Jean Leloup : jaser avec la mort
Musique

Jean Leloup : jaser avec la mort

Jean Leloup dépeint un monde où cohabitent l’espoir et la mort sur L’étrange pays, un album de chansons simples et dépouillées, mais non moins profondes et saisissantes. Il nous recevait à la galerie d’art contemporain Arsenal mardi après-midi pour nous présenter ce nouvel opus qu’il a en grande partie enregistré dehors, au Québec et au Costa Rica. Récit d’une écoute commentée par le Wolf.

«Bonjour messieurs, mesdames», nous lance tout bonnement un Jean Leloup souriant, quelques secondes après être entré subtilement dans le petit local où l’attendent paisiblement une vingtaine de journalistes et photographes depuis près d’une demi-heure. D’emblée, on nous énonce les modalités de la formule de cette session d’écoute : l’album sera joué dans l’ordre et, à chaque bloc de trois ou quatre ou cinq ou six chansons, on aura un moment pour «placoter».

«Mais pas le droit de lever la main… On hurle!» précise Leloup.

C’est sur les traces du Sentier qu’on entre dans cet Étrange pays. «Et je ne sais que faire / Depuis que le malheur m’a déchiré le cœur», y chante Leloup dans l’enregistrement, avant de se faire interrompre par Leloup dans la réalité. «Hey on va recommencer ça! C’pas assez fort… On crinque, on crinque», lance-t-il à son équipe, avant de prendre lui-même les choses en main en allant jouer avec la roulette du son.

Bref, faux départ et retour au début du Sentier. Puis poursuite de la promenade au cœur du pays avec la chanson-titre. «Nous étions à la guerre / Et quand tout fut fini / Nos cœurs s’étaient enfuis / Dans l’étrange pays / Où brille la lumière / Dans les morceaux de verre», y récite-t-il sur une composition bluesée, très accrocheuse et rythmée. Eldorado lumineux «qu’on aime et qu’on oublie», L’étrange pays semble avoir des affinités avec ce fameux Dôme, autre lieu étrange qui éclairait «à des milles à la ronde» au beau milieu de son troisième album du même nom.

«Hey, j’commence à aimer ça!» s’exclame Leloup entre deux élans de back vocals bien contrôlés.

Suit Rosier-douleur, une puissante dose d’émotions vives qui, par son jeu de guitare intense et très brut, rappelle Sang d’encre. «Fané mon cœur / Ton amour qui se meurt / Ne reste plus que le rosier-douleur», y chante l’artiste de 58 ans avec une voix prenante.

La mort est également en toile de fond sur Passe ton chemin, une chanson écrite comme une nouvelle mettant en vedette «un immense bâtard moitié chien moitié loup rempli de cicatrices», et sur Le temps, un conte macabre qui oppose le temps «dans son fauteuil roulant» à un squelette «qui en a marre» d’être caché dans son placard.

À ce moment précis, les chœurs de Jean deviennent plus vifs. «Je peux pas m’empêcher de chanter mes backs… C’est peut-être un peu comme les singes qui se regardent dans le miroir», se justifie-t-il, avant d’expliquer son attachement à cette chanson. «J’aime jouer le squelette qui attend en arrière. C’est le temps qui lui dit : ‘’Plus t’attends longtemps, plus tu vas faire un effet quand tu vas sortir.’’ Genre : ‘’PAULINE A COUCHÉ AVEC PIERRE!’’… Pour vrai, j’adore jouer ces personnages-là.»

La table est mise pour qu’on lui parle de son rapport au temps et, par la bande, de son rapport à la vieillesse. «J’ai pas ce truc que les gens ressentent, je sens pas le machin… J’suis pas fatigué fuckall! J’peux dire, par contre, que quand j’veux vraiment courir full pine, je trouve ça tough, mais bon, ça, j’étais déjà de même à 20 ans… Les gens qui parlent de leur vieillissement, je comprends pas le trend! Tu le savais depuis longtemps [que tu allais vieillir]… Moi, je pense que j’ai su ça à quatre ans qu’on mourait.»

