Il y a 25 ans : Groovy Aardvark – Eater's Digest
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 25 ans : Groovy Aardvark – Eater’s Digest

Quelque part entre hardcore, punk, métal, grunge et rock progressif, Eater’s Digest a fortement marqué la scène rock alternative des années 1990 au Québec. À l’occasion d’une réédition sur vinyle soulignant son 25e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de deux membres du groupe, Vincent Peake et Martin Dupuis.

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.

Originaire de Beloeil, Vincent Peake fait ses premiers pas comme guitariste dans le sous-sol de sa maison familiale de Longueuil avec son frère Danny Peake, batteur. À l’adolescence, les deux frangins joignent deux formations différentes, respectivement les groupes Ablaze et Outrage. «On faisait partie des deux petits bands connus de la région, même si on jouait pas beaucoup et qu’on avait jamais enregistré de démo», se souvient-il.

Au même moment, un groupe speedcore formé à Saint-Lambert obtient un succès plus large. Il s’agit de Bad Results, notamment composé de Marc-André Thibert, jeune guitariste de 17 ans et futur membre fondateur de Groovy Aardvark. «Il était plus jeune, mais c’était une vraie vedette pour nous. Il jouait régulièrement au Rising Sun coin Jeanne-Mance et Sainte-Catherine. C’était une salle de reggae qui programmait des shows hardcore de temps en temps. On a commencé à se tenir là-bas en 1985. On en revenait pas à quel point les gars avaient une bonne exécution. C’était vraiment le meilleur band local de l’époque. Et ces gars-là venaient d’à côté de chez nous!»

À force de se côtoyer, Thibert et Peake développent une amitié. «Il m’a engagé pour monter un stage dans une salle qui venait juste d’ouvrir sur Saint-Timothée : l’Overground. C’était un truc plus ou moins légal, assez anarchique, mais on avait un permis de bière. Les gars organisaient un show privé, monté de toutes pièces.»

Le soir du spectacle en octobre 1986, une attaque perpétrée par une bande de skinheads vient plomber l’ambiance. «Ils sont arrivés et ils ont tout pétés… Marc-André s’est fait pété la yeule, et l’autre organisateur aussi. C’était vraiment random et très dangereux comme attaque. Quand on a vu ça, moi et mes amis, on est allés se cacher dans un local pendant des heures en attendant que la police arrive. M-A, lui, il était à l’hôpital et, dès qu’on est sortis, on est allés le voir. On est devenus chums à ce moment-là, dans des circonstances vraiment horrifiques. Je te cacherai pas que, sur le coup, ça m’a vraiment traumatisé… Si c’était ça, la scène locale à Montréal, j’étais pus trop sûr que ça me tentait de rentrer là-dedans. Heureusement, c’est jamais réarrivé, une situation de même.»

De plus en plus connus dans le milieu, Vincent et Danny Peake se joignent au projet de groupe de Thibert et Stéphane Vigeant, guitariste et ancien camarade d’école à Longueuil. «M-A était pas certain au début. C’était un punk et, nous, des rockeurs. Les crossovers existaient pas encore vraiment à l’époque. C’est Stéphane qui lui a dit : ‘’Tu vas voir, les frères Peake, ils savent jouer’’ Et nous, on voulait vraiment l’avoir avec nous. On partait avec une longueur d’avance avec un gars de Bad Results!»

Conscient de la surabondance de guitaristes dans la formation embryonnaire, Vincent Peake décide de s’initier à la basse. «Ça a pas été si difficile que ça, car en tant que guitariste, j’avais jamais été non plus trop virtuose. J’étais plus rhythm que lead guitar. Un mois après, j’avais déjà écrit ma première toune, Pull The Rope. »

L’ancêtre de Groovy Aardvark, Schizophrenic Muff Divers, nait à la fin de l’année 1986.  Complétée par le chanteur Eric Lajambe, «un beau bonhomme sur qui les filles tripaient pas mal», la formation pratique dans le même local où avait eu lieu la sauvage attaque quelques semaines auparavant. Le quintette subit rapidement un important changement avec le départ précipité de Lajambe. «Il avait des bons textes, mais on a comme compris qu’il savait pas vraiment chanter… Il a choisi de partir pour étudier en sciences pures. C’est là que j’ai pris le relais comme chanteur. Le défi a été d’être capable de jouer de la basse pis de chanter en même temps. J’ai pratiqué sans arrêt pendant un bout et j’ai finalement pogné la twist.»

