Il y a 10 ans : La Patère rose – La Patère rose
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Oeuvre initiatique de la carrière de Fanny Bloom, le premier et seul album de La Patère rose a marqué le tournant de la décennie 2010 au Québec. À quelques jours d’un rare spectacle retour visant à souligner son 10e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie des trois membres de la formation.
Natifs de Sherbrooke, Julien Harbec (alias Kilojules) et Thomas Hébert (alias Roboto) se rencontrent au début des années 2000, alors qu’ils sont au secondaire. Avec trois autres amis, ils fondent le groupe jazz Misteur Valaire en 2004, puis s’inscrivent à Cégeps en spectacle l’année suivante. C’est lors de la finale sherbrookoise du concours panquébécois qu’ils découvrent la musique de Fanny Grosjean (alias Fanny Bloom, pseudonyme qu’elle empruntera peu après le concours). «C’était le premier show à vie de Misteur Valaire. On jouait contre Fanny qui, elle aussi, donnait pas mal son premier show», se rappelle Kilojules.
Au terme de la soirée, c’est l’autrice-compositrice-interprète qui l’emporte, se frayant ainsi un chemin jusqu’à la finale nationale (qu’elle remportera d’ailleurs). «Les gars avaient préparé un numéro un peu théâtral», se souvient-elle, en riant. «Moi, mon truc était très différent, très chanson française. Disons que j’me prenais pas pour d’la marde! J’étais à fond dans le mimétisme, j’avais pas encore trouvé ma voix.»
Désirant donner un peu plus de coffre à ses chansons, Bloom demande alors à Kilojules et Roboto, respectivement claviériste et batteur, de se joindre à elle pour l’accompagner sur scène. «Mais finalement, ça a viré en grosse exploration studio. On s’est mis à créer les trois ensemble», dit Bloom.
Grâce à une bourse de Jeunes volontaires, programme pour jeunes entrepreneurs offert par Emploi-Québec, les deux musiciens de Misteur Valaire se construisent un mini-studio à Sherbrooke. «Cet argent-là nous permettait de nous concentrer uniquement sur la musique. On était toujours, toujours dans notre local. On a fini par lâcher l’école», précise Kilojules.
C’est à cet endroit que Bloom fait découvrir à ses deux acolytes Le fil de Camille, album de chanson pop française avant-gardiste paru en 2005. «Je suis arrivé au local et j’ai fait écouter ça aux gars. On a mis des stroboscopes! À l’époque, y’avait pas beaucoup de filles qui faisaient dans un genre très éclaté comme ça. Ça m’a ouvert l’esprit, ça m’a donné le droit d’aller ailleurs.»
«Thomas et moi, on sortait d’un cadre collégial de jazz très niché. On était à fond là-dedans. Et, là, Fanny arrive avec plein de sortes de musiques pop vraiment cools, autant Camille que Lily Allen ou Lykke Li. On a commencé à mélanger les styles, à essayer des trucs. On s’est gâtés en sachant pas vraiment ce qu’on faisait. D’entendre toutes ces filles-là chanter, ça nous a donné envie de faire notre propre truc», explique Kilojules.
La première chanson que Bloom écrit avec ses deux acolytes est L’éponge. «C’était un petit truc assez moody qu’elle avait fait. Moi, j’ai juste crissé un beat dessus, et on a trouvé que c’était l’fun», poursuit-il.
«C’est la chanson qui a donné le chemin à prendre. Elle avait de la personnalité», résume Bloom.
Au passage, la chanteuse écrit deux autres chansons moins mémorables. «Elles n’ont jamais existé ailleurs que dans nos ordinateurs, et ça ne changera jamais! Il y en a une qui me fait littéralement crier au meurtre. Quand je l’entends, je hurle!»
Les trois musiciens déménagent à Montréal au courant de l’année 2006. Tranquillement, le projet solo de Bloom laisse place à un projet de trio en bonne et due forme.
L’appel des Francouvertes
Intéressé à se produire sur une scène, le nouveau trio rassemble ses trois chansons les plus fignolées (c’est-à-dire L’éponge et les deux autres dorénavant reniées) et les envoie au concours-vitrine Les Francouvertes à l’été 2007. Un peu dernière minute dans leurs démarches, les trois musiciens doivent trouver un nom en vitesse. «J’étais sur le balcon de Fanny sur la rue Rachel, et là, on n’avait vraiment pus de temps. Pour une raison que j’ignore, j’ai dit ‘’La Patère rose’’, et tout le monde était d’accord. Y’a pas d’histoire concrète, à part le jeu de mots avec le personnage de La Panthère rose. Je crois que je tiens ça de mon père», se souvient Roboto, en riant.
