Bilan théâtre : Le théâtre réveille ses troupes
L’abondance de créations théâtrales sur la scène québécoise fait dire que le théâtre se porte bien et qu’il se fait volontiers politique, social et dissident, en témoignent les nombreuses oeuvres coup-de-poing, manifestes identitaires, fables critiques sur les dérives de notre époque, la violence, la manipulation, la guerre, les valeurs qui nous unissent et nous désunissent. On se surprend pourtant du peu de débat qu’elles provoquent sur la place publique, comme si leur force de frappe était court-circuitée.
Le scandale et l’éteignoir
Le bruit est venu cette année par un scandale mort-né. Wajdi Mouawad invitait le chanteur Bertrand Cantat, condamné pour l’homicide involontaire de sa conjointe, à jouer dans le cycle Des femmes, inspiré des tragédies de Sophocle, au TNM. L’affaire mesura notre tolérance conditionnelle à l’égard de certains gestes artistiques subversifs, conclue par le retrait du chanteur du projet. 2011 marquait aussi le 60e anniversaire du TNM qui a déclenché dans son histoire plus d’un scandale avec des oeuvres jugées immorales ou irrévérencieuses telles que Les fées ont soif de Denise Boucher. Les directeurs de théâtre de l’époque entendaient gronder avant l’orage, mais cherchaient à faire éclater la tempête. Dans l’affaire Cantat, l’objet de scandale a été consommé et tué dans l’oeuf en réponse aux pressions sociales. Serait-ce à dire que l’opinion publique, omnipotente et tentaculaire, aurait désormais le contrôle sur les décisions artistiques de nos créateurs? Une censure populaire? Qui l’eût cru! Le fait que les héroïnes de Sophocle incarnent des voix solitaires exclues de la Cité qui refusent le compromis au péril de leur vie ne fait qu’ajouter à l’ironie de la situation. Le personnage tragique trouve des échos actuels, mais subit son procès avant d’entrer en scène.
Occuper le théâtre
Autres temps, autres moeurs. L’art subversif doit peut-être désormais prendre de nouvelle voies Olivier Choinière l’a expérimenté en s’introduisant au TNM clandestinement pour son Projet blanc, une oeuvre séditieuse qualifiée par certains de « terroriste », qui aura somme toute eu le mérite d’ébranler nos habitudes de public de théâtre. L’action invisible du dramaturge provoquait une réflexion inédite sur le théâtre en invitant 70 personnes à un déambulatoire secret menant jusqu’au paradis du TNM afin d’assister à L’école des femmes de Molière. L’expérience interrogeait le dialogue d’un classique avec notre époque, mais aussi la façon d’habiter activement le théâtre dans le présent. La féroce dénonciation de la société du spectacle et de la manipulation de l’opinion fouettait de main forte le public passif en ce 3 novembre 2011 à marquer d’une pierre blanche. Premier « hacking théâtral » où une oeuvre se greffait à une autre pour y superposer son discours critique en direct, la démarche provocatrice du trublion Choinière a ouvert une brèche dans le lisse paysage culturel qui dort souvent sur ses deux oreilles.
Des îlots de liberté
Certains espaces s’offrent toutefois aux artistes de la scène qui interrogent sans concession les limites de leur art. Le Festival TransAmériques est à ce titre devenu un carrefour incontournable pour la création contemporaine avec un très bon cru 2011, des oeuvres engagées et souvent radicales qui nous ouvrent au monde.
2011 a également vu naître deux nouvelles scènes de théâtre dont celle d’une Licorne rénovée sur l’avenue Papineau, qui n’a rien perdu de l’intime proximité avec le public qui fait son charme. Elle accueille désormais six auteurs en résidence et poursuit sa mission de développer la jeune dramaturgie québécoise et d’offrir une tribune aux oeuvres percutantes, loin de la facilité. L’inauguration du théâtre Aux Écuries a marqué pour sa part la première naissance d’un théâtre depuis la création de l’Usine C en 1995. Alors que le milieu s’interroge sur le sens et la fonction de l’institution théâtrale lors du 12e Congrès québécois du théâtre, des trentenaires s’unissent pour former un théâtre à sept têtes qui se partagent la direction artistique, privilégiant une approche communautaire unique, novatrice et inspirante en notre époque individualiste. L’heure serait donc à la mise en commun des ressources, de l’héritage et des forces pour que la minorité dominante ne dévore pas la majorité.
