Il y a 45 ans : Harmonium – Harmonium
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 45 ans : Harmonium – Harmonium

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

C’est l’oeuvre emblématique d’une époque culturelle faste au Québec. Le premier album d’Harmonium a marqué une génération de mélomanes. À l’occasion d’une réédition vinyle et numérique pour son 45e anniversaire, on s’est assis avec les membres fondateurs, Serge Fiori, Michel Normandeau et Louis Valois, pour retracer la genèse et l’impact de cet album mythique.

Collègues lors de leurs études collégiales à Sainte-Thérèse, Serge Fiori et Michel Normandeau collaborent pour une première fois au tournant des années 1970, lorsque ce dernier est mandaté par son coloc de l’époque, le comédien et auteur Claude Meunier, pour composer la musique d’une pièce de théâtre. «C’était pour l’ancêtre d’une pièce qui allait devenir Les Voisins», se souvient Normandeau, faisant référence à cette comédie écrite en 1980 par Meunier et Louis Saïa, deux de ses anciens camarades du cégep. «On cherchait un musicien pour jouer avec moi, et c’est là que Claude m’a dit : ‘’Appelle Serge!’’» 

«J’sais pas vraiment d’où vient cette idée-là…. J’tais pas connu pantoute!» lance Fiori qui, à ce moment, étudiait en communications et accompagnait son père à la guitare dans un orchestre.

«Finalement, il arrive chez nous sur Durocher et me dit que ça lui tente. Il avait jamais fait de musique de théâtre de sa vie», ajoute Normandeau. «Peu après, Claude est allé vivre avec sa blonde, donc je me retrouvais avec un logement trop grand et trop cher. Et ça tombait bien, car Serge se cherchait une place pour partir de chez eux.»

«Ouais… pis pas à peu près!» s’exclame le principal intéressé.

«Il est arrivé avec un matelas pis une guitare… pis c’est tout. C’est comme ça que tout a commencé», poursuit son collègue.

Prenant part à un spectacle à l’Université de Montréal, Fiori rencontre ensuite le bassiste Louis Valois, alors étudiant en optométrie. La connexion est instantanée.

Dans la foulée, il l’invite dans «son appartement aux grands murs blancs d’Outremont» pour lui faire entendre quelques compositions embryonnaires. Une occasion en or se présente à eux assez rapidement. «En plus d’avoir son orchestre, mon père organisait des shows. Y’a un groupe qui s’est désisté à la dernière minute, donc il m’a demandé de monter quelque chose en vitesse. C’était vraiment n’importe quoi!» admet Fiori.

Accompagné par le saxophoniste Richard Beaudet, le noyau de ce qui deviendra Harmonium donne son tout premier spectacle au Salon de la Femme 1973. Au menu : des reprises de chansons instrumentales et «probablement un début de toune» originale.

Dans les mois qui suivent, les trois musiciens définissent leur style. Une visite au magasin de musique La Tosca s’avère assez déterminante. «On était électrique à nos débuts, mais en allant là-bas, on m’a fait essayer une 12 cordes. Ça a été un coup de foudre, une révélation. Mais le problème, c’est que c’est super compliqué de jouer ça live. Faut qu’elle soit tunée et qu’elle sonne au maximum pas de micro. On a fait beaucoup de recherche sonore pour en arriver là», explique Fiori.

«On voulait pas sonner comme quelque chose en particulier», insiste Normandeau. «Ce qui est spécial et qui nous démarquait des autres, c’est que Serge jouait de cette guitare-là comme si c’était de la guitare électrique. Ça donnait de quoi de puissant.»

Ce qui est spécial et qui nous démarquait des autres, c’est que Serge jouait de cette guitare-là comme si c’était de la guitare électrique. Ça donnait de quoi de puissant.

Bien assis sur son balcon avec sa nouvelle guitare et sa cigarette, Fiori écrit et compose Aujourd’hui, je dis bonjour à la vie. «J’étais assis là, à regarder les enfants parler, jouer et rire, pis j’essayais de faire fitter des harmoniques avec ça. C’est la découverte de faire du progressif avec presque rien», se souvient-il. «Pis, d’un seul coup, leurs rires et leurs cris me sont rentrés dedans…. Voir, estie de calice, qu’on apprend aussi vite aux enfants pis qu’on les calice à terre avec l’école! Voyant ça, j’ai voulu retourner au plus simple, retrouver la liberté que j’avais quand j’étais enfant. J’ai voulu faire le vide, dire bonjour à la vie. Ça a été la première journée du restant de ma vie.»

