Chef.fe.s de brousse : amener le territoire dans l’assiette
Après Esprit de Cantine, documentaire qui suivait les casse-croûtes et étudiait leur place dans la culture culinaire québécoise, Nicolas Paquet sort le 15 novembre un nouveau film qui parle de bouffe. On y suit cette fois trois chefs du Bas-Saint-Laurent dans leur mission de reconnecter territoire et cuisine.
Nicolas Paquet nous a donné rendez-vous au Manitoba. Un choix de resto cohérent, car ici la cuisine se veut locale, et boréale, avant tout. Le réalisateur arrive du Bas-Saint-Laurent, où il habite « au fond d’un rang de gravelle ». Caméra en main, il sillonne les routes pour documenter le Québec ; et pour lui, un pays, ça se découvre avec une fourchette. Entretien.
VOIR : Ton documentaire s’intitule Chef.fe.s de brousse. Intriguant comme nom…
Nicolas Paquet : Pour moi les chefs sont des défricheurs. J’ai pensé à des pilotes de brousse, qui vont là où personne n’est jamais allé, qui parcourent le territoire. Ce sont les chefs qui sont au coeur du film, mais dans une définition large, d’où le « .fe.s » à la fin du mot : il aussi les sous-chefs, les copropriétaires, l’équipe…
On suit donc Kim Côté, du resto de Kamouraska Côté Est, Colombe Saint-Pierre de Chez Saint-Pierre au Bic, et Pierre-Olivier Ferry des Jardins de Métis, à Métis-sur-Mer. Comment les as-tu choisis?
Dans ma démarche pour chacun des films, j’essaie de casser certains clichés par rapport à la région. Je vais donc chercher des acteurs dynamiques qui travaillent dur, pour ne pas toujours être dans les problèmes sociaux et les usines qui ferment… Là, on voit trois petites entreprises qui rayonnent beaucoup.
Kim et Perle, je les connais depuis longtemps. Côté Est, c’est près de chez nous, j’ai presque assisté à la naissance du resto. Je connaissais leur désir de créer une sorte de réseau local avec les producteurs et éleveurs du coin. Pour Colombe, je connaissais son travail et sa facilité à communiquer, sa vision de ce que devrait être l’alimentation et son discours très large. Mais je savais pas qu’elle deviendrait Chef de l’année aux Lauriers de la gastronomie quelques mois plus tard!
Ça me prenait un troisième chef, et Colombe et Kim m’ont cité Pierre-Olivier Ferry. Je connaissais les Jardins de Métis pour ses installations mais pas pour la cuisine. J’ai été agréablement surpris. En fait, je suis tombé en bas de ma chaise! Quand j’ai rencontré Pierre-Olivier, il m’a servi du lichen qui avait macéré dans du sirop d’érable… C’était vraiment un laboratoire qu’il avait là-bas. Il décrochait pas de son idée d’être 100% autonome en végétaux.
J’ai eu de la chance que dans mon terrain de jeu, le Bas-Saint-Laurent, il y avait trois acteurs qui se complétaient avec des façons de faire différentes. Les lieux étaient différents : Chez St-Pierre c’est une petite cuisine très intime, aux Jardins ils sont tous en uniformes blancs et font de l’exploration culinaire, à Côté Est c’est une grande équipe, qui a vraiment les pieds dans le fleuve… Pour les trois, je voulais voir comment ils amenaient le territoire dans l’assiette.
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Qu’est-ce qui t’as le plus surpris en suivant ces chefs au quotidien?
Je savais que c’était un métier exigeant, notamment quand c’est en mode saisonnier, mais ce qui m’a étonné c’est de voir à quel point ils sont aussi des ambassadeurs très sollicités par les médias. Des équipes de tournage, y’en a débarqué dix pendant l’été. Chez Colombe, des demandes d’entrevues et d’événements arrivent aux deux jours, ils doivent en refuser. Ça ajoute une couche à leur journée de 10-12 heures de gestion, de cuisine et de représentation.
Donc j’ai voulu montrer aussi ça, cette fatigue qui devient lourde. Je pensais pas lui donner autant de place, mais c’est devenu important car ça représentait l’ampleur du combat que ces chefs mènent, et ça montre qu’il faut qu’ils soient soutenus grâce à des changements politiques. La cuisine, c’est pas plus relaxe parce que t’es en région, et c’est une idée que j’essaie aussi de casser. Les chefs travaillent énormément, ils prennent pas l’apéro tous les soirs au bord du fleuve… À la fin de la saison, ils en peuvent plus!
Trois de tes films abordaient déjà l’alimentation. C’est devenu ton thème de prédilection?
Pendant mes études en philosophie politique, j’ai étudié des penseurs autochtones pour voir comment ils articulaient leur relation au territoire et recréaient un lien brisé par le colonialisme… Et tout ça passait entre autres par l’alimentation. Je me suis dit : « nous aussi on a quelque chose à dire sur l’alimentation ». On parle beaucoup d’identité présentement, et pour moi, cueillir les produits du territoire, les goûter, les transformer et les cuisiner, c’est un élément clé pour que l’identité aille au-delà des débats sur le port de signes religieux par exemple. Le territoire, c’est l’identité, c’est ça qui forme notre façon d’être et notre relation au voisin. Y’a quelque chose de magnifique quand quelqu’un t’amène un pied de rhubarbe de chez lui ou des champignons qu’il a cueillis. La communauté se crée comme ça.
Pour moi, l’alimentation est la façon la plus simple et la plus directe de se poser les grandes questions actuelles : les changements climatiques, l’identité, l’économie… Par exemple, manger du phoque, c’est créer des emplois aux Îles-de-la-Madeleine.
Et tout ça s’inscrit dans la révolution alimentaire qu’a connu le Québec ces dernières années…
Y’a eu un mouvement, mais qui continue encore de mûrir je pense. Oui les chefs sont devenus des personnalités publiques, maintenant faut qu’on se rende compte que nous aussi on peut être notre propre chef à la maison. Y’a des recettes simples où on peut incorporer des champignons sauvages, du sapinage… Et goûter ça nous plonge directement dans la forêt québécoise.
Le phoque, c’est un bon exemple de cette évolution pas encore aboutie. Y’a eu tellement de dénigrement sur la chasse que pour les Madelinots quelque chose s’est brisé. Le jour où il va avoir du phoque au menu des restos du Québec – pas juste dans trois restaurants mais dans cent -, on aura cassé le moule et on va pouvoir être fiers. Les Madelinots, ils sont fiers entre eux de leur phoque, mais ils osent pas en parler au premier touriste qui passe. Il faut qu’on soit fiers ensemble.