Mais même s’il connait bien sa finalité, Leloup entretient toujours une fascination pour la mort, comme en témoignent une fois de plus les sujets abordés sur cet album. À l’approche de la soixantaine, est-ce que le spectre de la faucheuse lui fait plus peur qu’avant?

«Non», répond-il, avant de s’éparpiller admirablement, comme il sait si bien le faire. «Quand j’étais jeune, à un moment donné, à 16-18 ans, ils ont sorti le Livre tibétain de la vie et de la mort. Honnêtement, j’ai lu les 30 premières pages, j’ai jamais réussi à me rendre plus loin. Ça disait tout simplement qu’il fallait toujours penser au fait qu’on va mourir un jour et que la mort n’est pas une ennemie, mais une amie que tu consultes quand tu as des choix à faire. Là, je jase un peu avec elle… Mais j’y pense pas plus maintenant… Quand j’avais sept ans, c’était le temps des accidents d’auto. Après, à 30 ans, c’tait des amis junkies qui mouraient… Pis à 35 ans, c’était des suicides… Maintenant, c’est le cancer. Y’a du monde de 40 ans qui pogne le cancer autour [de moi] pis criss, ce sont des non-fumeurs. C’est malhonnête! C’est pas correct! L’autre fois, je suis allé à l’hôpital. J’étais tombé, je m’étais fêlé les cotes un peu…. Je voulais pas aller faire mes radios, car je pensais [qu’ils allaient me dire que j’avais] le cancer. C’est sûr, je fume! Finalement, c’était perfect, top notch…»

«Et tu lui dis quoi à la mort quand tu lui parles?» entend-on dans l’assistance, juste après cette envolée spectaculaire.

«Qu’est-ce que je lui dis?» répond-il. «Je lui dis : attend un petit peu… Tu vois, quand j’étais en voyage, j’ai vu des arbres hallucinants avec des fleurs roses et des centaines de perruches vertes qui sont arrivées dans les arbres roses… Je peux pas mourir avant de voir d’autres affaires de même.»

La dualité entre la mort et la nature, source de rédemption, de beauté et de pureté dans l’œuvre du Wolf, est au centre de ce neuvième album. Symbole de liberté absolue, les oiseaux sont au cœur de son champ lexical, et on le constate dès la reprise de l’écoute avec Les Goélands, ceux que Leloup attend pour lui dire s’il a «vécu réellement». Dans Boulevard des rêves brisés, il se compare à un «oiseau affolé» et à un «petit oiseau cassé», tandis que dans L’enfant fou, il se demande «qui d’entre nous portera le costume de vautour au festival de l’amour». Dans L’oiseau-vitre, l’oiseau affolé revient pour frapper la vitre et ouvrir sa «cage en grand».

Sur Au jardin de ma mère, chanson dédiée à ses parents, Leloup reflète sa tristesse dans l’oiseau voisin du pigeon – faisant ainsi écho au «pigeon de trente ans déplumé» qu’il avait incarné sur Le Dôme. «Pleurent, pleurent les tourterelles / Au jardin des aquarelles / Car ma mère était si belle / Je n’arrête pas de pleurer», chante-t-il dans ce qui apparait comme l’une de ses chansons les plus personnelles en carrière.

Sur Tes mille peurs, les oiseaux font place aux «cent chevaux sauvages au ravin des naufrages», avant de s’effondrer sous la vibration de la Nouvelle alerte, chanson instrumentale «épouvantablement triste» que Leloup écoute au fond de la salle, les yeux fermés.

Jules Tomi

Enfin, Flocon de neige termine l’épopée. «Avez-vous vu mon flocon de neige?» y demande à répétition le Wolf, visiblement désemparé.

«J’aime ça, le gars qui cherche son flocon de neige», lance le principal intéressé dès que l’écoute se termine, comme pour dédramatiser. «Je trouvais ça tellement séquelle! J’aime ça, le mot séquelle… Avez-vous mon flocon de neige? Il a disparu! Come on!»

