Et au pire, on se mariera / Kim Despatis dans les zones de gris
Scène

Et au pire, on se mariera / Kim Despatis dans les zones de gris

Le roman de Sophie Bienvenu appelait de sa percutante forme monologique une adaptation théâtrale. La voici venir. Dans la salle intime du Prospero, le metteur en scène Nicolas Gendron adapte Et au pire, on se mariera, jonglant avec les vertiges et les zones grises d’un amour illicite. Discussion avec la comédienne Kim Despatis.

On se souvient de la sortie de ce roman à l’automne 2011. Le culot d’aborder crûment une relation dérangeante – celle d’une jeune adolescente et d’un homme ayant deux fois son âge – a fait alors grand bruit dans la communauté littéraire. Mais pas autant que la langue vivante et hachurée de Sophie Bienvenu, ou que la nature effrontée et imprévisible de son personnage plus-vrai-que-nature, qui raconte l’émoi des premières amours avec une authenticité criante. Aïcha, que s’apprête à incarner Kim Despatis sur la toute petite scène du Prospero, est une adolescente intense qui vit les choses à travers une sensibilité exacerbée. Mais c’est aussi une conteuse déroutante, qui torsade le vrai et le faux jusqu’à nous y perdre.

C’est en partie à cause de cette tendance à la fabulation que son histoire se lit selon différents points de vue et perspectives. Certains vont y voir (un peu courtement) une justification de la pédophilie; d’autres vont tenter de comprendre les sentiments de la jeune femme (qui ne sont ni noirs ni blancs).

«À ma première lecture du roman, explique la comédienne, je ne savais qu’en penser, je n’étais pas certaine de comment je me sentais. Mais j’ai évidemment d’abord vu la belle histoire d’amour. L’histoire de quelqu’un qui a besoin d’amour, qui en a tellement manqué, et qui va chercher cet amour partout où elle peut.  Mais comme dans son discours il y a aussi des mensonges, des manipulations, comme on ne sait pas toujours ce qui est vrai et ce qui est faux, la pièce va être vertigineuse pour le spectateur, qui ne peut pas se positionner franchement et qui voguera d’une perception à l’autre, sans jamais arrêter son jugement, en somme.»

C’est bien là toute l’intelligence de cette œuvre,  qui constitue à n’en pas douter un défi pour la première mise en scène professionnelle du comédien et critique Nicolas Gendron (que vous pouvez d’ailleurs lire dans nos pages).  Il a dirigé la comédienne vers une certaine immédiateté, une mise en relief de la brûlure amoureuse qui l’assaille, mais aussi vers une certaine simplicité.

«La première chose que je dois jouer, explique la comédienne, est la découverte de l’émoi amoureux, avec toute l’intensité de l’adolescence. Elle est vraiment à vif, Aïcha, elle absorbe tout ce qui se passe. Pour elle, tout est la fin du monde: aimer quelqu’un, haïr quelqu’un – elle vit chaque émotion à fleur de peau. Le gars qu’elle aime a deux fois son âge mais elle n’en a cure, c’est l’amour de sa vie et elle a l’impression, parce qu’elle est pleine d’absolu, que personne ne l’a jamais aimée autant et véritablement.»

Pas si simple, toutefois, tant le personnage se construit au regard d’un passé trouble. Relation fantasmatique avec un père disparu, haine viscérale de la  mère, fréquentations étonnantes de prostituées du Centre-sud: voilà l’univers bigarré de ce personnage hors-norme.

«Il y a beaucoup de choses à jouer, dit l’actrice, beaucoup de couches dans la personnalité de cette petite fille, qui est d’une grande complexité. Il faut doser, travailler dans l’extrême nuance, dans les zones de gris, pour ne jamais présenter ses dérangeantes relations de manière manichéenne. Ce qu’on essaie de faire c’est d’aller vers un certain calme, vers une certaine sérénité dans les moments les plus délicats du texte. Le personnage y paraîtra sans doute mature dans ces moments-là, ce qui découragera probablement toute interprétation réductrice de ce qu’elle vit, même si elle le vit à un si jeune âge. Mon personnage ne juge jamais ce qui s’est passé, elle se contente de le vivre, de le célébrer, même, dans une certaine simplicité, dans une émotion brute, dans une spontanéité. Ça devrait permettre d’éviter la caricature. Et permettre aux spectateurs de voir cela avec toutes les nuances qui s’imposent.»

Dans une langue vivante, souvent humoristique, la pièce cultivera aussi assurément un certain mélange des tonalités, hérité du quartier coloré dans lequel cette intrigue se déroule. Et où elle réatterrit sur une scène de théâtre, pas trop loin du repère des putains tristes avec qui Aïcha aime bien traîner parfois.

«Pis on s’est embrassés. Pour la première fois. Comme dans les films. Sauf que les putes d’en bas s’engueulaient avec le fif qui appelle tout l’temps son chat en plein milieu d’la nuit. Pis y’avait comme une odeur de pisse. Pis la musique, c’tait pas d’la musique de film d’amour, c’tait plus une vieille folle soûle qui chantait My Heart Will Go On, à l’Astral.»

 

En reprise au Théâtre Prospero du 14 au 31 octobre 2015
Au Théâtre Premier Acte (Québec) du 3 au 7 novembre 2015