Le quatuor choisit de changer de nom à l’été 1987. «Ça fittait plus ou moins avec les gens qu’on était. Quand tu dois expliquer à ta mère que ton groupe s’appelle les ‘’mangeux de plottes schizophrènes’’, c’est assez ordinaire… Et, en plus, c’était assez réducteur des ambitions qu’on avait.»

Quand tu dois expliquer à ta mère que ton groupe s’appelle les ‘’mangeux de plottes schizophrènes’’, c’est assez ordinaire… Et, en plus, c’était assez réducteur des ambitions qu’on avait.

Un clin d’œil au dessin animé The And and the Aardvark, diffusé dans plusieurs épisodes de The Pink Panther durant les années 1970, finit par s’imposer. Dans cette série, l’aardvark (un mammifère fourmilier d’Afrique) chasse les fourmis. «Les fourmis représentent le conformisme et, lui, c’est le libre penseur. C’est un peu le même rapport qu’il y a entre le coyote et le road runner. On a donc choisi de lui rendre hommage et d’ajouter ‘’groovy’’ pour signaler l’importance qu’on accorde à la basse. En tout cas… On va dire ça de même pour c’te fois-là!» blague Peake.

Le côté anticonformiste de ce personnage incarne bien le message qui prévaut dans les premières chansons du groupe, notamment celles qui se retrouvent sur son tout premier démo One Fine Day…, lancé à l’été 1987, qu’on pense à Apolitical, Dive or Die ou Waiting on Deathrow. «On était surtout inspirés par le hardcore à ce niveau-là, car ça parlait des vraies affaires. Le métal, on aimait ben ça, mais disons que Satan pis les dragons, ça nous rejoignait pas vraiment. On n’avait pus 14 ans! J’aimais surtout les propos sociaux avec une touche humoristique, un peu comme Jello Biafra faisait. On trippait aussi sur George Carlin pis tout le stand-up américain, sans oublier Noam Chomsky. On avait 20 ans pis on voulait tout connaître. On voulait faire partie de la résistance.»

Les quatre amis sont animés par un désir de recherche musicale poussée, en phase avec leurs influences progressives. «On venait de découvrir Zappa solide pis on trippait sur le rock fusion en esti, autant Chick Corea que Gentle Giant ou Genesis. On a greffé ça à nos influences speedcore et punk. C’est pas du tout le genre de crossovers qu’on entendait à l’époque.»

Quelques riffs de guitare et parties instrumentales de ce premier démo de 11 chansons trouveront leur chemin jusqu’à Eater’s Digest sept ans plus tard, mais tout compte fait, une seule chanson sera conservée dans son intégralité (ou presque) : Covert Action

[youtube]5M1OIearFHA[/youtube]

Le succès de ce démo, enregistré au studio Harmonie à Longueuil pour la somme de 4000$ et vendu à plus de 2000 exemplaires, dépasse complètement les attentes du groupe. Par l’entremise des fanzines, Groovy Aardvark opère sa promotion avec rigueur. «C’était l’époque du tape trading. T’envoyais ton démo à des fanzines en Europe et aux États-Unis et, après, tu pouvais lire des bonnes critiques. Tu te pognais un casier postal pis tu commençais à shipper des cassettes un peu partout dans le monde. On gérait tout ça tout seuls.»

Confiant, le groupe part «cogner à la porte des Foufs» à l’automne. «On est allés porter notre démo à Dan Webster (promoteur montréalais renommé, qui gérait la programmation de la salle à l’époque). Il l’a même pas écouté, mais il nous a quand même bookés avec Groovy Religion, un band de Toronto. C’était juste parce qu’on avait un nom qui se ressemblait!» lance Peake, en riant. «Ça a été le début d’une longue histoire d’amour entre les Foufs et nous. On a joué une bonne trentaine de fois là-bas.»

