Lucien Ratio / Trainspotting : Déraillement contrôlé
Scène

Lucien Ratio / Trainspotting : Déraillement contrôlé

Après un succès unanime en avril 2013, Trainspotting est de retour sur scène dans un second souffle.

Présentée à guichets fermés à Premier Acte, l’adaptation théâtrale québécoise du célèbre roman d’Irvine Welsh a pu jouir d’un succès tant public que critique lors de sa création. Deux ans plus tard, c’est un tout nouvel auditoire qui s’apprête à découvrir l’univers rude et la parole vive portée par Mark Renton, traduite par Wajdi Mouawad et mise en scène par Marie-Hélène Gendreau. Un nouveau décor sur trois niveaux, un comédien supplémentaire ainsi qu’une toute nouvelle conception sonore signée par Uberko: tout est en place pour donner à ce nouvel élan une portée considérable.

 

Deux nations qui se sont dit «non»

Située au cœur de l’Édimbourg trouble de la décennie 1990, la pièce scrute la déchéance progressive de Renton et de ses acolytes, jeunes chômeurs accros à l’héroïne, rejetant une société qui s’entête à les ignorer. Sexe, drogue et désillusion tapissent les murs de la gare où se réfugie le groupe d’amis.

«J’ai hâte de voir comment le public de la Bordée va recevoir le spectacle. C’est vraiment coup de poing, lance d’emblée Lucien Ratio, qui reprendra le rôle du protagoniste. C’est un show qui est rough parce que ça décrit quelque chose dans la société qu’on n’aime pas regarder.» Entre deux doses de smack, on dépeint cette fameuse société, qui partage la même problématique coloniale identitaire, qu’elle soit écossaise ou québécoise. L’adaptation du texte, empreinte de joual, fait d’ailleurs miroiter cette ressemblance, de sorte que les frontières de l’Écosse et du Québec se confondent, le temps d’une pièce de théâtre, pour ne former qu’une seule et même réalité.

Parole de junkie

Sick Boy, Begbie, Tommy, Alisson et bien sûr, Mark Renton: autant de personnages au caractère unique évoluant sous les yeux des spectateurs avec l’inévitable épithète de «junkie». Au-delà de cette image stéréotypée, un côté humain bien réel est révélé. «Le texte est très bien construit. On s’attarde à ce qui les a amenés à consommer, explique Ratio. On comprend qu’ils cherchent à engourdir certaines douleurs, qui sont communes à nos vies à nous aussi.» Un mal de vivre qu’on peut donc facilement reconnaître, craché au visage du public, au fil de monologues habilement tissés et livrés avec lucidité par les protagonistes. Une parole qui saisit par son caractère sincère et spontané; une parole anesthésiée qu’on peut difficilement juger. «C’est un show qui présente un état des faits plutôt que d’être moralisateur. Je ne dirais même pas que c’est un show sur la drogue. C’est une pièce sur l’abandon de nos jeunes, qui montre qu’on a de la misère à laisser s’exprimer la jeunesse. […] C’est en réaction à une société très cadrée, qui te coupe les ailes. C’est pour ça que ça fait autant écho.»

Lucien Ration dans le rôle de Mark Renton (Crédit: Nicola-Frank Vachon)
Lucien Ration dans le rôle de Mark Renton (Crédit: Nicola-Frank Vachon)
Petit train va loin

Des échos, il y en a déjà eu plusieurs. Hormis les gens profondément ébranlés par les propos et l’approche sans détour de la mise en scène, un témoignage est ressorti du lot: celui d’un spectateur ayant systématiquement arrêté de consommer après avoir assisté au spectacle. «Ça fait du bien, parce qu’on est dans une période où c’est particulièrement difficile de faire du théâtre et d’être artiste. Quand il arrive quelque chose de concret comme ça, ça nous rappelle que l’art, ça peut changer une vie. Souvent, on l’oublie. Ça arrive, c’est arrivé avec ce gars-là, et ça, c’est le plus beau cadeau», soutient le comédien.

À la une de l'édition papier du 15 octobre 2015 (Photo: Nicola-Frank Vachon)
À la une de l’édition papier du 15 octobre 2015 (Photo: Nicola-Frank Vachon)

La force du spectacle réside dans son caractère réaliste, alors qu’on y aborde des enjeux on ne peut plus tangibles, sans qu’aucun écran puisse séparer le spectateur des confidences du personnage. Selon Lucien Ratio, le théâtre joue ici un rôle crucial. «Ce qui est difficile pour les gens qui travaillent dans ce milieu-là et pour les personnes qui sont dépendantes à la drogue, c’est qu’on voit ça comme un vice plutôt que comme une maladie. Quand t’es pris avec ça, tu sais pas où te garrocher et on ne veut pas te voir. Au théâtre, on a une plateforme pour dire « regardez, ce monde-là, c’est du vrai monde ». Ce sont des enfants de parents, des gens qui ont des familles. C’est important d’en parler et de se demander socialement ce qu’on fait avec ça.»

Plus de 20 ans après l’écriture du texte original, Trainspotting est peut-être l’exemple parfait de l’œuvre littéraire encore actuelle qui pose la même question irrésolue: va-t-on continuer longtemps de mettre la poussière en dessous du tapis, au lieu de se prendre en main?

À voir du 26 avril au 14 mai 2016 au Théâtre Prospero

Auparavant : Du 27 octobre au 21 novembre au Théâtre de la Bordée (Québec)