À l’automne, Bloom reçoit un appel qui changera le cours de sa vie : «Ça a sonné sur mon téléphone à ligne dure. C’étaient les Francouvertes. J’ai vraiment crié de joie! C’était le début de quelque chose et, en quelque sorte, ça nous donnait un but pour continuer à faire des tounes. On allait être entendus… Mais bon, on a aussi commencé à freaker à ce moment-là. On a-tu assez de stock pour performer là-bas? C’est là qu’on s’est mis à pomper.»
C’est au sous-sol de la maison de Roboto dans Rosemont que les trois amis pratiquent, là où résident également la plupart des autres membres de Misteur Valaire. «À un moment donné, ça avait juste pu rapport. Les voisins étaient à boutte. Ils n’appelaient pas la police, mais ils étaient juste pus capables. On n’a pas eu le choix de déménager.»
La Patère Rose entre donc au studio La Traque, et la création se poursuit à un rythme effréné. «Y’avait pas de censure entre nous, et on n’avait jamais à se remettre en question. On se demandait pas si c’était bon ou pas : on faisait juste faire des tounes», dit Kilojules.
«On avait le feu en nous», ajoute Bloom. «On se faisait confiance totalement, et j’étais très prolifique. J’essayais des trucs au micro que je venais d’écrire, et on complétait des chansons à trois.»
Ainsi, l’album en chantier sont teintées d’une profonde excitation, d’une euphorie palpable qui se manifeste tout particulièrement dans des chansons joyeuses comme La marelle ou Pacemaker. «Je traversais une époque heureuse. On avait de grands rêves, beaucoup d’ambition, et on découvrait Montréal. La Fanny vraiment deep, elle était pas encore là. »
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Certaines chansons plus sombres ou, du moins, plus mélancoliques viennent toutefois s’insérer en cours de route. «Parfois, on écoutait de la musique plus dark qui nous emmenait dans des sentiers comme ça. Je pense à Backyard souvenir, par exemple. C’est Roboto qui est arrivé avec un truc super lyrique au piano, et Fanny est juste allée chercher l’émotion qu’il y avait là-dedans», se souvient Kilojules.
«Je l’aime vraiment beaucoup, cette chanson-là. Ça parle d’un amour de mon secondaire, qui m’avait vraiment touché…» commente brièvement Bloom, sans trop vouloir s’étendre sur le sujet.
Également plus personnelle, Chamord-sur-mer-l’épilogue est un hommage au grand-père belge de la chanteuse. «C’est une tentative de chanson en wallon. Mon grand-père me chantait toujours une comptine quand j’ai étais petite. Je pensais l’avoir apprise comme il faut et, quand il est décédé, j’ai voulu lui faire un clin d’œil. Mais bon, ma mère a envoyé mon album à la famille là-bas, et en fin de compte, personne n’a rien compris à ce que je chantais», raconte-t-elle, en riant.
Avec une bonne dizaine de chansons en banque, La Patère rose entame les Francouvertes sur le bon pied. Le 17 mars, le trio donne son tout premier spectacle en carrière au Lion d’or durant la compétition. «On était très nerveux. On prenait ça vraiment au sérieux et on allait assister à chaque soirée pour voir le niveau des autres bands. On était assez compétitifs», admet Bloom.
Cette première prestation convainc Eli Bissonnette, fondateur et directeur de l’étiquette Grosse Boîte, nouvelle branche indie francophone de Dare To Care. «Il m’a écrit et m’a juste dit : ‘’Allo! Peux-tu m’envoyer tes tounes?’’ Je savais pas c’était qui, je pensais même que c’était une fille. J’fais comme : ‘’ARK! What the fuck que tu me demandes ça… T’es qui?’’ Et là, je dis aux autres gars, une semaine après : ‘’Y’a comme une fille qui m’a écrit, Eli Bissonnette… J’sais pas trop c’est qui…’’ Dès qu’on m’a dit que c’était le gars de Grosse Boîte, je lui ai écrit tout de suite : ‘’Pas de problème! Je t’envoie les chansons!’’» se rappelle Bloom. «Après ça, il nous a courtisés à chaque ronde, il me semble. Et ça tombe bien, car c’est l’étiquette qu’on voulait. On avait tous tripé sur Tricot Machine, et je trouvais leur direction artistique super nice.»