Fans fidèles, exploration musicale

Phénomène grandissant sur la Rive-Sud, Groovy Aardvark peut compter sur une bonne base de fans fidèles. Chaque vendredi dans un local au coin de la rue Briggs et du chemin de Chambly, des dizaines de jeunes et moins jeunes musiciens se réunissent pour venir voir le groupe jammer. C’est le cas d’un certain Martin Dupuis. «Je me suis presque fait traîner de force là-bas», se souvient le guitariste, qui joindra la formation plusieurs années plus tard. «Je regardais ça aller un peu timidement du fond du local, mais je le voyais bien qu’il se passait de quoi, qu’il y avait une effervescence. J’étais un vrai nabot. J’avais 15 ans, ils en avaient 22. C’était une gang de vieux pour moi…»

Un deuxième démo parait en janvier 1989. On y retrouve le premier succès du groupe : Ants Have No Chance. «C’est pas mal devenu notre hymne, la chanson incontournable que tout le monde attend jusqu’à la fin du show. On peut dire que ça a propulsé le démo. On en a vendu 2000, encore en grande partie grâce aux fanzines.»

Ce démo interpelle Martin Dupuis. «Là, on a commencé à allumer. Ça parlait de Groovy un peu partout à Longueuil. Les jeunes se passaient le mot. Avec GrimSkunk, qui commençait aussi à sortir, on sentait qu’il y avait un bouillonnement de l’underground. On regardait ça aller avec beaucoup d’excitation.»

Conscient de l’engouement, Groovy Aardvark bat le fer pendant qu’il est chaud et loue le Spectrum pour la première édition du Lundi noir, mini-festival de musique regroupant d’importants groupes des scènes punk et métal de l’époque comme DBC, Soothsayer et The Affected. «À notre grande surprise, MusiquePlus a embarqué dans le projet. L’émission Solid Rock a consacré une émission spéciale d’une heure sur l’événement. Ça nous a solidement mis sur la mappe. On n’a pas rempli la salle à guichets fermés, mais on a vendu près de 800 billets. C’était gros pour des groupes comme nous autres.»

L’année suivante, Groovy Aaardvark remet ça pour une deuxième édition du Lundi noir, cette fois en tête d’affiche d’un spectacle réunissant Hazy Azure et Mental Floss. «Et, là, on a rempli la salle! On était sur un nuage.»

Malgré ces signes encourageants, le groupe peine à se trouver un contrat de disques. Après quatre ans d’activités, les membres doivent trimer dur pour jumeler leurs vies personnelle, professionnelle et musicale. Stéphane Vigeant choisit de quitter l’aventure. «Il avait un kid pis une bonne job à la bourse. Il a décidé que c’était fini. On perdait vraiment un gros morceau… On est restés à trois pendant un boutte, on jammait pus. On a fini par se tourner vers deux de nos chums de The Affected : Martin Pelletier (guitariste) et Louis Bélanger (percussionniste). C’était deux grands amis inséparables, on voulait les prendre les deux. Et ça tombe bien, car on voulait explorer plein d’affaires.»

Groovy Aardvark en 1992. Photo tirée de la pochette de Eater’s Digest.

Ainsi nait The Late Race to Zero, le troisième démo de la formation, en 1991. Dans un genre rock progressif sans aucun compromis, ce projet de deux chansons plait aux fans les plus fidèles de la formation. «Pour vrai, esti que c’tait bon! Ces tounes-là, en spectacle, étaient malade. On avait les dents qui séchaient à force de regarder les gars jouer ça. On était juste trop ébahis!» s’exclame Dupuis.

L’arrivée du grunge vient toutefois changer les choses pour Vincent Peake, principal auteur et compositeur des chansons. «Je découvrais Soundgarden, Nirvana pis Mudhoney, pis je m’identifiais vraiment à cette gang-là. Ils étaient comme nous : des rockeurs qui tripaient autant sur Led Zep que les Misfits. J’ai senti une connexion. Et c’est pas mal à ce moment-là que je me suis mis à séparer mes tounes de 10 minutes en quatre. Je réalisais que la musique trop complexe, c’est pas ça qui allait nous amener du pain sur la table. Fallait que nos idées de grandeur côtoient une musique plus punchée. On pouvait pas faire de la musique juste pour les musiciens.»

