Bernard Lavilliers : «Tout ce qui est ordinaire me fait chier»
À 72 ans, Bernard Lavilliers a toujours cette envie incontrôlable de voyager, de tâter le pouls d’une ville pour en extraire un texte, une chanson. Entretien avec une légende vivante de la chanson française.
Lorsqu’on le rejoint à son hôtel du centre-ville mercredi dernier, Bernard Lavilliers est dans une forme éclatante. Heureux d’être de retour au Québec après une décennie d’absence, il profite de son séjour de près de deux semaines pour rattraper le temps perdu, voir des amis, se mettre au diapason de ce qui se passe de ce côté-ci de l’Atlantique.
Un exemplaire du Devoir à portée de main, il évoque l’actualité des derniers jours, réagissant à haute voix aux résultats des élections de mi-mandat américaines et, plus précisément, à l’ère Donald Trump. «C’est une caricature, cet homme. Même Coluche dans ses instants les plus vulgaires n’a jamais dit des choses aussi odieuses… En même temps, peut-être qu’il le fait exprès. Il a déjà eu son reality-show, donc tout est possible.»
L’éditorial est de courte durée. Empoignant une mini-bouteille de whiskey dans l’armoire du mobilier de la télévision, il répond à la question qui brûle les lèvres de tous ses fans québécois : pourquoi avoir attendu 10 ans avant de revenir les voir? «On m’avait invité pour des festivals, mais moi, j’aime venir chanter ici quand il fait froid. J’aime l’ambiance feutrée, les spectateurs qui se tiennent un peu compacts. L’été, on n’a pas le temps de saisir la vibe québécoise, de connecter avec le public, car tout se passe trop vite.»
Bref, il voulait prendre son temps. Lancé l’automne dernier, 5 minutes au paradis, son 22e album studio en carrière, a profité d’une longue tournée de 100 spectacles, qui culmine cette semaine avec un passage à Montréal et un autre à Québec. «Quand je suis en fin de tournée comme ça, j’ai le rythme», assure-t-il, sans trop vouloir donner de détails sur le contenu du spectacle.
Ce qu’on sait pour l’instant, c’est qu’il sera majoritairement axé autour des chansons de 5 minutes au paradis. Mais après 50 ans de carrière, l’heure est aussi au bilan pour Lavilliers, qui n’a pas l’intention de bouder certains de ses plus grands succès. Après tout, cette dernière année a été marquée par la sortie d’un Best Of de 34 chansons ainsi que par le livre Je n’ai pas une minute à perdre, je vis, qui met l’accent sur une centaine de textes marquants de sa carrière. Pour la conception de ce dernier, il a d’ailleurs fait appel à sa femme, la graphiste Sophie Chevallier-Lavilliers. «Elle avait déjà fait des affiches avec des proverbes, et j’avais trouvé ça super beau. Je me suis dit : pourquoi pas des affiches avec mes textes dans un bouquin? Je trouvais que c’était une bonne idée, car la plupart du temps, l’éditeur n’en a rien à foutre de la mise en page. C’est un mélange entre son talent et le mien, et ça permet de voir, chronologiquement, comment mon écriture évolue.»
Des thèmes qui ressortent de ce livre-évènement, on note surtout ces dichotomies significatives qui viennent cimenter la pensée d’un parolier d’exception, l’un des plus revendicateurs de l’histoire de la chanson française. Entre jour et nuit, espoir et désillusion, les textes de Lavilliers créent un contraste saisissant qui, plus souvent qu’autrement, se questionnent sur des thèmes universels comme le bien et le mal et, surtout, l’amour et la mort. «L’amour, c’est quelque chose de complètement abstrait, que rien ne définit concrètement. C’est pour ça qu’il y a au moins un milliard de chansons d’amour dans le monde et qu’on n’a jamais réussi à en comprendre le filon. Ensuite, la mort, c’est inéluctable, donc fascinant. C’est pour ça que j’en parle autant. En fait, ce sont deux thèmes très sud-américains. Là-bas, on aborde les amours impossibles avec des gens qui se plantent un poignard dans le cœur. La passion est brûlante.»
C’est notamment en raison de cette fascination pour l’Amérique du Sud que Bernard Ouillon (son vrai nom) a quitté son boulot d’ouvrier à la fin de l’adolescence pour rejoindre le Brésil, là où il a gagné sa vie comme camionneur pendant un temps. La piqûre du voyage, de l’exploration, voire de la précarité, a été instantanée. Le désir d’écrire et de documenter a consolidé la passion de ce boxeur de longue date. «Et depuis, j’ai la bougeotte. J’ai toujours envie d’aller écrire en voyage. Quand je suis chez moi, je dois aller écrire à l’hôtel, car tout ce qui est ordinaire me fait chier… me révolte même!»
