Lord Esperanza : le plus lucide des rappeurs français
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Lord Esperanza : le plus lucide des rappeurs français

Lord Esperanza fait preuve d’une impressionnante lucidité sur son premier album Drapeau blanc. Fort d’un succès grandissant chez lui, le rappeur parisien de 22 ans se paie une deuxième tournée québécoise en quelques mois.

C’est ton deuxième séjour au Québec en un peu moins d’un an. Que retires-tu de ton premier passage?

J’ai beaucoup aimé votre sens de la compréhension, l’ouverture générale de votre culture et votre côté écoresponsable. En général, c’est fluide, il n’y a pas trop d’hypocrisie. J’ai vu beaucoup de sourires aussi… Quelque chose qui se perd à Paris! J’ai l’impression qu’on souffre plus de la pression et du regard de l’autre.

Est-ce que ton analyse s’applique aussi aux différences entre les deux cultures hip-hop?

Oui. Étant donné que le regard de l’autre prend moins de place ici, il y a moins de dogmes, de carcans. Moins de cases aussi. En France, y’a le rap des Cités, le rap de Blancs, le rap bizarre… Ici, les gens semblent s’en foutre, tant que la vibe est bonne.

Et, toi, as-tu décidé de t’insérer dans une case précise?

Moi, j’écoute mon cœur, tout simplement. Durant mon enfance, j’ai bénéfice d’un environnement culturel très large. Mes parents m’amenaient à l’opéra et, dans l’auto, on écoutait du MC Solaar. À la maison, on alternait entre Amy Winehouse et Mozart. Et ensuite, j’ai découvert la Sexion d’Assaut! J’ai toujours aimé mélanger les styles, casser les barrières. Majeur-Mineur, le compositeur avec lequel je bosse, il a aussi un éclectisme très fort, une pluralité d’influences. Ça me permet d’explorer plein de trucs.

Ton premier album Drapeau blanc incarne bien cette ouverture musicale. On y retrouve autant des chansons tranchantes comme Flex (Wasabi) que douces comme Demain. Comment as-tu abordé la direction artistique de cet album?

On a voulu l’articuler comme un voyage, tout en s’assurant d’accompagner l’auditeur tout au long de l’évolution sonore. Évidemment, toutes mes facettes, j’ai dû les contenir, car sinon, il n’y aurait pas eu de cohérence. Je crois que le fait que ce soit entièrement produit par une seule personne (Majeur-Mineur), ça donne un son assez homogène, notamment par le choix d’éléments percussifs qui reviennent constamment. Ce qui est bien avec tout ça, c’est que ça m’amène un double public. Je joue autant sur Planète Rap, une émission très rap pour des gens qui écoutent du rap, que sur France Inter, une radio plus bourgeoise. Évidemment, France Inter ne jouera pas Flex!

As-tu cette volonté de plaire à tout le monde?

En tant qu’humain, oui, c’est sûr. J’ai grandi avec un grand besoin de reconnaissance. J’ai été réprimandé par un père violent, à la fois physiquement et psychologiquement, qui me disait que je ne ferais jamais rien de ma vie, surtout pas dans la musique. Alors, j’ai constamment cherché l’approbation des autres. Musicalement, c’est différent. Je crois que le rap est une musique nouvelle, mais avec un héritage déjà très fort. La plupart des choses ont été dites, donc il devient difficile d’innover, autrement que par le son. Je crois que toute forme d’évolution passe par le mix, les effets, les choix de synthés, le flow et, donc, l’exploration musicale. C’est important de se prendre la tête là-dessus, car notre marché est assez saturé.

À l’international, le drapeau blanc est le signe de la paix.  Avec quoi fais-tu la paix sur cet album?

Avec mes démons, mes fantômes du passé, ma mélancolie… C’est une réponse directe à Drapeau noir, l’EP qui m’a révélé et dans lequel je montrais davantage mon côté arrogant. En fait, ça traduisait un terrible manque de confiance en moi. Là, sur Drapeau blanc, je manque encore de confiance, mais je suis plus sincère et ouvert à en parler. C’est plus Théodore Desprez (NDLR : son vrai nom) qui s’exprime, qui parle de son rapport à son père, aux femmes, à l’écologie, à sa notoriété naissante… On peut dire que j’essaie tranquillement de faire la paix avec moi-même.

Mais tu es encore assez pessimiste sur cet album, non? Au tout début de l’album, sur Pont des paradis perdus, tu dis que «le bonheur, ce n’est qu’une succession de moments un peu moins tristes»…

Je dirais plus réaliste que pessimiste. Le bonheur, c’est quelque chose de très personnel, et je crois que cette phrase est à l’image de ce que je suis, de mon côté balanced, paradoxal. La vie est un mélange de trucs happy et sombres. C’est le yin et le yang en permanence, un concept vieux comme le monde qui s’appelle karma. Le bien a besoin du mal pour exister. Les deux se nourrissent.

Jason Piekar

Dans cette même chanson, tu te demandes aussi pourquoi tu as choisi d’être un artiste. Avec ton récent succès, as-tu trouvé une partie de la réponse?

Bonne question… Je crois que j’ai envie de donner aux gens. J’ai reçu des témoignages super touchants sur les réseaux sociaux dernièrement, du genre «merci pour telle chanson» ou «j’étais sur le point de me suicider et ta chanson m’a aidé à croire en moi». De constater qu’une de mes chansons ait pu modifier le chemin de l’existence de quelqu’un, c’est complètement fou. En voilà, une bonne raison de continuer.

L’une des chansons qui génère le plus de réactions depuis la sortie de l’album est Château de sable, dans laquelle tu abordes ta relation tumultueuse avec ton père. Comment as-tu réussi à faire la paix avec lui?

En me comparant à la misère du monde, je crois… Ainsi, on se rend compte que c’est pas si problématique que ça. On comprend que chaque existence est unique, que chaque destin est tracé et que, ce qu’il reste à faire, c’est de donner aux autres. Au-delà de l’acceptation et du pardon, il y a cette idée de transformation de l’énergie. On peut garder cette énergie négative comme une frustration ou bien s’en servir pour aider les autres dans leur cheminement. Pour ma part, c’est une transformation qui est entamée, mais pas complétée. Je pouvais pas amorcer ce processus avant, car je manquais de maturité, au plan humain et artistique. Là, je ressentais le besoin de l’extérioriser… mais ça a été dur.

La chanson a nécessité plusieurs réécritures?

Il n’y a pas eu plein d’esquisses, non. Je l’ai écrite en deux parties, notamment lors d’un voyage en Inde en janvier 2018. Ce sont plutôt les arrangements qui ont pris plus de temps. D’habitude, je me laisse porter par les idées de Majeur-Mineur, mais là, j’avais une vision très précise du morceau.

À l’avenir, est-ce qu’on peut s’attendre à d’autres collaborations aussi étroites entre toi et Majeur-Mineur?

Ouais, quand même. Majeur, il me connait par cœur. Je le trouve super avant-gardiste, très éclectique. Il sait répondre à toutes mes attentes, ce qui est super plaisant. C’est un accomplissement de pouvoir rendre à 100% tout ce qu’on avait en tête, toutes les émotions qu’on sent en dedans de nous. C’est la majeure différence entre un artiste rêveur et onirique, et un autre plus technique qui va au bout de son œuvre.

Lord Esperanza en tournée au Québec

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