Les 24 heures d’occupation des Écuries lors de l’ouverture, accompagnées d’un manifeste où chaque directeur artistique y allait de ses plus franches revendications contre un système dominé par les lois de la finance, ne sont pas sans rappeler le mouvement d’occupation à travers la planète. La société a tant besoin de l’art indigné qui fait parfois long feu, faute de tribunes, de relais pour s’enflammer et provoquer l’explosion. « Chaque génération est un théâtre de révolutions », clamait le manifeste. La mèche est allumée. Ne la laissons pas se consumer avant l’orage.
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Top 5 / Théâtre
1- Les mutants, de Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux (Théâtre de la Banquette arrière)
Les auteurs signent une création originale sur le vieillissement dans une société qui valorise la jeunesse, un dialogue percutant et très personnel entre une Révolution tranquille avortée et une génération trentenaire au lent mûrissement.
2011 selon Sylvain Bélanger: « Le mouvement d’occupation planétaire, à défaut d’être une révolution, est tout de même un avertissement. On ne peut plus rien nous cacher: on vit à une époque où l’on sait que les bandits sont des bandits, où nos enfants savent que les publicités sont des publicités. On a une ultra-conscience, une ultra-méfiance. Camus disait: « Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. » Le théâtre, pour moi, doit incarner cette exigence. Il a besoin d’artistes libres, de défonceurs de portes vitrées et d’utopistes. S’il se conforme à ce qu’il trouve insupportable, à ce dont il se méfie, il n’a pas sa raison d’être. On vit à une époque qui a de plus en plus besoin du théâtre, de ce « dérangeur » social, en autant qu’il en assume le rôle et que ses puissants délinquants en assument la charge… »
2- L’enclos de l’éléphant, d’Étienne Lepage (Théâtre du Grand Jour)
Fable allégorique efficace, portée par la langue universelle d’Étienne Lepage, la pièce traite d’insécurité et de manipulation en nous faisant vivre la peur à travers le violent duel que se livrent Paul Ahmarani et Denis Gravereaux. Déroutant.
3- Blanche-Neige et La Belle au bois dormant, d’Elfriede Jelinek (Espace Go)
À partir des contes de fées subversifs de l’auteure autrichienne, Martin Faucher crée une oeuvre déjantée et déstabilisante. Les excès philosophiques cohabitent avec ceux de la chair pour créer une bacchanale grinçante. Sophie Cadieux excelle en princesse dégénérée.
4- Contre le temps, de Geneviève Billette (Théâtre d’Aujourd’hui)
Dans l’esprit du grand drame romantique, l’auteure conçoit une oeuvre de révolte puissante autour d’un jeune révolutionnaire enfiévré par ses idéaux, joué avec une fougue contagieuse par Benoît Drouin-Germain. Sublime mise en scène de René Richard Cyr.
5- Transmissions, de Justin Laramée (Théâtre Qui va là)
D’un imaginaire foisonnant, l’auteur aborde avec audace les sujets chauds de l’environnement, la spiritualité et les bris de filiation dans une esthétique débridée mêlant le fantastique et la mythologie à des histoires de famille cruelles.
À lire vos choix, je constate que j’ai peu frayé avec le théâtre en 2011 pourtant n’aie-je pas vu les Belles-soeurs, le Boss est mort, Dragonfly of chicoutimi?.
D’emblée, je vous accorde que « le Festival TransAmériques est à ce titre devenu un carrefour incontournable pour la création contemporaine avec un très bon cru 2011. » En tout cas, j’ai assisté à plusieurs pièces présentées lors de cette récente édition : Marie Brassard avec sa mise en abyme Moi qui me parle à moi-même dans le futur, Daniel Danis avec Mille Anonymes : mise en scène inventive et texte superbe.
Daisuke Miura avec Le château de rêves, pièces muettes si évocatives pourtant.
Sans oublier le douloureux 20 novembre mis en scène par Brigitte Haentjens dans lequel Christian Lapointe est bouleversant.
Dans «Le scandale et l’éteignoir», vous omettez de nommer le nom de la victime : Marie Trintignant. C’est une habitude bien établie dans notre société que d’oublier les victimes et votre texte l’efface presque. Je regardais cet après-midi une vidéocassette que j’avais enregistrée : Nuit d’été en ville. Dans ce huis clos, Marie Trintignant et Jean-Hugues Anglade sont tous les 2 en pleine santé et complètement nus. Cette jeune comédienne aurait mérité de mourir de vieillesse, comme tout le monde, et non d’être battue à mort par son conjoint Bertrand Cantat à l’occasion d’une beuverie dans une ville d’Europe de l’Est. Je vous suggère de visionner ce film, aussi verbeux que soporifique pour donner, à vos yeux, une existence à cette victime.