«Quand j’ai vu le grunge arriver, c’était comme une délivrance», ajoute Dupuis. «En fait, on sortait de l’époque des Poison, des Bon Jovi et des ‘’combien de spraynet tu vas te mettre dans les cheveux à soir’’. La première fois que j’ai vu Eddie Vedder à la télé, je pense que j’ai pleuré de joie.»

Je réalisais que la musique trop complexe, c’est pas ça qui allait nous amener du pain sur la table. Fallait que nos idées de grandeur côtoient une musique plus punchée.

Inspiré par cette mode soudaine et pour le moins agitée, Peake écrit sa première chanson en français, Y’a tu kelkun?. «Le riff existait déjà sur une autre toune vraiment longue, mais j’ai décidé de m’en servir pour composer une chanson complète, vraiment plus percutante. En plus du grunge, je venais de découvrir l’album de Robert Charlebois et de Louise Forestier. Ça a vraiment changé ma vision de la musique québécoise. Je me suis dit que j’allais essayer d’en écrire une en français, juste pour voir. Les exemples dans le genre étaient pas nombreux au Québec. On avait eu Plume et Offenbach après ça, mais y’avait rien de hardcore là-dedans. Y’avait Banlieue Rouge qui marchait bien, mais leur accent était pas québécois. Mais là, quand j’ai découvert l’estie de folie de Charlebois, c’était une autre affaire. Ça a donné un cri du cœur viscéral, un cri d’alarme : ‘’Hey, y’en a-tu en ce moment qui pensent comme nous autres? Qui se sentent complètement à côté de la track? C’te toune-là est pour vous!‘’»

«La première fois que je l’ai entendue, je l’ai perçue comme le cri grunge québ», ajoute Dupuis. «C’est l’impression que ça a donné à notre gang de jeunes. Si toi aussi tu sens que y’a pus rien qui te convient, viens-t’en dans le trip avec nous autres.»

[youtube]OTZvFmXXOP4[/youtube]

Avec plus d’une vingtaine de chansons en banque, Groovy Aardvark enregistre en 1992 un quatrième démo, qui fera office de pré-production en vue de son premier album tant attendu. Appuyé par Jean-Yves Thériault (alias Blacky) de Voïvod à la réalisation, le groupe s’amène dans un studio d’Eastman pour des «sessions très formatrices». Venant tout juste de signer Les Colocs, l’étiquette BMG Québec tente à ce moment de prendre le groupe longueuillois sous son aile. «Mais leur contrat avait pas d’allure. Ils voulaient qu’on signe pour sept ans, qu’on change de nom de band car ‘’aardvark’’, c’était pas assez accrocheur… Pis, en plus, tout ce qu’on entendait sur eux, c’était d’la marde! Pour vrai, changer de nom, c’était un suicide artistique. Ça faisait 7-8 ans qu’on était ensemble, ça aurait été super niaiseux de faire ça… En gros, c’est l’histoire d’une délégation de personnes à cravate qui cherchaient le buzz et qui ont voulu nous faire avaler un contrat tout à leur avantage. C’était de la marde. Le typique contrat opaque des années 1990.»

c’est l’histoire d’une délégation de personnes à cravate qui cherchaient le buzz et qui ont voulu nous faire avaler un contrat tout à leur avantage. C’était de la marde.

Pendant plusieurs mois, le groupe et la division québécoise de la compagnie allemande négocient sans jamais en arriver à une entente formelle. Le moral des membres est à son plus bas. «Pour vrai, on commençait à douter de nous. On sentait qu’on fittait nulle part. Au Québec, y’avait pas de représentation claire de ce qu’on aimait. Oui, y’avait Les Colocs pis Leloup qui commençaient, pis y’avait eu un buzz autour des Parfaits Salauds et de Vilain Pingouin, mais rien auquel on pouvait s’identifier directement. On était trop champ gauche. On pouvait remplir les Foufs pis le Spectrum, mais au-delà de ça, personne savait quoi faire avec nous, comment nous marketer. On faisait tout à la mitaine.»

