupée de chansons», résume-t-il.
Selon les demandes du public, il est amené à piger ici et là dans sa vaste discographie de plus de 400 chansons. «Mais les gens demandent souvent les mêmes», nuance-t-il. «Certains vont parfois dans des coins plus étranges de mon répertoire et, pour ça, j’ai un cahier dans lequel j’ai rassemblé les chansons qui sont le plus susceptibles d’être demandées. Récemment, une personne m’a demandé de chanter Ailleurs le monde est doux [Ici-ailleurs est le nom de la chanson] et j’ai dû me référer au cahier.»
Bref, le cahier est au spectacle ce que le dictionnaire est aux mots croisés. Accompagné par le pianiste Philippe Noireaut et l’animatrice Françoise Guénette, «que j’appelle la maîtresse d’école, car elle me ramène les deux pieds sur la scène quand je me lance dans de trop longs monologues», le chansonnier s’amuse à discuter avec son public. En une quarantaine de représentations, c’est un garçon de neuf ans qui lui a posé la question la plus mémorable. «Il s’est levé par lui-même dans la salle, sans avoir été poussé par sa mère. Il m’a interpellé pour demander: “À quoi ça sert la poésie?” C’est une question extraordinaire, à laquelle j’ai répondu: “La poésie, c’est comme l’eau pour les arbres. C’est de l’eau pour l’âme.” Ensuite, j’ai surfé là-dessus pendant un quart d’heure! J’espère que ça lui a ouvert un chemin pour pousser sa réflexion plus loin, pour aller chercher sa vérité au fond de lui.»
L’âme, ce principe de la sensibilité et de la pensée aux ramifications spirituelles, a une portée bien personnelle pour M. Vigneault, qui a passé les 70 dernières années à l’incarner à travers son œuvre poétique. «J’ai toujours cru à l’âme, au fait que les gens en ont une et qu’elle est importante. Elle réfère autant à l’inconscient qu’à l’imaginaire, mais ce n’est pas juste ça non plus. Ce sont toutes ces choses abstraites qui peuplent nos pensées», explique-t-il, avant de mettre ce principe en opposition au discours social ambiant. «En ces temps matérialistes, on est portés à ne croire qu’à ce qu’on touche, qu’à ce qui est concret, qu’à tout ce qui est sûr. On croit à l’argent à la banque, même si ce n’est pas quelque chose de si sûr que ça. Parlez-en aux gens qui misent leur argent sur un condo et qui se font flauber! Et, dans le discours politique en général, on parle toujours de choses concrètes, en s’en remettant constamment au plus petit dénominateur commun afin que tout le monde comprenne. Mais en faisant ça, on fait table rase de toutes connaissances, de toutes différences, de toutes dissensions. On réduit la population à un groupe uniforme, de façon à faire l’unanimité, à gagner des votes.»
Mais, M. Vigneault, c’est un peu ce que vous faites avec votre poésie aussi, non? Vous la simplifiez pour qu’elle soit accessible «au plus grand dénominateur commun»?
«En quelque sorte, oui. C’est quelque chose qu’on fait intuitivement quand on veut présenter quelque chose à beaucoup de monde. Mais ça ne veut pas dire qu’en faisant simple, on soit obligé de ne rien dire», rétorque-t-il, sans la moindre hésitation encore une fois.
Et le chansonnier en a encore, des choses à dire. La chanson qu’il écrit actuellement, Le veilleur, est un bon exemple de son savoir-faire, de sa force poétique, de son aisance à faire des liens significatifs entre la culture du passé et les enjeux du présent. «Ça parle d’un gars qui s’est bâti une tour et qui veille sur le village. Tous les soirs, il monte là et regarde au loin avec sa longue-vue pour répondre à la question qui était également celle de Virgile [poète latin de l’Empire romain]: “Veilleur, que dis-tu de la nuit?” Le veilleur regarde si l’ennemi est dans les plaines, puis se rend compte que l’ennemi est peut-être à l’intérieur de la tour, peut-être même au fond de lui… C’est mon professeur de latin, l’abbé Georges Beaulieu, qui m’avait dit que le veilleur est un poète qui a la mission d’être le gardien, d’être celui qui voit plus loin. En ce moment, le veilleur, il regarde quoi? Probablement le plastique sur l’océan!»