D’un autre côté, notre société a beaucoup évolué depuis 40 ans. L’époque où l’on faisait de la provocation pour provoquer est révolue. Le niveau d’instruction de la population n’a jamais été aussi élevé et les gens sont mieux équipés pour évaluer une situation par eux-mêmes. Wajdi Mouawad a dû reculer devant une situation politiquement non correcte. Il ne faut pas se surprendre de ce dénouement, au contraire il faut s’en réjouir. Cela marque une preuve de maturité dans notre société qui n’accepte plus n’importe quoi comme à l’époque des «Fées ont soifs». Si Cantat n’avait pas assassiné Marie Trintignant, il n’aurait jamais été approché pour ce rôle. Vos concitoyens ne sont pas omnipotents ni tentaculaires. Ils font preuve d’un sens critique. La rectitude politique fait maintenant partie de nos valeurs de société et cette subversion théâtrale n’y échappe pas.
Sans relancer le débât concernant l’affaire Cantat/Trintignant ou l’affaire Mouawad, Normand, j’avoue être partiellement en désaccord avec votre commentaire. D’une part, vous parlez de situation politiquement incorrecte alors que ce meurtre n’a aucun rapport avec la politique ni avec la culture d’ailleurs. Il est du ressort du législatif (loi)et, par dérive, de l’éthique : c’est-à-dire qu’il se situe à un niveau philosophique: celui qui détermine le mal et le bien, ce qui détermine la sentence (sa durée) puis ce qui en résulte : l’impunité.
Ceux qui se sont fait du capital dans ce dossier, ce sont hélas les politiciens mais, ils ne se sont pas engagés dans un débat juridique. En tout cas, pas dans ce dossier. quoique la réforme de la loi c-10 que Harper a adopté tente de pallier à certaines lacunes : la criminalisation des adolescents, la prolongation des sentences qualifiées de « bonbons ».
Paradoxalement, l’abolition du registre des armes d’épaule permettra aux individus de se procurer des fusils d’assault, sans enregistrement, comme aux États-Unis. Bref, deux lois opposées qui permettront aux criminels d’assassiner et de cacher leur mitraillette sous leur matelas puis aux tribunaux de les condamner pour du long terme si les forces policières les dénichent tandis que le registre, un peu à la manière d’un permis de conduire, répertoriait innocemment les détenteurs d’armes. Breef, les lobbyistes des armes ont vaincu les valeurs populaires, québécoises en tout cas.
Si je vous comprends bien, ce dont vous doutez et que vous remettez en cause, c’est la durée de la sentence. Pour vous, peu importe le jugement, sera coupable à vie celui qui l’a ravi puisque la victime, quant à elle, demeure morte pour la mort. Donc, vous remettez en doute la justice pénale et ce, de façon bien légitime j’en conviens. Cependant, en ce qui concerne la victime, à part gérer une fondation afin de préserver sa mémoire, il y a peu à faire. Toutefois, dites-moi, comment un être jugé coupable, ayant purgé, sans s’expurger, sa « peine » pourrait s’amender? Que voulez-vous faire de lui?
Vous affirmez que Mouawad a approché Cantat afin de provoquer, afin de se faire un capital culturel, que « Si Cantat n’avait pas assassiné Marie Trintignant, il n’aurait jamais été approché pour ce rôle. » Pourtant, je met en doute votre affirmation. D’une part parce que Mouawad revendique son amitié pour Cantat et son admiration pour le talent artistique qu’il possède. Noir désir étant historiquement le groupe rock français le plus populaire. Par ailleurs, sachez que Mouawad fait appel à Cantat, dans un spectacle antérieur Ciels, en lui empruntant voix, musique/chanson.
Voici un extrait de l’article de la journaliste Mélissa Proulx : « la troisième voix qui survient est celle de Bertrand Cantat, ce « jumeau émotif » dont il a fait la connaissance à l’issue d’une représentation de Seuls à Bordeaux. « Lorsque j’ai pris la voiture pour rentrer, j’étais habité par une puissance rare. Une énergie qui m’a donné le flux de l’écriture. Le long monologue d’ouverture, qui est dit par Bertrand Cantat dans le spectacle [voix enregistrée], je l’ai écrit dans la foulée de cette rencontre. » » http://voir.ca/scene/2010/05/06/wajdi-mouawad-maux-de-passe/
Quant à votre assertion selon laquelle » La rectitude politique fait maintenant partie de nos valeurs de société » elle me fait sourire. Les scandales politiques ne cessent encore d’émerger fesant sombrer là un député, ici, couler un ministre. Un tel a rempli sa caisse de parti, l’autre sa caisse populaire..