«Pour vrai, tout le monde était découragé d’attendre l’album», ajoute Dupuis. «J’me rappelle qu’on avait le numéro personnel de Vincent, car il était inscrit dans la pochette des démos. On l’appelait souvent pour lui demander : ‘’Hey ça sort quand?’’»

Devant cette impasse, Martin Pelletier et Louis Bélanger quittent la formation, à peine deux ans après l’avoir jointe. «Ils avaient en tête de repartir leur band», explique Peake.

Dupuis en renfort

Fan invétéré de la formation, Martin Dupuis tente sa chance pour remplacer Pelletier. À ce moment, il a 19 ans et joue de la guitare dans un groupe «plus ou moins sérieux» avec des amis de son coin. «J’avais croisé M-A dans un restaurant, qui me disait qu’il venait de perdre son guitariste. La première chose que j’ai dite, c’est : ‘’Merde! L’album sortira jamais!’’ J’étais avec mon bassiste, et c’est lui qui m’a dit : ‘’Ouais, j’pense qu’on vient de te perdre là…’’ C’est là que j’ai flashé! Je me suis dit que, si jamais il y avait des auditions, j’allais au moins les essayer. En préparation à ça, M-A m’a donné une cassette avec les tracks à Pelletier enregistrées au studio à Eastman. La première fois que j’ai écouté ça, je me suis même pas rendu jusqu’à la fin de la cassette… J’étais découragé! J’avais pas le calibre de ce gars-là, même pas cinq minutes! Mais j’ai travaillé fort quand même. Le premier jour, j’ai appris Y’a tu kelkun?. Le deuxième jour, j’ai joué Y’a tu kelkun? pis j’ai appris Plasma Bells. Le troisième jour, j’ai joué Y’a tu kelkun? pis Plasma Bells, pis j’ai appris Covert Action. Et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière toune. Dès que je revenais chez nous, je me mettais à ça. Mes parents en pouvaient pus.»

Même s’ils sont conscients du talent et de la volonté de leur fan le plus fidèle, les frères Peake et Marc-André Thibert hésitent avant de lui faire confiance. «On l’aimait Martin, mais on le trouvait jeune, on le trouvait vert. On voulait quelqu’un avec les mêmes références que nous. Et veux, veux pas, sept ans de différence, ça parait quand t’as 26-27 ans. Nous, on est des adultes qui se tiennent à Montréal, lui, c’est un ti-cul de Longueuil qui vient nous voir jammer. Mais bon, après un certain temps, on a ben vu que personne faisait la job comme lui. Sa détermination pis le fait qu’il nous appelait CHAQUE jour ont fini par nous convaincre. Je lui ai finalement dit qu’on le prenait, mais à condition qu’il se pogne un meilleur ampli. À la première pratique, il est arrivé avec son gros ampli… Criss qu’il voulait… Pis, là, j’suis pogné avec lui depuis c’temps-là!»

Groovy Aardvark en 1993. Courtoisie Slam Disques.

Dès son arrivée en décembre 1993, Dupuis amène un vent de fraîcheur au groupe. «Il nous a crinqués en ostie! En fin de compte, on avait besoin d’un jeune motivé, de quelqu’un qui nous faisait comprendre à quel point on avait de quoi d‘important entre les mains. On s’enlisait et, lui, il nous donnait le boost nécessaire.»

C’est à Beloeil que Eater’s Digest prend forme, tout particulièrement au studio Plante Verte, que Marc-André Thibert construit avec des amis (Thierry Lacombe, Claude Paré et Isabelle Lachance) en 1993. «Là, d’un seul coup, on avait accès 24 heures sur 24 à un studio professionnel, sans que le compteur tourne. On a fait du studio solide», se rappelle Peake.

«Quand je suis rentré dans ce studio-là, j’ai remarqué que tous les gars avaient maturé en tant que musiciens. Ça s’entendait et ça se voyait qu’ils avaient plein de sessions dans le corps. Ensemble, on allait en venir à bout de c’t’album-là», indique Dupuis.

Des chansons comme Burning Rubber et F.Y.L prennent forme, à l’instar de Localvicie, construite à partir d’un riff de Stéphane Vigeant. «J’ai piqué ça dans des vieux enregistrements, et on a construit de quoi de avec. Ça a reparti de quoi.»