L’environnement est au cœur des préoccupations de l’artiste. Il avait fait part de ses vives inquiétudes sur Vivre debout, son plus récent album de chansons originales paru en 2014, mais le territoire transcende son œuvre depuis des décennies. «La terre m’interpelle tellement que j’ai écrit une chanson qui s’appelle J’ai mal à la terre. Ça a l’air d’être un jeu de mots, mais ce ne l’est pas, malheureusement…»
Le fil de la discussion nous amène à parler de l’inévitable: Greta Thunberg, jeune militante qui enflamme les débats publics depuis quelques mois. Vigneault pèse bien ses mots lorsqu’il parle d’elle: «Son attitude m’a laissé mal à l’aise au départ. C’est normal, car ce qu’elle dit est profondément dérangeant. Mais j’espère que son attitude et la densité de son émotion et de sa frustration ne viendront pas nuire à son message, car il y a là un message essentiel. Angoissant mais essentiel.»
S’il partage effectivement l’opinion alarmiste, voire réaliste, de Thunberg, Vigneault n’a pas beaucoup d’affinités avec son ton incisif. Le militant incarne davantage le calme et la sérénité. «J’ai jamais été enflammé comme elle, ça, c’est certain, mais je l’ai déjà été plus que maintenant. Je ne me suis pas calmé dans mes paroles, mais je me suis calmé dans le ressenti de mes émotions. Je ne crois pas beaucoup en la colère.»
Et, à son âge, étiez-vous un peu plus fâché? «J’ai eu mes épisodes… Je me rappelle m’être mis en colère contre les gens qui avaient investi dans le Labrador et qui ont, ensuite, tout fait pour le voler au Québec et le donner à Terre-Neuve. C’était une décision de l’Angleterre qui se méfiait du Québec, car il prenait trop de place. Et ces gens-là avaient raison: le Québec prend toujours trop de place et il va continuer à en prendre trop. En 1837, il y a eu un petit mouvement qui disait que le Québec n’avait pas assez de place, et ça a laissé des traces!»
Cinquante-cinq ans après avoir écrit Mon pays, chantez-vous ce texte avec autant de conviction? «Oui», répond-il instantanément. «Dans la vie, on croit ou on ne croit pas. Je doute de la possibilité que le Québec soit un pays, mais je veux tellement que ce soit le cas que je continue de le chanter haut et fort. C’est peut-être anecdotique, mais le verbe “croire” rejoint dans ses conjugaisons le verbe “croître”. C’est amusant et intéressant de dire que croire m’a fait croître.»
Et, à 90 ans, Gilles Vigneault continue de croître avec brio. Son enthousiasme, sa mémoire, son intelligence et sa répartie impressionnent. Sans parler de son look rafraîchi qui lui donne l’air d’un propriétaire de ranch. «Ça, c’est juste parce que j’ai oublié mes deux casquettes de marin à Natashquan», se défend-il, en riant.
Mais, à 90 ans, Gilles Vigneault continue surtout de croire. Agnostique convaincu, il réfléchit constamment à sa spiritualité. «J’ai d’abord cru en moi. Ça prenait de la foi pour ça! Et, ensuite, j’ai eu foi en mes parents, en ceux qui m’entourent. Pour le reste, tout ce qu’on sait, c’est que l’univers est immense, infini. Nous vivons notre petit espace de vie, de la naissance à la mort, entre deux éternités, celle d’avant et celle d’après. Je ne sais pas encore exactement en quoi je crois, mais je sais qu’il y a une infinité de mondes. Et je dois faire attention à ce que je dis, car en l’an 1600, Giordano Bruno [philosophe italien] a été brûlé sur la place publique pour avoir dit la même chose… Ça a l’air que c’est moins dangereux aujourd’hui.»
Parole et musiques
les 30 septembre, 1, 13 et 14 octobre
à la Cinquième Salle de la Place des Arts (COMPLET)
le 10 octobre
au Vieux clocher de Magog (COMPLET)