Restos nouvelle vague
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Restos nouvelle vague

Le milieu de la restauration, c’est une grande famille avec ses générations qui se succèdent, à l’image du chef Charles-Antoine Crête, drôle d’oiseau qui a quitté le nid du Toqué! pour ouvrir le Montréal Plaza. On a rencontré ces jeunes restaurateurs qui apprennent les codes dans les grands restos bien établis avant de quitter la maison-mère pour lancer leur propre établissement, un peu plus relax et décomplexé.

«Je voulais être d’abord le meilleur chef de cuisine avant d’essayer d’être le meilleur chef tout court et me lancer comme entrepreneur. Prendre d’abord le temps d’être un bon intrapreneur, de bien gérer la business de quelqu’un d’autre.» Et c’est ce que Charles-Antoine Crête a fait. Pendant ses 15 années passées au restaurant Toqué! sous la houlette du chef Normand Laprise, il a traité l’établissement montréalais comme si c’était le sien.

Une expérience de taille: «J’ai travaillé 80 heures par semaine pendant 15 ans; c’est un peu comme si j’avais travaillé 30 ans à 40 heures par semaine ailleurs… Dans le fond, j’ai 30 ans d’expérience au Toqué!», résume le chef. Là-bas, il s’exerce à avoir un restaurant en assurant le rôle de «patenteux en chef»: il y développe des plats, des idées, des projets, mais surtout une relation très forte avec son mentor et son «mononcle», Normand Laprise. Quand on lui demande la chose la plus importante qu’il a apprise au Toqué!, il répond d’ailleurs que c’est le respect et la valeur de l’amitié.

«Quand j’ai annoncé à Normand que je partais, il a dit: “Le restaurant, on s’en câlisse, l’important c’est de préserver notre relation.” Je suis parrain de sa fille et lui c’est mon deuxième père, confie Charles-Antoine. J’ai passé plus de temps avec lui qu’avec n’importe qui d’autre. Ça aurait été un échec total de briser ça; je veux du succès, mais pas au prix d’être seul. Il faut tout le temps que mon niveau d’ambition soit une coche en dessous du respect que j’ai pour ceux qui m’ont appris. Car ce que je fais, c’est 99% grâce à eux. Si on va trop vite, on peut casser ces relations importantes…»

photo : Jocelyn Michel (Consulat)

«Prouver que tu peux faire les choses seul»

Cette envie de partir et de lancer ce qui allait devenir le Montréal Plaza germait déjà depuis une quinzaine d’années dans l’esprit de Charles-Antoine Crête et de son associée Cheryl Johnson. Des années pendant lesquelles le duo s’est préparé. Parce que lancer son resto prend forcément beaucoup d’expérience en amont, insiste le chef : «Tu peux pas ne rien faire pendant 10 ans et devenir motivé du jour au lendemain!» Charles-Antoine donne un préavis d’un an avant de quitter le Toqué!, histoire d’avoir le temps de bien préparer son départ. Normand Laprise lui dit alors: «Si tu me l’avais pas annoncé là, je t’aurais dis dans les prochains mois que t’étais prêt à partir, que c’était ton tour.»

Le chef du Toqué! suit le projet du Montréal Plaza; mais de loin. «Tu veux l’approbation de papa, mais tu veux aussi lui prouver que tu peux faire les choses seul», explique Charles-Antoine. Aujourd’hui, il n’a pas écarté l’idée de retravailler un jour avec Normand Laprise. «Mon resto, c’était pas une affaire d’ego, assure-t-il. C’est juste qu’à un moment, on avait envie de faire autre chose. On était matures, prêts à proposer qui on était, on avait quelque chose à dire. J’aime ça patenter des affaires, avancer, créer, et ce désir est plus fort que mon ego.»

Au Montréal Plaza, un des restos les plus en vue de la ville, on retrouve les mêmes produits, la même organisation et la même mécanique «control freak» qu’au Toqué!. «On peut bien être déguisé en clown, mais si le magret est froid ou que les gens attendent à la porte, ça sert à rien, explique le chef. Plus t’es fou, plus faut que tu sois organisé, parce que t’es à risque. Le Montréal Plaza, c’est un cirque russe avec des femmes à barbe, mais dans la NASA.» Les codes du Toqué! donc, mais dans l’univers de Charles-Antoine Crête et Cheryl Johnson. Le chef n’avait en outre plus envie de faire des menus dégustation – même s’il indique au passage qu’il y reviendra sûrement avec le temps.