Fiori se joint à Normandeau pour l’écriture des pièces Harmonium et Vieilles courroies. Les deux s’entendent sur l’importance de la sonorité et de la phonétique des mots. «Fallait que les paroles soient comme un instrument. Fallait qu’elles sonnent», indique Normandeau.

«On se confrontait beaucoup dans l’écriture. Des fois, on se bavait, et Louis s’en mêlait. Mais le but, c’était juste de s’améliorer. De mon côté, y’avait pas de message précis, juste des mots qui collaient bien les uns aux autres. Le sens, il est venu après», explique le guitariste, à qui on doit également les textes de Pour un instant et Attends-moi.

«Moi, j’avais déjà l’intention de passer un message, mais ce qui arrivait, c’est qu’en jouant avec les sonorités et les paroles, ça me causait des surprises», ajoute le chanteur. «J’me ramassais plus loin que l’intention.»

Louis Valois, Serge Fiori et Michel Normandeau. Courtoisie Universal Music Canada.

Avec quelques chansons en banque, le trio entame une tournée des boîtes à chansons, et sa musique retentit peu à peu sur la scène musicale underground montréalaise. Le titre d’une chanson, Harmonium, finit par s’imposer comme nom de la formation. «Harmonium, à la base, c’est l’homme-orchestre, l’homme musicien qui nous permettait de jouer. Quand on faisait un show, c’était donc présenté comme ‘’Harmonium invite Michel Normandeau, Louis Valois et Serge Fiori’’. C’était tout un concept», dit Fiori, sourire en coin, avec un soupçon d’ironie. «Pis y’a un soir que quelqu’un nous a présentés en tant qu’Harmonium… C’est là qu’on a su qu’on était un groupe.»

Toronto à la rescousse

1973 est donc l’année des révélations et des rencontres pour les trois musiciens. Conscient de l’engouement qui les entoure, leur tout nouveau gérant Yves Ladouceur tente de leur dégoter un contrat de disques au Québec. «On avait enregistré un petit démo, qu’il avait envoyé ici et là. Il lançait des petites bouteilles à la mer», se souvient Valois.

«Finalement, le Québec nous a refusés… Avec le recul, j’trouve ça ironique», analyse Fiori.

C’est l’étiquette torontoise Quality Records, spécialisée en disco, qui accepte de prendre le groupe sous son aile. «Pour être franc, on était prêts à signer avec n’importe qui. Que le label soit québécois, italien ou torontois, on s’en foutait. On est allés à Toronto en train pis on a signé pour deux albums», indique Normandeau.

Pendant des mois, la préproduction de ce premier album se déroule dans le Vieux-Montréal à raison de plusieurs soirs par semaine. C’est à ce moment-là que Fiori fait plus ample connaissance avec le directeur artistique Fred Torak. «Il avait une pile infinie de disques. Il nous faisait écouter du James Taylor pis du Joni Mitchell, pis en même temps, on commençait à se tracker sur son 8 pistes. C’est là que tout s’est placé dans ma tête. Enfin, on avait un son qui nous appartenait.»

Il avait une pile infinie de disques. Il nous faisait écouter du James Taylor pis du Joni Mitchell, pis en même temps, on commençait à se tracker sur son 8 pistes. C’est là que tout s’est placé dans ma tête. Enfin, on avait un son qui nous appartenait.

L’influence de Joni Mitchell, que Torak lui a fait découvrir, est palpable sur la création de Fiori. «Ça a été un choc d’écouter ça. C’était la première fois que j’entendais des chansons en anglais qui se résumaient pas à ‘’I love you baby and I kiss you in the mouth’’. J’avais eu ça de Brel en français, mais là, je l’entendais dans un langage rock’n’roll. Ça m’a frappé… Faut lire ses textes pour comprendre qu’elle aborde ses sujets avec des caméras de tous les côtés. »

Déjà amorcée, Un musicien parmi tant d’autres se concrétise. «J’me suis fait dire avec raison qu’il y avait 3-4 sens en même temps à cette toune-là. Ça me vient essentiellement de Joni Mitchell», insiste Fiori. «Les quatre lignes de la fin («Où est allé tout ce monde / Qui avait quelque chose à raconter / On a mis quelqu’un au monde / On devrait peut-être l’écouter»), ce sont pas des paroles gaies du tout, c’est même assez triste, et pourtant, c’est devenu un chant de ralliement […] Ça s’est mis à symboliser une génération, autant d’un côté politique que social. Et, après autant d’années, elle me fait encore le même effet. »

«C’est ça, la beauté de nos chansons», ajoute Normandeau. «Et à un moment donné, ça nous appartenait plus du tout. Tout le monde a fini par avoir sa théorie sur ce qu’on faisait. J’me souviens avoir vu, quelques années plus tard, le texte de Pour un instant dans une revue religieuse. C’est là que j’ai compris que tout ça allait au-delà de nous, de notre volonté.»