Au printemps, La Patère rose remporte la 14e édition du concours. «On capotait! Et, en plus, on a gagné plusieurs prix, dont un prix SOCAN pour l’écriture de la toune Backyard souvenir, qui m’a vraiment touché. On a aussi un prix pour aller aux Francofolies de Spa et de Montréal. On savait que quelque chose allait se passer», indique la chanteuse.
Album en chantier
Officiellement signé sous Grosse Boîte, le trio amorce la préproduction de l’album dès l’été 2008. «C’est lors d’un chalet que la chanson J’ai rêvé a pris forme», se remémore Bloom. «On la travaillait en studio depuis un moment en formule piano-voix. Puis, un jour, Kilojules a passé la nuit à gosser dessus et en a fait un remix avec un tempo plus rapide, qui est devenu la vraie version.»
«Durant la pré-prod, on a aussi changé les versions de Backyard souvenir et de Chamord-sur-mer, en leur ajoutant des cordes. On a modifié plusieurs chansons comme ça, car elles étaient relativement basic dans leur version Francouvertes. Parfois, tu réécoutes ça et tu vois qu’on avait peut-être un peu trop d’idées», analyse Kilojules.
Les sessions d’enregistrement s’amorcent à l’automne au studio Plasma, à Montréal, avec le réalisateur Loïc Thériault, un proche de Misteur Valaire. «On faisait du 17 heures par jour. J’en braillais!» s’exclame Bloom. «Mais, pour moi, c’était super important de sortir l’album avant ma fête en mars. Je voulais pas avoir 23 ans pour sortir un premier album. Je trouvais ça trop vieux! On a donc vraiment rushé pour tout finir en janvier.»
La Patère rose paraît le 10 mars 2019, c’est-à-dire quelques jours avant son anniversaire. Entre chanson et électro-pop, l’album plait aux critiques. «Ce qui rend le son du groupe distinctif, c’est cette manière d’additionner les influences et sensibilités de chacun sans les fondre. C’est peut-être ça, au fond, le mystère Patère», écrit notre ex-collaboratrice Marie-Hélène Poitras le 12 mars.
«J’avais vraiment peur de me faire ramasser dans mes textes, mais une fois que l’album est sorti, je savais que j’avais pus le contrôle. J’ai eu énorme moment d’angoisse avant que les premières critiques sortent, mais finalement, j’ai été rassurée», constate Bloom. «Y’a juste un groupe Facebook qui nous menait la vie dure. Je crois qu’il s’appelait ‘’La fille de La Patère devrait fermer sa gueule avec des ostis de cris’’. C’était un vrai groupe de hate, qu’on a fini par envahir.»
Nouvelle sensation sur la scène québécoise, le groupe ne perd pas de temps à faire le tour du Québec, le temps d’une première tournée qui s’échelonnera sur près de deux ans. «Pour vrai, on a tellement joué durant l’été. Ça allait jusqu’à 3 ou 4 shows par semaine des fois. Souvent, c’était des doublés organisés avec Misteur Valaire. Les gars faisaient des doublés, c’était intense…» observe la musicienne.
À l’automne, La Patère rose est nommée dans les catégories de la révélation et de l’album alternatif de l’année au Gala de l’ADISQ. Reparti bredouille dans les deux cas, respectivement devant Cœur de Pirate et Malajube, le groupe continue toutefois de profiter de plusieurs opportunités très intéressantes, qui confirme son potentiel d’exportation. Parmi celles-ci, on note son sacre comme artiste francophone favori aux Indies Music Awards de la Canadian Music Week ainsi que sa participation à l’édition 2010 de l’énorme vitrine internationale SXSW.
Dans la foulée de cet événement, Fanny Bloom reçoit une autre excellente nouvelle. «Eli nous a appelés pour qu’on vienne à ses bureaux. Il me regarde et me dit : ‘’Faut que j’te parle… Ça vous tenterait-tu de faire les premières parties de Mika en France?’’ Là, j’ai pleuré… J’étais vraiment une grande fan de lui!»