Localvicie montre que le jeu de basse de Peake s’enrichit au gré de ses influences. À ce moment, le rock et le métal aux accents funk interpellent directement le bassiste, tout particulièrement le jeu slappé et groovy de Les Claypool de Primus. «J’avais pas la prétention de jouer comme Claypool, mais j’en écoutais en ostie, ça c’est sûr. Ça coïncide avec l’époque où je revenais de mon premier Lollapalooza. J’avais été marqué par tout ce qui se passait là-bas», explique Peake, à propos de l’édition 1992 du festival, auquel participaient notamment les Red Hot Chilli Peppers, Ministry et Pearl Jam. 

Les sessions se poursuivent en studio durant une bonne partie de l’année 1994. «On travaillait vraiment fort, surtout la nuit. On avait tous nos jobs de jour, donc on n’avait pas trop le choix. C’était beaucoup de travail, mais ostie que c’était l’fun», se souvient le chanteur, qui travaillait alors comme paysagiste.

Après avoir officiellement refusé l’offre de BMG, Groovy Aardvark se tourne vers la seule autre compagnie intéressée à les signer : YMX. «À la base, c’était une compagnie d’édition de livre fondée par Michel Gratton et Louis Poliquin, un ami de notre soundman Thierry Lacombe, qui voulait étendre son marché à la musique. On a signé pour deux disques. Ils avaient de la misère à nous suivre, à nous comprendre, mais le contrat avait de l’allure», nuance Peake.

Groovy Aardvark en 1993. Courtoisie Slam Disques.

Eater’s Digest parait le 24 novembre 1994, et un lancement a lieu aux Foufs. «Quand ça a sorti, j’ai poussé une grande expiration. Enfin, on pouvait passer à autre chose et clore la première mouture de notre carrière», explique le chanteur.

Produit avec un maigre budget de 3000$ et filmé dans une grange avec «toute la gang qui nous suivait dans notre local de jam à Longueuil depuis des années», le clip de Y’a tu kelkun? prend d’assaut les ondes de MusiquePlus et obtient un succès instantané. 

Le groupe entame une tournée provinciale dès l’année suivante, foulant les planches de plusieurs festivals renommés comme les FrancoFolies et le Festival d’été de Québec. Il remplace également Finger Eleven comme tête d’affiche de Rock sans frontières, événement qui attire pas moins de 5000 personnes au parc Émilie-Gamelin.

La même année, Groovy Aardvark se joint à la vitrine Polliwog, un concours de musique québécoise transformé dès l’année suivante en festival itinérant. L’événement s’impose comme plaque tournante d’une scène rock québécoise en pleine effervescence, à laquelle s’identifient plusieurs groupes underground phares de l’époque comme BARF, Overbass, Anonymus et GrimSkunk. «C’est un peu comme si, enfin, le Québec se réveillait, quelques années après l’ouragan grunge. On revenait à l’essence de c’était quoi un band rock.»

Eater’s Digest est rapidement considéré comme un album marquant de ce genre fourre-tout qu’on appelle le «rock alternatif» dans les médias, pavant ainsi la voie à des artistes aux influences variées comme Les Goules, Arseniq 33, Gros Mené, Vulgaires Machins, Capitaine Révolte et Malajube.

Vingt-cinq ans après sa sortie, Martin Dupuis en garde un souvenir très fort. «Quand je l’écoute, j’entends surtout mes premières fois, autant mes premières fois en studio que mes premières fois en show ou avec le band. Ça incarne aussi mon adolescence, des classiques de mon parcours musical que j’ai fini par jouer. Je suis assez fier de tout ce qu’il représente.»

«C’que j’retiens, moi, c’est sept années de travail ardu. C’est comme une synthèse des premières années de notre band», observe Vincent Peake. «J’ai pas le choix de réaliser qu’on a fait une criss de belle job. On a pris ça à coeur et on n’a rien laissé au hasard.»

Eater’s Digest – réédition disponible dès maintenant

En spectacle les 13 et 14 décembre à L’Anti (Québec)