C'était bien avant que tu naisses. Bien avant même que ta mère n'entretienne un quelconque fantasme de toi. Ou peut-être que si, dans le flou du rêve naïf d'une fillette, dans le secret de quelque jeu de rôle.
C'était avant que tu naisses. On avait des maux plein la bouche, il paraît. On était peu instruits. On se faisait manger la laine sur le dos.
À ce moment, Michel Tremblay portait le cheveu long et un os de boeuf au cou, et ses Belles-Soeurs choquaient. Mais déjà certaines voix félicitaient le dramaturge d'avoir réussi à se servir du joual pour contrer "l'atroce abâtardissement qu'il exprime" (Jean Basile, La Presse, 30 août 1968). On y voyait une élévation qui n'a cessé de s'avérer depuis, la pièce ayant été traduite en plusieurs langues et jouée un peu partout autour du globe.
Quand tu vois tous les déchirements qui ont laissé leurs cicatrices sur ta langue, tu te surprends que le dossier soit encore aussi chaud. Qu'encore la honte laisse sa marque écarlate sur ta parlure. Et pourtant la question se pose chaque fois qu'un artiste d'ici traverse l'océan.
Ce parler n'est pas une vomissure de l'esprit, mais une langue qui a vécu, percluse et réprimée, qui pourtant a pris toutes les couleurs. Elle parle d'hiver, de tragédie, de colère et d'ennui; elle parle de cuisine, de bois, de frayeur et d'envie. Elle dit même parfois ce que le Français ne connaît pas: des gros frettes qui enchaînent, des clous qui craquent, des chars de neige qui se ramassent bancs.
Tu t'es vu souvent défendre cette langue devant les endoctrinés de l'école classique, bâillonnés par la chasuble dès la plus verte enfance au point qu'ils n'ont jamais su entendre du joual que l'erreur. Il n'y a pas que la belle France qui soit intransigeante.
C'était aussi avant que la colère ne prenne l'alouette… "Porteur d'eau, scieur de bois/Locataire et chômeur/Dans son propre pays/Il ne lui reste plus/Qu'la belle vue sur le fleuve/Et sa langue maternelle/Qu'on ne reconnaît pas…" (Félix Leclerc, L'Alouette en colère)
Plus ça change, plus c'est pareil. Et pourtant, pas tant que ça. Parce que soudainement, on la reconnaît, cette langue. Un joual qui s'exporte à grands coups de clics, répandu sur le Web. Le problème, c'est qu'on la reconnaît, mais pas pour les bonnes raisons.
Évidemment, il est difficile de justifier qu'on puisse exploiter l'erreur, voire la valoriser. Quand on essaie de faire passer le baragouinage d'une poignée de sacres pour la langue des Québécois, il y a de quoi donner des nausées. Comme quand le joual a l'air d'un raccourci facile, de la preuve audible d'une intenable pauvreté de vocabulaire. C'est pathétique. Et de savoir que les Français se disent "charmés" par l'accent des Têtes à claques, qu'ils se gargarisent de leurs dégâts langagiers, c'est franchement tragique. Heureusement, le joual ne se résume pas à la pauvreté du verbe de ces personnages.
Daniel Boucher revient de France persuadé que son langage ne sera pas une limite pour lui. Qui sait, peut-être que les Têtes à claques y sont justement pour quelque chose. Voilà que l'Hexagone est ouvert, prêt à tendre l'oreille.
Boucher assume la langue de ses pères. Il est passé maître dans l'art du néologisme. Sa parlure, associée parfois à tort ou parfois à raison au "joual", pourrait maintenant s'avérer un atout de taille pour lui sur le Vieux Continent.
Ce qui sera franchement fascinant s'il réussit à percer outre-mer, ce sera de surveiller l'incidence que le poète-chanteur pourrait avoir sur la langue elle-même. Parce que s'il se réclame du joual, la liberté qu'il prend avec le verbe, qu'il dompte à sa guise (comme il se doit), place malgré tout sa langue dans un registre poétique.
Peut-être trouverons-nous bientôt de nouvelles entrées au dictionnaire, sous la force de cette poussée? Comme entre doucement et doucereusement…
DOUCER v. tr. Québec. De douceur. Cajoler, câliner qqn. Prendre soin de qqn. Être attentif à qqn. "Tu t'rends même pas compte que j'te douce." (D. Boucher)
Il serait franchement épatant que cette expression passe à l'usage parce qu'associée au joual alors qu'elle est, comme d'autres, redevable à Boucher. Tu es prêt à te la mettre en bouche, comme quelques autres qui te coulent sur la langue comme si tu en avais soif depuis toujours.
Aujourd'hui, la défense du joual n'a raison d'être que si c'est pour soutenir une langue VIVE, évoluant au gré de l'expérience d'une nation – n'ayons pas peur du mot, même la langue de bois des politiciens l'a admis -, qui elle aussi évolue. Le joual que tu accepteras de défendre est prononciation, couleurs, envolées aériennes et poétiques. Rien à voir avec le manque d'éducation dont il était la trace jadis. C'est un joual irisé.
Salut, Boucher!
« Le joual que tu accepteras de défendre est prononciation, couleurs, envolées aériennes et poétiques. Rien à voir avec le manque d’éducation dont il était la trace jadis. C’est un joual irisé. »
Un brin de condescendance dans ces mots monsieur Caron. La langue de mes ancêtres et qui me reste en mémoire et dans mon franc parler quand je laisse les convenances, n’est pas celle des envolées aériennes, mais celle qui avait les pieds bien ancrés dans la terre et la réalité. Une langue colorée certes, mais pas pour faire « poétique », mais pour emprunter au quotidien, ce qui fait image. Finalement, peut-être que nos ancêtres étaient poètes sans en avoir la prétention.
« J’ai de la broue dans le toupet » à lire ces derniers mots de votre article monsieur Caron. Ça « m’achale ». Que « baragouiner » sur le sujet ? Je ne voudrais surtout pas « ambitionner su’ l’pain béni » ou « capoter », tout en tentant d’ « enfirouaper » qui que se soit. Probablement que mon commentaire « fera dur » et n’entrera pas dans les critères du bon français, ce qui me donnerait droit à l’excellence du VOIR, mais pourquoi ne pas m’amuser un peu à « tirer la pipe » sans avoir le sentiment de « taponner ». C’est «d’valeur » de constater la différence de point de vue, mais je suis »paré » pour faire face à la divergence d’opinion.
Ma curiosité, mon goût de la découverte, du travail bien accompli, de la fête, du partage, de la justice, de la communication, de l’expression créative, etc., ne me sont pas venu d’un coup sur les bancs de l’université, mais bien de ceux et celles qui m’ont précédé dans ma famille. La plupart avaient peu de scolarité. Ils et elles « trimaient » dur pour leur « survivance » et pour la suite des choses.
Pour ceux qui auront le goût de pousser un peu plus loin.
http://www.republiquelibre.org/cousture/FRANC.HTM
http://www.dicocf.ca/clapin001.html
http://www.cyberpresse.ca/article/20060801/CPBLOGUES01/60731108&blogdate=20060801&cacheid=20060801