À quelques jours de cette expérience comportant une dizaine de dates, l’excitation laisse toutefois place à l’angoisse. «Ça a failli chier… Mika revenait d’une tournée en Suisse, et ça avait vraiment mal été avec le band qui l’avait suivi en première partie. Il était vraiment dans un mauvais mood et il a dit à son équipe qu’il voulait pus de première partie… L’affaire, c’est que, nous, on était déjà en route pour la première date…. Il est donc allé voir notre MySpace, mais entretemps, notre compte s’était fait hacké par un groupe de rap. Il a décidé de tirer la plogue», se rappelle-t-elle.
«L’équipe a finalement réussi à le raisonner, en lui faisant comprendre la situation. Mika nous a donc donné une chance. C’était un peu comme si on était en probation. Le premier soir, il était assez pressé, donc il a pas eu la chance de nous voir… On a donc eu un deuxième soir de probation… On était vraiment stressés», poursuit Kilojules.
«Et là, après ce show-là, il est venu nous voir dans la loge pour nous dire que c’était vraiment super, notre truc. À un point tel où il voulait aussi qu’on le suive aux Pays-Bas. Mais on a dû dire non, car on avait un show de booké à la Maison de la culture de Rosemont. On l’avait déjà déplacé avant, donc là, l’organisatrice ne voulait pas nous accommoder. On a donc laissé tomber Mika pour une Maison de la culture…» se désole encore Bloom.
Profitant de cet engouement généralisé, le groupe lance un EP de quatre titres à la fin de l’été, Wakiki, et fait paraître la version française de son album homonyme sous Naive Records. L’inévitable rattrape toutefois le trio : les horaires trop chargés de Roboto et Kilojules, qui connaissent un succès considérable avec Golden Bombay (troisième effort de Misteur Valaire aux consonances plus pop), empêchent La Patère rose de rouler à plein régime. «On perdait sans cesse de belles opportunités, et ça me rendait triste», indique Bloom.
«On vivait sur deux débuts de succès. Quand y’avait une bonne nouvelle d’un côté, ça amenait une mauvaise nouvelle de l’autre. À un certain moment, c’est devenu invivable. Tout le monde était fâché et à boutte», confie Kilojules. «Et évidemment, on se sentait super coupables… À force d’y penser, on en est venus à la conclusion que Fanny devait foncer en solo pour que ça fonctionne. Et on n’a pas eu le choix d’engager des musiciens remplaçants (Pat Fraser et Étienne Dupuis-Cloutier) pour finir cette tournée-là.»
La Patère rose se sépare à l’été 2011, juste après un spectacle d’adieu au Cabaret du Mile End (maintenant le Théâtre Fairmount). «La décision a été dure à prendre, car le band allait bien et que la France nous accueillait. Mais bon, Valaire existait dans nos vies avant, donc on a gardé ça», conclut Kilojules à ce sujet.
Malgré son parcours éphémère, La Patère rose aura marqué à sa manière la scène alternative québécoise du tournant de la décennie. Grâce à son alliage de pop, de chanson française et de synthés électroniques, son premier et seul album aura en partie pavé la voie à la venue de Karim Ouellet, Monogrenade, Bravofunken, Violett Pi et David Giguère.
Terminant actuellement une mini-tournée pour souligner ce 10e anniversaire, le groupe se dit encore fier de ce qu’il a accompli. «C’est une époque très importante de nos vies. Et je n’en garde que de très beaux souvenirs», indique Kilojules.
«C’est sûr que tu sens que ça a vieilli par moments quand tu le réécoutes. Je crois que les chansons qui ont le mieux vieilli, c’est celles qui ont des arrangements plus intemporels comme Backyard souvenir», nuance Roboto.
«Quand je le réécoute, ça me saute dans la face de voir à quel point on était jeunes. Esti qu’il y a des trucs qu’on referait pus!» lance Bloom. «Mais sinon, c’est un album qui me remplit toujours autant de fierté. On était libres de s’exprimer comme on le voulait. Je trouve ça l’fun à ressentir.»
La Patère rose – disponible en format compact et vinyle
En spectacle durant Coup de coeur francophone – 16 novembre, Le Ministère (Montréal)
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