Christine Beaulieu allume les consciences
Scène

Christine Beaulieu allume les consciences

Près de cinq ans après la première représentation de J’aime Hydro, Christine Beaulieu dresse un bilan constructif des retombées de sa pièce de théâtre documentaire. Lucide et pleine d’espoir, l’autrice et comédienne montréalaise s’est assise avec nous pour réfléchir à l’impact de cette oeuvre, qui sera bientôt présentée en France (et peut-être traduite en anglais).

Dans le premier acte, tu parles constamment de l’importance qu’a eue le documentaire Chercher le courant (2010) sur le développement de ta pensée critique. Pourtant, ce documentaire, tu as mis du temps avant de le regarder, car tu trouvais qu’il avait l’air quelque peu ennuyant. C’est drôle à dire, mais j’ai un peu l’impression d’avoir vécu la même chose avec J’aime Hydro : on m’en parlait constamment, mais je doutais de mon intérêt pour le sujet. Est-ce que tu cherchais à faire vivre aux spectateurs le même éveil que tu as vécu?

C’est un peu ça, J’aime Hydro. C’est l’histoire d’une citoyenne vraiment pas impliquée qui finit non seulement par devenir impliquée, mais qui est aussi capable de s’exprimer sur le sujet et d’avoir des conversations assez poussées avec les décideurs de ce milieu-là. C’est une quête universelle : celle du passage de l’ignorance à la connaissance, celle d’aller au bout de sa quête malgré ses peurs.

Et toute l’histoire de cette quête donne un résultat assez long, c’est-à-dire cinq actes et près de quatre heures de spectacle. Avais-tu une idée de l’ampleur que ce projet allait prendre?

Je ne pensais jamais qu’il se passerait ce qui se passe là, non! On s’en va en France en mars et on continue de rencontrer d’autres diffuseurs européens. Annabel Soutar [auteure et directrice artistique des Productions Porte Parole, qui a développé la pièce] et moi, on réfléchit même à une version anglaise. Pendant les dernières élections canadiennes, on a constaté à quel point le pays était divisé en deux. Et que cette division était essentiellement reliée à des questions énergétiques, soit le pétrole de l’Alberta et l’hydroélectricité du Québec. Bref, on souhaite ouvrir la conversation au Canada tout entier

Dans ce cas, il faudrait que ça devienne un colloque sur deux jours pour que les gens puissent dormir sur place…

Ouais [rires] ou que je coupe ailleurs…

En France, en quoi cette pièce est-elle digne d’intérêt? La situation énergétique du Québec, ça les préoccupe?

À travers la planète, le théâtre alimente des discussions de société. Comme si la scène devenait une arène où l’on peut parler de tout ce qui nous touche. Ça donne des oeuvres plus engagées que jamais, et mon impression, c’est que la question énergétique, elle préoccupe tout le monde en ce moment. Tous les états ou presque ont cette intention de verdir leurs productions d’énergie. Cela dit, c’est certain que les Français ont moins de chance d’être interpellés quand je leur parle de René Lévesque ou de Jacques Parizeau, mais en même temps, s’ils nous font venir chez eux, c’est qu’ils ont un intérêt pour notre histoire et notre politique. Ma mission cet hiver, c’est de créer des ponts entre ce que je raconte et leur situation énergétique. J’ai beaucoup de travail à faire…

Christine Beaulieu en 2016. Crédit : Alexi Hobbs

Ce qui m’a le plus interpellé, c’est la dimension journalistique de ta quête. Tout au long de la pièce, tu dois composer avec des témoignages contradictoires qui ont tous un effet direct sur ta façon de voir la problématique.

Oui, c’est vraiment du journalisme d’enquête citoyen. Clairement, il y a une ténacité et une rigueur que j’ai appris à développer et qui peut ressembler à du travail journalistique.

J’aime beaucoup la façon dont tu vis avec les témoignages ou les situations qui vont à l’encontre de ce que tu penses. Je me souviens d’un moment en particulier où tu reviens du chantier de la Romaine. Sur place, tu sembles très enthousiaste par rapport à ce que tu vois, mais en revenant, tu constates que tu t’es un peu fait embourber…

Quand tu te rends sur le terrain d’un sujet que tu abordes, tu finis par voir naître toutes sortes de nuances. C’est facile d’avoir un regard critique tranché quand tu parles de quelque chose qui est loin de toi, ou que tu ne connais pas, mais quand tu prends le temps de comprendre l’ampleur de la problématique, tu finis par découvrir toutes sortes de zones grises. Le barrage de la Romaine, c’est vraiment impressionnant. Quand tu vois ça, tu constates toute l’intelligence de l’ingénierie humaine et tu saisis mieux pourquoi on souhaite protéger cette expertise.

