Ma petite fille a huit ans, et sa conscience politique est plus développée que celle de la majorité de mes étudiants à l’université. Et elle est très inquiète. Nous ne parlons pas politique avec elle, et même nous l’exhortons à ne pas penser à ces choses-là. "Amuse-toi, lui disons-nous, l’état du monde, c’est les parents que ça regarde. Nous te protégerons, c’est notre boulot."
Mais les enfants, comme les éponges, absorbent tout. Or, nous regardons les nouvelles, surtout celles de la BBC. On lui interdit de les regarder, mais elle s’installe dans la pièce voisine, et elle s’ingénie à multiplier les prétextes pour voir le petit écran.
Les rues de Bagdad lui sont familières, et lui rappellent l’Iran, le lieu de naissance de sa maman. Elle sait que notre pays a ravagé l’Afghanistan et l’Iraq. Elle sait aussi qu’aujourd’hui y règne la confusion la plus totale. Et quoique l’on n’enseigne pas la géographie dans son école, elle aime les cartes, et elle sait bien que le pays de sa maman se situe au beau milieu des deux pays que nous avons envahis.
Elle a compris que l’Iran pourrait être la prochaine cible. Parfois les rues de Bagdad se fondent dans son esprit avec celles de la ville iranienne où jadis elle jouait avec ses cousins, et elle s’écrie:
"Et Ammeh? Et Sarhang? Que va-t-il leur arriver?"
Les enfants n’ont pas le droit de vote, mais compte tenu de leur redoutable perspicacité, on en vient à croire qu’ils le méritent. Une élection fictive a été organisée dans le cours de sciences sociales de ma fille, et Kerry l’a emporté haut la main. Ceci dit, je suis allé la chercher à l’école le lendemain de la vraie élection, et un jeune garçon en cinquième année poussait des cris et tapait du pied en l’honneur de la victoire de Bush.
Visiblement, il s’agissait d’un autre gamin politisé. Mais qu’imaginait-il pouvoir tirer de la politique de Bush? Peut-être avait-il, lui aussi, aperçu les images des rues de Bagdad, et qu’il s’y voyait, tel un G.I. Joe, tout fringant et fusil à la main. Comme Cheney et Rumsfeld ont promis que ce conflit "durerait très longtemps", ce petit garçon aura peut-être l’occasion de réaliser son rêve.
Si ce petit garçon vit jusqu’à sa retraite, il est fort probable que ses épargnes se seront volatilisées "à la Enron" et qu’il ne restera plus de régime de protection sociale. Mais personne en cinquième année ne se soucie de sa retraite. Tout comme mes étudiants, d’ailleurs, qui s’intéressent davantage à l’alcool et au football. Pour eux, la politique, c’est comme le football: la seule chose qui compte, c’est que notre équipe remporte la victoire.
Ouais! (L’on poussait beaucoup de cris de victoire sur notre campus le lendemain de l’élection.) Battons les démocrates! Battons l’Irak! Battons les terroristes! Ouais, ouais, ouais!
Ma fille n’apprécie guère le football. Elle estime qu’une bande de types bourrés d’anabolisants qui se rentrent dedans sans arrêt devant 80 000 personnes est un spectacle affligeant. (Ce qui, j’en conviens, n’est pas très américain de sa part.) Qu’est-ce qu’ils ont de si spécial, les Gators de la Floride? me demande-t-elle, surtout les jours de match, quand notre quartier est infesté par les supporters en quête de places de stationnement, de toilettes et d’un endroit où ils peuvent se délester de leurs bouteilles de bière vides.
À l’école, les enfants sont priés d’être de bons supporters des Gators, et de demander à leurs parents la permission d’utiliser leurs jardins comme terrains de stationnement pour la levée de fonds de l’équipe.
Ma fille n’est pas en mesure de comprendre le piètre état financier de son école. Par contre, elle voit qu’elle doit enjamber les tessons de verre qui jonchent les trottoirs là où des supporters se sont garés; elle voit leurs véhicules utilitaires sport arborant les autocollants "W ’04", et je crois qu’elle fait le rapport. Les enfants palestiniens tirent les mêmes conclusions lorsqu’ils ramassent les cylindres vides des bombes lacrymogènes que les Israéliens leur ont fait pleuvoir sur la tête et sur lesquels ils lisent "Fabriqué aux É.-U.". Les impressions qui marquent l’enfance, quoique simplistes, peuvent durer toute la vie, et les impressions qu’ont de nombreux enfants palestiniens, arabes et irakiens des États-Unis ne sont pas toutes positives.
Comme tous les autres parents, je voudrais, plus que tout, pouvoir protéger mon enfant des dangers de ce monde. Je m’inquiète moins des attaques terroristes que des gestes posés par notre gouvernement, qui va léguer une dette de milliers de milliards de dollars à la génération de ma fille, démanteler le système de protection sociale, et qui affiche ouvertement son mépris pour le dialogue, la réflexion et la coopération. Quand toutes ces choses ne seront plus, il me semble que la simple appartenance à l’équipe des durs sera une bien maigre consolation.