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Marlene Dumas : pour l’intelligence (à l’œuvre)

J’ai le besoin de vous parler d’une exposition que j’ai vue, il y a  déjà quelques semaines à New York et qui depuis me hante. Elle finit bientôt (le 16 février), mais si vous passez par la Grosse Pomme, vous devez absolument aller la voir au MoMA (Museum of Modern Art). Il s’agit de la rétrospective de la peintre Marlene Dumas, artiste née en 1953 en Afrique du Sud et qui travaille depuis 1976 aux Pays-Bas.
Le titre de cet événement est déjà tout un programme, un pied de nez à l’art superficiel, léger, faussement profond qui, de nos jours, domine une bonne partie du milieu artistique et du marché. Heureusement que celui-ci a un peu de  plomb dans l’aile depuis cet automne, cela permettra peut-être de se sortir, ne serait-ce qu’en partie, de cette atmosphère superficielle, faussement extraordinaire, de récupération de l’art par la classe riche ne sachant plus quoi faire de son argent. Moins de flafla et de tape-à-l’oeil, plus de contenu et de réflexion formelle ainsi qu’intellectuelle, sans tomber dans le littéral ou l’illustratif : voilà le cap difficile que doit tenir l’artiste.
Cette expo s’intitule Measuring Your Own Grave. « En prenant la mesure de sa propre tombe » : c’est déjà tout un programme, une attitude par rapport à la création. Elle est loin de l’ironie (utilisée d’une manière si souvent superficielle, alors qu’elle peut être un instrument de contestation). Il faut prendre conscience de la limite de sa vie et de son pouvoir sur les choses, non pas afin de jouir le plus possible du monde en se moquant des autres, mais pour aller au plus vite au cœur des choses.
Measuring Your Own Grave. C’est aussi le titre du tableau (peint par Dumas en 2003) placé à l’entrée de l’exposition et qui donne le ton à l’ensemble. Il montre un personnage (peut-être l’artiste – mais en fait le sexe de cet individu est indéfini et compte peu), penché sur ce qui ressemble à une table. Ce personnage semble se forcer à atteindre les deux bouts du châssis de sa toile. Le tableau comme tombeau. La création dans une confrontation avec le néant. Une expo à l’envers où c’est comme la fin qui pousse à créer tout au début.
Les sujets abordés par Dumas ne sont pas faciles. Heureusement. Elle parle du mal de vivre, entre autres dans le tableau Waiting (For Meaning) ou une femme accablée est couchée sur un lit et dans la toile Loosing (Her Meaning) où une autre femme, située dans ce qui semble un lac, plonge sa tête dans l’eau comme si elle voulait se suicider. Dumas ose se montrer le visage défait dans Self Portrait at Noon, un peu comme Nan Goldin le fait dans ses autoportraits où elle s’exhibe après avoir été battue. Dumas traite aussi de pornographie (sujet plutôt rare pour une femme artiste) sans tomber dans une morale à quatre sous.
Chez Dumas, les liens entre le niveau pictural et les titres sont toujours pertinents (et pas seulement curieux afin de faire semblant d’être songé). Dumas inscrit très clairement la question de l’écart entre la vie et le sens dans l’écart entre l’image et le texte. Un exemple : dans son autoportrait intitulé Evil is Banal, Dumas interroge la question du mal, non pas comme quelque chose d’extérieur à soi, mais au contraire comme un principe actif à l’intérieur de tous, cependant invisible en surface.
L’audioguide de cette expo est d’une grande intelligence. Il permet d’entendre l’artiste parler de son travail d’une façon très personnelle, en sachant montrer qu’elle poursuit une réflexion sérieuse. Certes, tous les artistes ne sont pas aussi construits. Je ne demande pas cela à chacun d’entre eux. Mais quand les commissaires d’une expo ne trouvent pas quelque chose de pertinent à dire sur leur artiste, cela devient gênant. C’était le cas lors de l’expo d’Elizabeth Peyton (intitulée prétentieusement Live Forever) au New Museum, lui aussi à New York. L’audioguide était d’une pauvreté intellectuelle sidérante. Nous y apprenions que madame Peyton ne travaille pas du tout sur le la mode et le jet set, sur la représentation de vedettes, mais sur le « génie »  présent dans les individus exceptionnels qu’elle peint… Je dois insister sur ma perplexité quant à ce propos. J’ai du mal à saisir le génie de la Reine Élisabeth, du Prince Harry et de plusieurs musiciens (parfois à la mode) que Peyton affectionne particulièrement. Mais bon, qui n’aime pas le glamour, le dandysme postmoderne et l’argent ? Que Peyton sache souvent bien peindre est une chose, que le contenu de son œuvre soit profond (ou superficiel) en est une autre. Ne peut-on pas aimer Van Dyck ou Van Dongen pour le fait qu’ils ont dressé à travers leurs portraits une chronique de leur époque ? Pour moi, cela n’est cependant pas suffisant. Je peux éprouver un plaisir certain à voir représenter la mythologie superficielle de notre monde contemporain, mais je veux, absolument, une intelligence à l’oeuvre. Elle peut être consciente, elle peut être intuitive, mais elle doit être assez solide pour pouvoir m’obliger à réfléchir au-delà des chemins convenus… 
Il y a, d’une part, une culture du réconfort (comme dans la majorité du cinéma hollywoodien et de beaucoup d’œuvres de Jeff Koons) et, d’autre part, une culture qui questionne, qui trouble, qui déconstruit. Je suis fatigué de voir glorifier cette culture du réconfort (populaire ou branchée). Heureusement, le travail de Dumas sait dépasser cette esthétique-là.

Marlene Dumas
Measuring Your Own Grave, 2003
Huile sur toile
55 1/8 x 55 1/8 pouces
Collection privée
© 2008 Marlene Dumas,

Photo: Andy Keate