Dirais-tu que ton passage sur le chantier et les rencontres que tu as faites sur la Côte-Nord ont bousculé tes valeurs ou, du moins, ta façon de voir la situation?

C’est certain. Je suis partie d’un milieu théâtral pour creuser une problématique d’un milieu que je ne connaissais pas du tout. On tenait à créer une conversation équilibrée, mais on tenait quand même à ce que je m’affirme. On tient le public en haleine pendant quatre heures dans une salle, donc c’était impératif que je finisse par donner mon point de vue. Le public n’est pas obligé de penser comme moi.

Au début de ta quête, la plupart des gens influents du milieu de l’énergie semblaient te regarder de haut. À quel moment as-tu senti que tout ça changeait?

Honnêtement, j’ai toujours sentie de la considération, mais c’est certain qu’à partir du moment où la pièce a été présentée au FTA en 2016, le mot a commencé à se passer. Chaque fois, j’ai essayé d’aborder les gens de la manière la plus sincère possible. Mes questions étaient super nounounes au début, mais plus ça avançait, plus j’étais capable d’articuler ma pensée. Aujourd’hui, Hydro-Québec m’invite à faire partie d’un panel devant 350 cadres du secteur de la production. C’est le genre d’invitation que je me dois d’honorer.

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As-tu peur d’être instrumentalisée?

Je ne travaille pas pour Hydro-Québec. J’ai senti leur invitation sincère, donc j’ai décidé d’y aller. David Murray, le nouveau président d’Hydro‑Québec Production, semble vouloir brasser son équipe. Il veut déstabiliser les mentalités. Il y a aussi François Legault qui m’a reçue dans son bureau. Même s’il ne partage pas mon opinion, il a quand même accepté de me recevoir. C’est le genre d’ouverture qu’il faut chérir, car c’est loin d’être la même qui prévaut dans toutes les sociétés. Notre démocratie québécoise est encore saine.

Penses-tu que cette ouverture reste trop en surface? J’aime Hydro est à la mode en ce moment, donc ça semble logique pour plusieurs décideurs de t’avoir de leur bord…

Peut-être que tu as raison, je ne sais pas. Chose certaine, ils ne sont pas obligés de faire ça… Et, moi, je ne suis pas de nature conspirationniste, donc cette avenue-là, je ne la nourris pas. Je ne pense pas que les gens sentent qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec moi.

Dans tous les cas, on peut dire que c’est une pièce qui dérange, vu qu’elle éveille les consciences du public.

Je pense que les décideurs ont une résistance à dire «OK, on annonce un autre grand barrage». J’ai le sentiment qu’ils se disent que c’est pas le bon moment. Actuellement, il y a des efforts qui sont mis en place en phase avec ce que je dis dans la pièce. Je pense notamment à la nouvelle filière d’Hydro-Québec, Hilo, qui contient une mesure pour le développement des maisons intelligentes. Ça, ça fait partie de l’avenir. Y’a plein de nouvelles technologies qu’on peut développer pour maximiser notre organisation énergétique. En ce moment, on gaspille trop. On a tellement d’énergie qu’on ne sait pas quoi en faire. On éclaire les ponts, mais à un moment donné, c’est assez, les projets d’éclairage! Montréal brille déjà assez.

Est-ce que cette pièce a changé ton rapport à ton métier? Est-ce que tu trouves ça spécial de revenir à un rôle plus classique, comme celui que tu joues dans la pièce Sang de Lars Noren?

C’est sûr que ça n’a jamais été un rêve de me jouer moi-même sur une scène. La raison pour quoi j’ai décidé de faire le métier de comédienne, c’est pour me sortir de moi-même, entrer dans une autre réalité. Là, ça fait du bien, car je sors beaucoup de moi avec mon personnage dans cette grande tragédie contemporaine qu’est Sang. Je joue une Chilienne révolutionnaire qui a perdu son enfant et qui a été torturée et expulsée du Chili vers la France, là où elle habite depuis 15 ans. C’est tellement loin de moi, tout ça! Ça fait des années qu’avec J’aime Hydro, je vais chercher à l’intérieur de moi pour trouver une émotion, mais ce rôle-là, je l’ai nulle part en dedans de moi. J’ai vraiment l’impression de jouer au théâtre comme jamais et j’adore ça.

J’aime Hydro – du 8 au 12 janvier au Théâtre Maisonneuve + quelques dates en France en mars

Sangdès le 28 janvier à l’Usine C