Si le théâtre CRI n'existait pas, il faudrait que quelqu'un s'empresse de le créer. Pas parce qu'il ne fait que chef-d'oeuvres. Mais plutôt parce qu'il permet au théâtre d'avancer dans ses retranchements les plus extravagants, les plus sombres (parfois), les plus marrants (d'autres fois)… Parce qu'il permet au théâtre d'être différent.
Kapos B12 73X |
J'aime quand une oeuvre s'adresse à mon intelligence autant qu'à mes émotions. C'est comme ça que le CRI réussit à faire écho en moi, plus souvent qu'autrement. Et c'est ce qui s'est produit hier.
C'est un véritable essai théâtral que propose cette fois le CRI, avec pour sujet le pouvoir, et sa condition suprême d'exercice qu'est la peur. En particulier la peur vécue et partagée à l'intérieur d'un groupe, d'une société.
Cette société créée de toute pièce – une caricature pas aussi exagérée qu'on voudrait bien le croire de notre propre société (ne dit-on pas que "nul n'est censé ignorer la loi"?)- repose sur des lois bien établies, ainsi que sur une volonté de cohésion et de résignation qui semble impossible à déstabiliser. On reconnaît là des préoccupations de l'auteur, Martin Giguère, réflexions qui avaient déjà germé entre autres dans Onan, pièce présentée par les Têtes Heureuses il y a quelques années: totalitarisme, uniformisation, individualité (perte d') et soumission.
D'ailleurs, toutes nos soumissions y sont exploitées plus ou moins en profondeur – religion, justice, mais aussi amour et instincts primaires, ces forces brutes qui nous tiennent à la gorge sans jamais vouloir lâcher – ou si peu.
Si au départ les personnages semblent un peu niais et vides, tout se rééquilibre au moment où Marilyne Renaud (je ne me souviens plus du chiffre qui la représentait… B12 731?) se fait délatrice, dans le but ultime de devenir à son tour Kapos (probablement décliné de "cap", qui signifie tête, chef). Révélant que Patrice Leblanc est sorti de son personnage lors d'une pratique ayant précédé le spectacle, son personnage exposait ainsi toute la complexité de l'expérience vécue par les comédiens qui ont accepté de se prêter au jeu de la perte d'identité.
En effet, pendant un mois, dès que les comédiens entraient dans les limites de la scène, non seulement perdaient-ils leur identité propre, devenant des numéros, mais en plus leur était imposés de façon extrêmement stricte une voix (souvent nasillarde, certainement pas naturelle) et un corps (une posture, une démarche pour le moins inconfortables).
Devenant ces "choses" étranges qui se meuvent sans trop sembler réfléchir, des endormis qui tolèrent, ils devaient alors se soumettre à une charte stricte de règles préétablies, sous peine d'être punis. Le jeu de l'autorité devenant presque réel, les comédiens placés dans une situation qui se rapproche du phénomène de la télé-réalité (parlons donc de "théâtre-réalité") sont passés par une gamme d'émotions pour le moins surprenantes, ce qui laisse des traces dans leur jeu. Cette idée de voyeurisme associée au concept de télé-réalité est d'ailleurs fortement mise de l'avant par l'utilisation de la caméra en circuit fermé – un vrai petit bijou.
Le résultat nous montre des êtres diformes et limités, effrayés par l'autorité qui exerce sur chacun d'eux à la fois une forme d'attraction et une forme de dégoût. Car qui est le plus prisonnier entre celui qui a l'autorité et celui qui lui est soumis? Le fait d'avoir le pouvoir impose son lot de responsabilités…
On questionne le conformisme, la soumission aveugle à la loi et à l'ordre établi. On s'attaque aussi à la place de l'objet dans nos vies, presque vénéré aujourd'hui, une belle façon de dénoncer la société de consommation tout en nuances, sans tomber dans un moralisme bonbon.
Avant d'assister à la pièce, je vous suggère fortement d'interroger les comédiens (ou n'importe quel des artisans du CRI), à propos du processus de création – ils trainent souvent dans les parages avant les représentations. Car si on peut tout à fait profiter du spectacle sans connaître les tenants de l'expérience de création tout à fait unique qui l'a précédé, en être informé donne certainement une envergure totalement autre au spectacle qui devient à son tour une expérience forte.
On ne peut qu'avoir envie que de nouveaux projets prennent forme…
NB: Surtout, ne pas arriver en retard pour la représentation. La disposition de la salle de répétition (qui sert pour les représentations publiques) empêche quiconque d'entrer lorsque le spectacle est commencé! Et franchement, ce serait triste que vous le manquiez…