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Un système familial

Pour les trois anciens du Bouillon Bilk qui ont lancé il y a un an le restaurant Hélicoptère, dans Hochelaga, les relations avec leurs anciens patrons sont tout aussi précieuses. David Ollu, Youri Bussières Fournel et Melodie Perez-Mousseau ont travaillé entre six et trois ans au restaurant du Quartier des spectacles. David y est arrivé juste après l’école, en bas de l’échelle, et il était sous-chef lorsqu’il a démissionné. «François [Nadon] et Mélanie [Blanchette, les copropriétaires du Bouillon Bilk], c’est des amis, des mentors. Ils nous ont toujours appuyés et ils ont regardé notre plan d’affaires quand on s’est lancés. C’est le système qu’on voulait bâtir à l’Hélicoptère: celui d’une famille.»

Avec leur expérience commune, les trois associés du resto ont les mêmes références, sur lesquelles ils peuvent s’appuyer pour construire leur restaurant. Aujourd’hui, l’Hélicoptère compte en tout cinq anciens employés du Bouillon Bilk dans son équipe. Le nom de ce nouvel établissement désigne d’ailleurs les semences et les fruits qui tombent des érables à l’automne; une jolie métaphore de ces restaurateurs partis de la maison-mère pour grandir ailleurs.

«On voulait un changement de philosophie, explique David. Ici, le cuisinier amène les plats en salle et le pourboire est partagé de manière égale. Ça n’était pas le cas au Bouillon Bilk; l’inégalité, ça devenait frustrant à la longue.» Autre philosophie en cuisine aussi: au lieu de trouver les meilleurs produits, comme au Bouillon Bilk, l’équipe de l’Hélicoptère veut faire le maximum sur place. Le beurre, le yogourt, la crème ou encore quelques aliments fermentés sont par exemple produits sur place. «J’étais rendu ailleurs… Ici, je fais une cuisine plus accessible, moins haut de gamme, précise David. Géographiquement, je voulais aussi qu’on s’éloigne du centre de Montréal.»

Mélodie Perez-Mousseau, David Ollu et Youri Bussières-Fournel

Généalogie de la restauration

Le chef ne renie pas pour autant tout ce qu’il a appris au Bouillon Bilk, comme d’utiliser des produits frais, de bien travailler et de respecter les produits, de ne rien jeter, d’être créatif… Il en retient aussi les «agencements merveilleux» et une belle liste de producteurs, qui le connaissent bien aussi. «On retrouve dans ma cuisine certaines idées que François m’a apprises, indique David. Travailler dans un grand resto, c’est la meilleure façon de se préparer à avoir le sien.»

Une école de taille que le Bouillon Bilk, restaurant gastronomique qui tourne aujourd’hui avec une équipe de 12 employés en cuisine. De quoi mettre du vent dans les pales de l’Hélicoptère: «Le fait de venir du Bouillon Bilk a vraiment accéléré la visibilité du notre restaurant, ça a facilité les choses. On a eu des articles quelques semaines à peine après l’ouverture, par exemple. Ça paye pour les années où on a travaillé là-bas!»

On retrouve dans la clientèle de cette nouvelle adresse de Hochelaga quelques habitués du Bouillon Bilk – «On a déplacé du monde de Westmount!», rigole David. Et ceux qui pensent trouver la même chose se rendent vite compte sur place que l’expérience est toute autre. Ici, place à la jeunesse, ça va bouger. Ici, c’est la deuxième génération. «La troisième presque, puisque François est lui-même parti du Brontë pour ouvrir le Bouillon Bilk, corrige David. Avoir son propre resto, tous les chefs rêvent un peu de ça…»

Il y a le Montréal Plaza et l’Hélicoptère, le Moccione aussi, ouvert en décembre dernier dans Villeray par un couple issu du Toqué!. Des exemples parmi tant d’autres de ces jeunes qui excellent dans de grandes maisons avant de partir continuer la généalogie de la restauration dans leurs propres établissements, gardant la rigueur et les codes des maisons-mères mais en y ajoutant une touche de fantaisie et de modernité. «Est-ce que tout le monde doit devenir entrepreneur? Ben non, tranche Charles-Antoine. Ça prend aussi des intrapreneurs, et c’est pas parce que t’es un intrapreneur que t’es pas bon. Au contraire, des bons intrapreneurs, y en a pas mal moins que de bons entrepreneurs… C’est facile de lancer quelque chose; mais le faire durer dans le temps, c’est un autre défi.»

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