Portrait de chef : Paul Toussaint
Arrivé à 18 ans au Canada, ce chef haïtien originaire de Jacmel dirige aujourd’hui les cuisines de l’Agrikol, le resto de Régine Chassagne et Win Butler du groupe Arcade Fire. Ici, on rend hommage au rhum et à la culture haïtienne…
Si le resto du Village est connu pour ses proprios – qui se sont investis dans leur établissement jusqu’à peindre eux-mêmes certaines des fresques murales et travailler la carte des cocktails –, il l’est aussi pour sa magnifique terrasse arrière, son incroyable collection de rhums et ses plats authentiques qui amènent Haïti dans l’assiette.
Quand il parle de cuisine, chef Paul a le mot «amour» dans toutes ses phrases ou presque. Ça fait maintenant deux ans qu’il a repris les fourneaux de l’Agrikol. Les dernières nouveautés? En avril dernier, il lançait le brunch (haïtien, toujours) et amenait sur la carte des alcools du clairin, un alcool typique importé au Québec depuis le printemps. Entrevue aux saveurs caribéennes.
Voir: Par quels restos es-tu passé avant l’Agrikol?
Paul Toussaint: J’ai d’abord étudié en droit! J’ai fait trois ans puis j’ai dit à mon père: «Je quitte ça, c’est pas mon rêve, je vais faire de la cuisine.» Je suis allé au Collège LaSalle me former en cuisine et j’ai travaillé au Bistro L’Aromate pendant mes études. J’ai eu la chance d’aller ensuite au Toqué! faire mes trois mois de stage. Puis le chef m’a demandé de rester, et j’y ai passé deux ans et demi. Car après, y a eu le tremblement de terre en Haïti… Avant ça, je me voyais tout faire au Canada. Mais là, je voulais donner mon énergie au pays. J’ai donc suivi mon instinct et je suis reparti en Haïti, où je suis resté presque cinq ans. J’ai travaillé au Karibe, un hôtel de luxe à Port-au-Prince.
J’ai suivi de loin le projet Agrikol; je me disais: «Wow, j’aimerais tellement avoir un restaurant comme ça…» Un jour, l’ancien copropriétaire m’a écrit pour me demander si ça me tenterait de retourner au Canada, pour Agrikol. Je me suis dit: «C’est la culture haïtienne qu’on vend, il doit y avoir un chef haïtien!» À cette époque, le chef était philippin.
C’est quoi ta cuisine, en quelques mots?
Je prends les techniques du Canada et de la haute cuisine gastronomique et je les mets dans la cuisine haïtienne, qui est plus familiale. Je travaille plus les textures. Si tu manges un de mes plats de viande, ça ne sera pas sec; dans la Caraïbe, on fait cuire trop longtemps la viande et elle finit par sécher. Moi, je travaille les deux: je prends le cœur et l’amour d’Haïti et je prends les techniques et les expériences d’ici, et je les mets dans une assiette pour donner de l’amour et rendre les gens heureux.
Un producteur dont tu aimerais souligner le travail?
Ce que j’aime au Québec, c’est les viandes. Maintenant, je travaille avec Alberto, de la Boucherie Champfleuri sur Mont-Royal. Je trouve qu’il y a beaucoup d’amour dans les viandes du Québec… Le bœuf de Gaspésie, c’est la meilleure que j’ai eue! Le fermier québécois travaille très bien, avec amour. Il travaille pas comme aux États-Unis, où ils font de la production de masse. Toutes mes viandes viennent du Québec, je regarde même pas celles de l’Ontario.
C’est pas parce qu’on fait de la cuisine haïtienne qu’on peut pas mettre en valeur les produits québécois. Au Québec, on a aussi de très bons fruits et légumes. Les fraises, c’est un régal…
C’est quoi la gastronomie québécoise, pour toi?
Ce que j’aime, c’est son côté cosmopolite, surtout à Montréal. On a beaucoup de mixité et ça a donné une autre vision de la cuisine. Quand on dit cuisine québécoise, on ne pense pas qu’aux produits du Nord: on va trouver aussi des produits asiatiques, etc. La cuisine a embrassé toutes les cultures qui sont là. La cuisine québécoise sera la plus grande cuisine si on continue sur cette lancée! Les gens voyagent à Montréal pour la bouffe, et ils vont venir encore plus.
Ici, on a les meilleurs restos. On parle de Michelin, tout ça, mais c’est pas ça qui compte. Ce qui compte c’est: comment tu manges? Quand tu as fini de manger, comment tu te sens? Pourquoi tu veux revenir? Pour moi, ce qui fait un bon resto, c’est pas de devoir dépenser 300$ par personne, c’est de se dire en sortant: «Je dois manger là au moins trois fois par an!» Là, je sens qu’il y a de l’amour…
Un produit que tu aimes tout particulièrement?
Le produit haïtien que j’aime le plus, c’est le djon-djon. C’est un champignon qui a un côté presque truffé. Je vais ajouter au menu un risotto de djon-djon servi avec de la pieuvre, et tu vas voir ça nulle part ailleurs!
Tu as une madeleine de Proust culinaire?
C’est pas un plat, mais plutôt les repas familiaux en Haïti, ce qu’on mange le dimanche. Ma mère me fait la purée de pois congo où elle ajoute des courges et de la sauce de poulet indigène, avec du riz blanc. J’adore! C’est ça le meilleur repas pour moi. À chaque fois que je vais en Haïti, c’est la première chose que je mange. Ma mère le sait: si je viens à Jacmel, à n’importe quel moment de l’année, elle doit trouver des fèves pour la purée de pois congo.
À chaque fois que je travaille un plat haïtien, je pense à ça, je me nourris de mes souvenirs des plats familiaux de là-bas. Je peux manger dans n’importe quel restaurant et ça va être bon, voire malade; mais quand je mange en Haïti, c’est autre chose…
Les pires inconvénients du métier de chef, selon toi?
Parfois, y a des saisons où t’as pas de vie. Tu oublies ta famille et le reste, pas le choix. Pour moi, quand j’étais pas père, cuisiner de longues heures et avoir juste une journée de repos, ça allait. Mais en tant que parent, tu perds le côté famille quand tu es chef; en été surtout. Par exemple, c’était l’enterrement de ma tante hier: je suis juste allé aux funérailles et j’ai même pas eu le temps d’aller au cimetière, car je devais être au travail après. On perd une partie de notre vie durant des saisons. Mais ainsi va la vie, ça demande des sacrifices… Et j’arrêterais pas ce métier à cause de ça. Après octobre, je peux prendre des vacances, fêter et voyager.
… et les plus beaux avantages?
Je me concentre sur le côté artistique de ce métier. Tu passes pas tes journées dans un bureau! Dès qu’un nouveau produit rentre, ça t’allume complètement, tu veux faire quelque chose avec. Ça parle à mon côté créatif. Et j’aime satisfaire le client. Quand un client me dit à la fin d’un repas «Wow, tu m’as fait voyager», ça me booste pour continuer et aller plus loin. Une fois, Régine m’a dit: «C’est comme ça que ma grand-mère me faisait à manger…» Et ça, ça vaut tout.