@ Alain Fortaich
Je constate que votre commentaire dérape dans de multiples directions pour aboutir à de la propagande partisane qui serait plus à sa place sur le blogue de Josée Legault que sur cette page réservée au théâtre. Dans mon 1er paragraphe, je reprochais à Elsa Pépin, comme à tant d’autres, d’oublier cette jeune artiste (nom et image) assassinée alors que Bertrand Cantat fait partie de ses préoccupations. Dans le 2e paragraphe, c’est son agacement provoqué par le tollé dans la population que je conteste. C’est comme si un metteur en scène ou dramaturge émérite était comme un dieu dont les décisions ne peuvent être contestées. Cette impression de sacrilège, parce ce que Wajdi Mouawad a dû reculer, m’étonne comme s’il existait un principe d’infaillibilité chez les créateurs artistiques. C’est tout ce qu’il y avait à comprendre dans mon texte et rien d’autre. Il ne faut pas sortir du sujet.
Vous avez raison, Normand, j’ai fait une digression partisane dans mon texte et je m’en excuse. Venais-je donc de lire un article à ce sujet sur une page quelconque? Probablement. Donc, je reviens à nos moutons et les tonds afin de tricoter un texte plus pertinent, je l’espère.
D’emblée, je suis en accord avec vous : « C’est une habitude bien établie dans notre société que d’oublier les victimes[…] » écrivez-vous. Oui, vous avez totalement raison. « […] votre texte l’efface presque. » Effectivement, la journaliste Elsa Pépin parle de « sa(la) conjointe » de Cantat. Jamais, elle ne la nomme comme si être mort c’est n’être plus personne. Oui, vous faites bien de le relever. Nommer, c’est donner forme. Vous faites bien de le rappeler. Il faut préserver la mémoire de nos morts : se souvenir est la seule manière de les rendre vivants! Le théâtre constamment nous le rappelle.
Normand, je suis toutefois être en désaccord avec la seconde partie de votre intervention; cette partie-ci de votre commentaire que je cite : « Si Cantat n’avait pas assassiné Marie Trintignant, il n’aurait jamais été approché pour ce rôle. »
Cette affirmation, je la mets en doute parce que Mouawad a fait appel à Cantat dans un spectacle antérieur : Ciels, en lui empruntant voix, musique/chanson. Il ne le choisit donc pas dans le but de provoquer pour provoquer. Voici un extrait de l’article de la journaliste du Voir, Mélissa Proulx : « la troisième voix qui survient est celle de Bertrand Cantat, ce « jumeau émotif » dont il a fait la connaissance à l’issue d’une représentation de Seuls à Bordeaux. « Lorsque j’ai pris la voiture pour rentrer, j’étais habité par une puissance rare. Une énergie qui m’a donné le flux de l’écriture. Le long monologue d’ouverture, qui est dit par Bertrand Cantat dans le spectacle [voix enregistrée], je l’ai écrit dans la foulée de cette rencontre. » » http://voir.ca/scene/2010/05/06/wajdi-mouawad-maux-de-passe/
Quant à votre assertion selon laquelle » Wajdi Mouawad a dû reculer devant une situation politiquement non correcte. », je persiste à croire qu’elle n’est pas politique cette situation mais éthique.. Toutefois, le tollé de protestation populaire a contraint les politiciens à prendre partie dans ce dossier; certains politiciens plaidant que le Canada ne pouvait admettre sur son seuil et son sol un individu avec un casier judiciaire.
Que vous contestiez l’agacement de la journaliste, dont je suis d’un avis similaire, face à cette levée populaire, voilà qui est de votre bon droit. Bien sûr qu’un artiste est faillible, un artiste peut se tromper, se méprendre surtout s’il se prend pour Dieu!
Sans vous offenser, j’oserais dire que cette polémique résulte d’un fait inéluctable : les uns ont parlé avec leur coeur tandis que les autres ont conversé avec leur tête. Qui, du coeur ou de la tête a raison? Le coeur a ses raisons que la tête tente d’arraisonner…
Ah… Merci pour ce débat. Et ce rappel à l’ordre.