Voir à Berlin : Falk Richter, icône de la scène berlinoise, ausculte l’identité homosexuelle contemporaine dans Small town boys
Il n’avait jamais abordé frontalement le thème de l’identité sexuelle, mais l’incontournable Falk Richter s’en donne à coeur joie dans son plus récent spectacle Small town boys, que nous avons attrapé à Berlin.
Avec Thomas Ostermeier, Frank Castorf et Nicolas Stemann, l’auteur et metteur en scène Falk Richter continue de briller au sommet de la scène allemande, adulée par l’Occident tout entier à cause de son avant-gardisme et de son acuité sociale. Impossible de passer par Berlin sans chercher son nom sur les marquises des théâtres. Et ce, même si son travail récent, notamment la pièce Rausch que j’ai vue au dernier Festival d’Avignon, s’est avéré décevant. On n’abandonne pas les Grands de ce monde au premier écueil. Ça tombe bien: pendant que je déambule dans les rues ensoleillées de Berlin, sa nouvelle pièce Small town boy est à l’affiche du Théâtre Maxim Gorki (le plus petit mais non moins dynamique des théâtres subventionnés berlinois).
Il a écrit sur l’amour désemparé d’une jeunesse déroutée (Nothing hurts), sur la crise économique qui anéantit les relations humaines (Trust, qui a été présenté à Montréal au FTA), sur la télé-réalité, les communications par écrans interposés et les relations virtuelles (Dieu est un dj et Electronic City, toutes deux récemment produites au Québec), sur la quête incessante du plus-grand-que-soi (For the disconnected child). Falk Richter ne laisse aucun aspect de la vie post-moderne lui échapper, teintant toujours son regard d’une critique éclairée et inapaisable du néolibéralisme. Son théâtre de fragments, qui alterne dialogues et soliloques rythmés, jouant avec la temporalité et entrecroisant les voix et les récits, est aussi désormais défini par un croisement fertile du théâtre et de la danse.
Il n’avait jamais abordé frontalement le thème de l’identité sexuelle, laquelle est pourtant soumise à de nombreux tiraillements dans un monde capitaliste où la liberté de forniquer avec qui bon nous semble est admise en théorie mais en réalité source de grandes confusions. L’hétéronormativité ne semble plus régner dans les grandes villes du monde occidental. Mais est-ce vraiment le cas? Et cela permet-il vraiment aux homosexuels de vivre des relations épanouissantes? Y évite-t-on vraiment la crise identitaire? Ce sont grossièrement les questions que pose la pièce. Richter y répond par une multitude de chemins, faisant en plusieurs temps le portrait désenchanté de 4 homosexuels berlinois et osant par moments une parole carrément militante, sur fond de succès pop des années 1980.
Pour un Québécois qui a connu, par la scène ou par le texte, tout le courant de théâtre identitaire homosexuel québécois des années 1980, la prémisse de Small town boy avait de quoi laisser craindre un retour vers l’arrière. La pièce s’ouvre en effet sur une scène rurale où les personnages évoquent l’adolescence dans le nord de l’Allemagne et la nécessité de quitter l’oppressant giron familial pour enfin vivre son homosexualité au grand jour dans la métropole (d’où le titre). Non que cette situation de contraste entre l’homosexualité rurale et urbaine ait perdu de son actualité, mais un certain théâtre pointant l’homophobie rurale a déjà amplement été écrit et il aurait été étonnant que Richter s’en tienne à cet angle un peu obtus. La pièce se déplace heureusement rapidement du côté d’un Berlin frénétique, où la jeunesse européenne débarque en quête de sensations fortes et de sexualité gourmande. Et c’est là que commence la crise identitaire, se déployant de manière infiniment plus diversifiée et complexe que celle qui avait d’abord éclaté dans la lande du Nord.
Le sexe gai est-il encore tabou? Les oreilles grincent-elles quand on l’évoque? La question est notamment posée à travers les échanges entre Glen et Russell, personnages centraux du quintet. «Soyez gais mais ne me racontez pas vos fellations» semble encore être le mot d’ordre. On le constate avec eux.
Le couple gai le plus conventionnel, celui qui reproduit les codes hétéronormatifs et le désir d’avoir un enfant, est-il idyllique ou seulement une manière qu’ont trouvé les homosexuels d’entrer dans le rang et de jouer les conformistes?
Faut-il vraiment choisir une orientation sexuelle, s’y tenir sans jamais en sortir? La présence sur scène d’une femme, porteuse de stéréotypes hétéros mais d’un certain pouvoir d’attraction, évoque cette question, tout comme une scène où Russell fait brièvement volte-face en affirmant qu’il aime les chattes. L’étiquette d’homosexuel n’est-elle pas aussi réductrice et contraignante que l’hétéronormativité ou les stéréotypes de genre, desquels notre société tend à se libérer? Une fertile fertile question…
Le poids de la famille, de la tradition, peut-il être balayé au profit d’une vie urbaine souvent vide de sens, pleine de solitude, uniquement centrée sur la surconsommation des biens et des corps? On reconnaît dans ces questions, portées dans un monologue savoureux par le comédien Niels Bormann, la critique du capitalisme qui est chère à Richter.
Voilà les grandes interrogations qui constituent le sel de cette production et en offrent les meilleurs moments, surtout quand ils demeurent ouverts sous forme de questions ou que différentes perspectives sont offertes à travers les voix des différents personnages. Dans sa forme la plus stimulante, le spectacle croise allègrement les paroles et fait tournoyer les corps pour évoquer un monde en mouvement et des personnalités en constante redéfinition, sans cantonner les identités dans un carcan.
Mais l’écriture de Falk Richter a aussi tendance à se faire de plus en plus affirmative, parfois au détriment des nuances. C’est ce qui avait miné Rausch, une pièce qui énonçait la crise du capitalisme de manière simpliste, martelant des slogans davantage que des réflexions et ne laissant que peu d’espace à la pensée du spectateur, tout en tissant des liens très ténus entre la marchandisation du monde et l’effritement des relations amoureuses. Quand Small town boy va sur ce même terrain, dans les scènes finales du spectacle qui sont carrément militantes et évoquent l’oppression des homosexuels en Russie, la pièce est moins intéressante parce qu’elle tente de convaincre avec des phrases toutes faites, parfois creuses. Pourtant, dans ses meilleurs textes, Falk Richter sait entremêler différents niveaux de réalité et témoigner de l’expérience du monde d’une manière très complexe, jamais réductrice. Tout de même, l’acteur Thomas Wodianka livre la diatribe militante avec une fougue incomparable, ce qui en fait malgré tout un moment de théâtre très marquant.
*Notre journaliste Philippe Couture est à Berlin avec le soutien du Goethe-Institut Montréal