Whisky : comment le Québec a pris de la bouteille
Le célèbre pub montréalais L’Île Noire a 30 ans. Trois décennies pendant lesquelles la relation du Québec au whisky est passée d’un désintérêt poli à un polyamour… Explications.
«Le whisky, c’est le cognac des cons.» Lorsque le comique français Pierre Desproges couche cette maxime dans son Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis, nous sommes en 1985. Même au second degré, son trait d’esprit témoigne de l’image délétère que le whisky traînait à l’époque: celle d’un alcool rustre, sans finesse ni noblesse, tout juste bon à être coupé avec du soda.
«Normal, se remémore Michel Lavallée, propriétaire et fondateur du pub L’Île Noire. Les single malts commençaient à peine à sortir d’Écosse. Le reste du monde ne connaissait que les blends.» Véritable institution de la scène spiritueuse québécoise, son bar fête cette année son 30e anniversaire; un âge vénérable au sommet duquel il peut contempler, mieux que quiconque, l’évolution du whisky en général et au Québec en particulier.
«Parfois mieux qu’en Écosse»
Amateur de whisky, Michel a lancé L’Île Noire en étant animé du désir d’éduquer les palais québécois. Difficile de dire exactement quel rôle son bar a joué dans le changement des mentalités, mais l’évolution est patente. «La situation actuelle n’a aucune commune mesure avec celle d’il y a 30 ans, lâche-t-il, enthousiaste. Désormais, tout le monde ou presque au Québec a une bouteille de Macallan 12 ans. L’offre dans les restaurants, les bars, les SAQ… c’est parfois mieux qu’en Écosse, en tout cas clairement mieux qu’en Angleterre.»
Une anecdote savoureuse résume à elle seule l’ampleur du chemin parcouru par la Belle Province. «Quand j’ai ouvert L’Île Noire il y a 30 ans, notre première livraison de Lagavulin a été refusée par le contrôle qualité de la Société des alcools. Perturbés par les arômes de tourbe, les vérificateurs ont jugé que le whisky avait un goût bizarre, qu’il avait tourné!»
Aujourd’hui, ce single malt est l’un des phares écossais, celui qui a mis l’île d’Islay sur la carte. Ardbeg, Bruichladdich, Port Charlotte, Port Ellen ou encore Bunnahabhain, tous les joyaux tourbés du royaume proviennent de ce gros confetti de roche, de lande et de lichen battu par les vents et fouetté par les embruns. «La tourbe, c’est le goût le plus populaire en ce moment, lance Michel. C’est comme une mode.»
Mais la mode, le goût du temps, toutes ces choses sculptées par le marketing, mon interlocuteur s’en méfie. Soucieux de transmettre et battre en brèche les idées reçues, il martèle: «On entend souvent dire aussi que plus le whisky est vieux et foncé, meilleur il serait. Rien n’est plus faux!»
Faites l’essai dans votre SAQ et prenez par exemple l’Evolution, cet extraordinaire produit de la distillerie Glenglassaugh: jamais ses 6 ans et sa pâleur jaunâtre ne laisseraient deviner les arômes de verger luxuriant qui s’y cachent. Même du côté des tourbés, la valeur n’attend pas l’opacité ni le nombre des années: monstre de puissance concocté par Bruichladdich, l’Octomore n’a besoin que de 5 ans et d’une robe miellée pour submerger votre palais.
Des ventes qui explosent
Si la relation du Québec aux spiritueux a indéniablement fait du chemin en 30 ans, elle a carrément viré à l’histoire d’amour dans la dernière décennie. Les données de la SAQ révèlent une croissance continue des ventes depuis au moins 5 ans.
Avec encore 8,3% d’augmentation en 2018, les spiritueux sont d’assez loin le type d’alcool qui affiche la plus belle vitalité sur le plan comptable, avec le gin et le whisky en figure de proue.
Mais cette réalité en cache une autre, encore plus surprenante: une bonne part de cette croissance provient du Québec lui-même. Avec une augmentation du volume écoulé de 27% en 2018, les spiritueux québécois servent clairement de locomotive au secteur.
C’est bien simple : de tous les alcools produits au Québec, les spiritueux sont de très loin les meilleurs vendeurs.
À l’origine de ce phénomène, la vague nord-américaine des microdistilleries. Avec un temps de retard sur nos voisins du Sud, et en s’appuyant sur des ressorts similaires à ceux des microbrasseries (le local, le mieux boire, la créativité…), ces petites unités de production ont essaimé dans la province, au point d’être 10 fois plus nombreuses qu’il y a trois ans. Qu’elles se nomment Distillerie du Fjord, Distillerie St. Laurent, Sivo ou Cirka, toutes ont d’abord misé sur le gin et/ou la vodka pour répondre à la demande et asseoir leur modèle économique.
Mais le véritable objectif de beaucoup, c’est le whisky. Si Sivo a été la première microdistillerie québécoise à dégainer le sien, d’autres comme Cirka laissent encore maturer le leur. Ravi de voir toutes ces tentatives distillatoires, Michel ne peut s’empêcher de tempérer: «Le problème du whisky et du vieillissement, c’est que tu ne sais pas ce que ça va goûter. La qualité et la disponibilité des barils, la météo, l’hydrométrie, les variations de température: tellement de facteurs peuvent influencer le résultat final…» Mais il se veut optimiste: «Après tout, la distillerie suédoise Mackmyra sort de superbes produits. Et on a à peu près le même climat!»
Une chose est certaine: il faudra de la patience. Comme beaucoup d’amateurs le soulignent, le whisky est beaucoup plus qu’un alcool. Dorment dans chacun de ces nectars un savoir-faire, une compréhension intime du mécanisme de vieillissement et même une histoire lorsque la bouteille traverse les décennies au fond d’une cave, qu’il est impossible de transplanter d’un terroir à l’autre. En 30 ans, le Québec a considérablement enrichi sa culture du whisky des autres. Lui reste maintenant à bâtir la sienne.