Épopée internationale
En 1979, son expérience en Jamaïque, dans le réputé studio Aquarius à Kingston, a donné une impulsion nouvelle à sa carrière, bien en marche depuis la sortie des Barbares trois ans plus tôt. Il se souvient en détails de ce qui l’a amené sur le chemin d’un certain Bob Marley et qui a permis la création de l’un de ses disques les plus emblématiques à vie, O gringo. «J’ai dit à ma maison de disques Barclay que je devais apprendre le reggae. Je leur ai demandé de me payer le billet, et ils m’ont dit ‘’peut-être’’. Finalement, je parle à mon directeur artistique Richard Marsan et j’apprends le fond de l’histoire. Ils pensent que je veux seulement aller fumer des pétards! Tant pis, je prends des dollars dans mes bottes et j’arrive à Kingston. Un copain que j’avais connu à Londres m’avait parlé d’un hôtel pas cher et sympa, l’Hôtel des Indes. À l’aéroport, il y a une pluie d’enfer, et je me fais avoir en prenant un faux taxi. Le gars m’arrête pour me braquer, mais au même moment ou presque, son essuie-glace se casse, et la voiture se retourne sur le toit. Je me barre, en lui disant : ‘’Tu peux crever, moi je m’en vais.’’ J’avais sauvé ma guitare et mon sac de boxe, j’avais besoin de rien de plus. Enfin, je fais de l’auto-stop avec de l’eau jusqu’aux genoux, et un couple vraiment sympa m’amène au centre-ville. Je trouve l’hôtel et, un matin, je me décide à aller à la salle de boxe, tout près», raconte-t-il d’un seul souffle, avant de se lever pour faire un va-et-vient dans sa chambre.
Bien posé, une gorgée de mini-bouteille de whiskey plus tard, il reprend : «Bon, alors, je deviens très pote avec le manager de la salle de boxe, et un jour un mec immense, genre un Holyfield de deux mètres et 120 kilos, se braque devant moi. Il me demande si je veux faire du sparring. Je veux bien, mais on y va doucement. Au bout de 15 jours, je lui demande ce qu’il fait de sa vie à part de la boxe, et il me répond : ‘’Je suis le garde du corps de Bob Marley…’’ Je lui dis que je ne le crois pas et, pour me convaincre, il me dit de l’accompagner. On prend tout de suite la route vers sa maison. Sur place, je salue Marley et je lui dis que j’étais un boxeur auparavant et que, là, je suis musicien. Je lui fais écouter mon vinyle de 15e Round, et il accroche sur La danseuse du sud, une sorte de blues qui raconte l’histoire d’un homme qui rencontre une femme durant une nuit, mais qui reste accroché à ce souvenir toute sa vie. Il aime ma voix sur cette chanson. Je lui dis que, maintenant, je veux apprendre le reggae, que ça a l’air facile comme musique, mais que ce ne l’est pas du tout… pareil que le blues.»
De courte durée, la rencontre entre Lavilliers et Marley se solde par un heureux concours de circonstances. «C’est son avocat qui m’a réservé le studio Aquarius, où j’ai enregistré Kingston et Stand the Ghetto. Ensuite, j’ai appris les techniques de reggae avec un mec bassiste qui avait besoin d’oseille. Je lui ai prêté ma bagnole de location deux jours et, en échange, il m’a montré le skank, le contre-temps du reggae. Après, je suis retourné voir mon boxeur de 2 mètres, et il m’a dit que Bob n’était pas très en forme. Je crois qu’il était entré en chimio.»
Deux mois plus tard, Lavilliers se rend au studio The Power Station à New York pour enregistrer Rock City et Traffic, deux chansons «rock très speed et punk», ainsi qu’au studio La Tierra pour La Salsa et Pierrot la Lame, deux pièces influencées par la communauté latine de Harlem. Juste après, il termine son périple à Rio pour enregistrer Sertaô et la pièce-titre. Son classique O gringo était né. Avec lui, les barrières de la chanson française tombaient.
Ambassadeur de la culture française à l’international, l’auteur-compositeur-interprète saisit une occasion en or dans les années 1980 en acceptant une offre de la NBC. «J’étais marié à une Américaine qui était très près du patron, et elle m’a mis en contact avec lui. Il a écouté Stand the Ghetto, dans lequel je parle des camps de concentration du Gun Court (un tribunal d’armes à feux jamaïcain). Il a été impressionné par la chanson et m’a demandé d’aller tourner un reportage sur la guerre civile au Salvador, là où ça flinguait à tout-va. Je suis parti avec un caméraman et j’ai ensuite répété l’expérience au Liban, au Rwanda et au Nicaragua.»
Apprenti journaliste, Lavilliers continue l’écriture partout dans le monde dans les décennies suivantes, se rendant notamment au Sénégal, à Haïti, au Cap-Vert et au Vietnam. Au passage, il collabore aussi avec des légendes comme Jimmy Cliff, Cesária Évora et Tiken Jah Fakoly.
Plus récemment, il s’est rendu à Kingston et à Memphis pour l’album Samedi soir à Beyrouth, puis à New York pour Causes perdues et musiques tropicales, un opus aux influences antillaises, capverdiennes et brésiliennes concocté avec le Spanish Harlem Orchestra. En 2013, son incursion à Haïti a donné naissance à l’album Baron Samedi, inspiré par la culture vaudou.
Mais pour 5 minutes au paradis, c’est la France qui l’appelait. Ébranlé par les attaques terroristes qui ont secoué son pays en 2015 et 2016, il a voulu raconter son pays sur des arrangements symphoniques «pas trop lourds».
«On a eu pratiquement 500 morts dans la même année…» se désole-t-il. «J’avais cette même urgence de dire et de chanter que j’avais lors de mes voyages, lors de mes séjours au Nicaragua ou au Liberia, quand j’ai vu des enfants avec des kalachnikovs sur le crack tirer sur tout ce qui bouge. En quelque sorte, on peut dire que je suis un reporter. Je ne fais que raconter ce que je vois autour de moi.»
En spectacle le 13 novembre au Palais Montcalm de Québec et le 15 novembre à l’Olympia de Montréal