Tout particulièrement sobre dans ses arrangements, la pièce incarne bien la liberté qui prévaut sur cet album, enregistré uniquement guitare-voix avec du matériel de base, sur des balcons, en pleine nuit la plupart du temps. «Quand j’entends des trucs ben ben produits, ça m’étouffe», explique-t-il, avant de nuancer sa position. «Le fait d’entendre des trucs arrangés, ça peut être parfait. On vit dans un monde où c’est hot! Tout est photoshoppé! Je trouvais ça hot au début quand ça a commencé, mais maintenant, j’entends des affaires simples et je peux imaginer ce que je veux. Comme un livre versus un film.»

Au-delà de cette volonté de dépouillement, Leloup se dit incapable d’expliquer en détails le processus qui a mené à la création de ses nouvelles chansons. «Moi, quand j’écris, c’est anarchique. Je me rends compte que j’ai fini une toune une fois que je l’ai finie. J’ai aucune idée [de ce qui s’est passé] entre le moment où je jouais de la guitare et [le moment où] y’a une toune qui est arrivée. Fait tellement longtemps que je joue… La guitare fait peut-être partie de moi, comme on marche ou comme on parle. Je suis tellement habitué d’avoir une guitare dans les mains. C’est pareil comme un camionneur qui s’accroche jamais. Je swingue des guitares dans les airs, des guitares de 100 ans, pis je les puck jamais!»

Créé sur une période de trois ans, au lieu du six mois qu’il s’était fixé initialement, L’étrange pays devait d’abord être un album de reprises acoustiques de certaines de ses chansons les plus marquantes. Inspiré par ses séjours, Leloup a changé d’idée en cours de route. L’album a ensuite bénéficié d’une longue période de tri. Le fondateur de Grosse Boite, Eli Bissonnette, et son équipe ont accompagné Leloup durant cette étape. «On a développé une façon [pour faire ça]. Faut écouter vite et statuer : plate, plate, plate, pas écoutable… Là, après ça, il t’en reste 10, tu les envoies, et lui, il dit aussi : plate, plate, plate… Pis là, t’en gardes une, mais en général, je te dirais qu’on est plate! Sur une période de trois ans, y’en a comme Boulevard des rêves brisés et Flocon de neige que j’ai jouées plusieurs fois, mais que j’ai jamais réussi à mieux jouer que la première fois.»

L’avis des autres est maintenant primordial dans la vie de Leloup. «S’ils trouvent ça plate, je mets ça à la poubelle… Car j’me trompe tout le temps à la fin. La chanson Le Dôme sur mon vieux disque, je la trouvais mauvaise. Je voulais pas mettre ça. La chambre, non plus. Je trouvais que je chantais mal! Là, j’ai demandé… Et les gens me disaient qu’il fallait que je la mette. Je leur disais : ‘’Vous vous trompez! Mais on verra bien!’’ Maintenant, je l’aime, cette chanson-là, mais avant, j’étais fâché contre elle.»

Très heureux et fier du résultat, ce qui n’a pas été le cas à la sortie de chacun de ses albums, le chanteur et guitariste ne se met pas de pression pour la suite. «Je peux faire des shows… Quand t’en fais pas trop, ça reste le fun. Trop, ça devient de la poutine. Ça devient mécanique. Dès qu’un show commence à être bon et que c’est la même chose, c’est pu bon. C’est moisi.»

Un spectacle concept verra peut-être le jour, mais rien de concret encore sur la table. «J’ai commencé à écrire des contes. Y’a un espèce de show que j’voudrais faire, à partir de petits sketchs de personnages de L’étrange pays qui se mettraient à vivre», dit-il, avant de s’emballer sur une idée de spectacle en forêt lancée par un journaliste. «Faire des shows dans la forêt, ça serait le boutte de la marde. Mais pour de vrai là, pas avec des ostis de parking juste à côté… J’aimerais ça faire ça à l’intérieur de la forêt pis mettre une toile qui passe à travers les arbres, si jamais il pleut. J’aimerais ça faire des shows comme ça. Ça, ouais, ok. Pas des grosses bébelles… C’est trop plate.»

L’étrange pays – disponible ce vendredi 24 mai

Jules Tomi