Au début du mois de janvier 1974, les trois acolytes entrent au studio Tempo avec Fred Torak et l’ingénieur de son Michel Lachance. Dotés d’un maigre budget de 6000$, ils planchent sur l’album de façon expéditive «en quatre jours et demi». Deux musiciens invités, Rejean Emond à la batterie et Alan Penfold au bugle, viennent leur prêter mainforte. «Je me souviens que Michel Lachance était particulier…», se rappelle Fiori. «Il avait pas le sourire facile! Quand on finissait une toune, il disait pas un esti de mot… même pas un ‘’OK’’ ou un ‘’Bravo’’. Mais, quand il me disait, ‘’c’est terminé’’, je gelais automatiquement! C’était sa façon à lui dire que ce qu’on venait de faire, c’était bon.»

«Y’avait une forte dynamique en studio, et chacun respectait les rôles de chacun. Je savais que j’étais pas la personne désignée pour chanter Pour un instant et que j’étais pas la personne qu’il fallait pour me péter les doigts sur une 12 cordes […] On savait que Serge était le pôle. C’est ça qui a fait le succès d’Harmonium», analyse Normandeau.

Les apprentissages sont nombreux pour les jeunes musiciens. «Je me souviens d’avoir eu peur comme le criss les premières fois que je suis allé en studio. En fin de compte, ça a été une révélation. Quand on a entendu le résultat de ce qu’on faisait, on a trouvé ça impressionnant», raconte Valois.

Lors de la dernière journée en studio, le groupe recrute une dizaine de personnes sur la rue Sainte-Catherine afin de former ce qui deviendra le chœur épique d’Un musicien parmi tant d’autres. Michel Lachance entame ensuite le mixage de l’album, sans la présence des membres du groupe.

Harmonium parait en février 1974 sous Quality Records. Un lancement a lieu le 20 février au club Le Patriote, et un concert est diffusé en direct sur la bande AM de la radio montréalaise CKVL. Soutenant le groupe depuis ses tout débuts (comme en témoignent la prestation et l’entrevue ci-dessous), la station commerciale CHOM ne perd pas de temps à faire entrer des chansons de l’album dans sa rotation régulière. «Ça a été la première station à nous mettre sur la carte. Et, encore là, c’est paradoxal, car c’est une station anglophone!» fait remarquer Normandeau.

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Deux mois après la sortie, Harmonium atteint la première place du palmarès des ventes au Québec. Tout compte fait, il y restera pendant 76 semaines, s’écoulant à plus de 100 000 copies en l’espace de quelques mois. À l’été, le groupe donne un concert à la Place des Arts – une première pour un groupe à l’époque. Les spectacles se poursuivent à un rythme effréné pendant plus d’un an. «On a appris à toucher les gens sur scène. On a compris que, si tu joues et que les gens mangent leur sandwich au jambon pis se câlissent de ce que tu fais, c’est pas bon. Fallait explorer, connecter avec eux», indique Fiori.

On a appris à toucher les gens sur scène. On a compris que, si tu joues et que les gens mangent leur sandwich au jambon pis se câlissent de ce que tu fais, c’est pas bon. Fallait explorer, connecter avec eux

Aux côtés de nouveaux visages comme Beau Dommage, Octobre, Jim et Bertrand, Les Séguin et L’Infonie, Harmonium amène un vent de fraicheur à la musique québécoise. Sa signature folk acoustique aux hymnes fédérateurs trouvera écho chez des artistes de toutes les générations, de Paul Piché à Philippe Brach, en passant par Garolou, Les Cowboys fringants et Les sœurs Boulay.

Au-delà de la musique, ce premier album est surtout à prendre comme le reflet d’une époque, selon ce qu’en disent les trois musiciens 45 ans après sa sortie. «C’est un album qui appartient à une génération, et qui rappelle l’effervescence politique et sociale de son époque. Un peu comme Beau Dommage, on est devenus les porte-étendards d’une génération sans le vouloir. On n’a jamais eu la volonté de le devenir, mais c’est arrivé», observe Valois.

 «On n’avait rien planifié, ajoute Fiori. Mais ça venait du cœur.»

Harmonium XLV (Universal Music Canada) – en vente à partir du 6 décembre

Louis Valois, Serge Fiori et Michel Normandeau en 2019. Courtoisie Universal Music Canada.