La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette : Tendre huis-clos
Sensualité, sueur et intimité. Dans La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, la chorégraphe Catherine Gaudet et le metteur en scène Jérémie Niel dirigent les concupiscents Clara Furey et Francis Ducharme dans un tendre huis-clos d’amour et de mort. Un temps fort de la saison.
Nos souvenirs des prémisses de cette création, vues à l’hôtel Le Germain dans le cadre du spectacle collectif 2050 Mansfield, étaient vibrants. Déconstruction de Roméo et Juliette, le spectacle s’appuie notamment sur des variations autour des répliques de la scène du balcon ainsi que sur un jeu de déformation et reconstruction de la mythique scène de la mort des amants, que Furey et Ducharme reprennent à l’infini, abandonnant à répétition leurs corps à un trépas aussi dramatique qu’il est feint et ludique.
Niel et Gaudet créent une pièce énergiquement intimiste dans une minutieuse reconstitution de chambre d’hôtel par l’incontournable Max-Otto Fauteux. Entre les murs de cette chambre fermée au reste du monde se matérialise l’interdit de leur relation : un amour ludique et charnel qui échappe à l’agitation du dehors et qui semble ne pouvoir être vécu que dans l’enfermement.
J’avais déjà souligné, dans ma critique de 2050 Mansfield, combien intéressant et contemporain est ce regard sur le couple mythique, dont l’amour n’a rien du cliché de carte postale mais se vit plutôt comme un refuge, à l’extérieur du monde, dans le chuchotement et la lumière feutrée. Cet amour hors-norme, proche de l’amitié, tissé de ludisme et d’une once de folie, n’a pas de sens en société, là où les regards ne cherchent que des images lisses de couple bien maquillé.
D’ailleurs est-ce un couple? Sauf quand ils s’amusent concrètement à incarner les amants shakespeariens, dans un jeu très assumé de citation, les danseurs s’interpellent par leurs propres noms et semblent offrir à nos regards voyeurs un soupçon de l’intimité réelle qui unit Clara et Francis, grands amis plutôt que grands amants, jeunes artistes décomplexés et inventifs partageant une chambre d’hôtel et se croisant naturellement sous la douche ou sur les draps sans obéir à une vision trop formatée du couple ou de l’amour.
De Niel et de Gaudet, dont les univers sont bien différents même si tous deux explorent les manifestations de la pulsion et de l’irrationnel, on reconnaît la griffe ici et là. Tantôt Francis et Clara chuchotent leurs mots doux ou font pianoter doucement leurs doigts sur le corps de l’autre – c’est la touche contemplative de Niel. Tantôt leurs corps s’enchevêtrent violemment dans une lutte contre l’interdit – c’est la manière Gaudet. Mais davantage les unit que les divise : d’abord la capacité à faire surgir des corps et des voix ce qu’ils ont de plus primitif, mais aussi un rapport particulier à la musique, ici le ballet de Prokofiev dont chaque note accompagne parfaitement la chorégraphie même si elle se déploie en contrepoint.
Après les jeux rieurs et presqu’enfantins de reconstitution shakespearienne viendra la véritable tragédie. Alors que la gestuelle devient plus ample et que la musique se fait plus épique, on sent les corps de plus en plus profondément habités d’un déchirement, d’un conflit entre la grandeur de leurs sentiments et l’impossibilité de les habiter complètement. Plus hachurée, traversée de fulgurantes ruptures, cette danse correspond un peu moins à l’esprit intimiste qu’avait installé plus tôt le spectacle et que l’éclairage clair-obscur continue de perpétrer. Mais dans ce spectacle qui fonctionne par boucles, les choses s’assagiront à nouveau et l’amour triomphera.
Est-il besoin de redire ici la puissance de ces deux interprètes, pleinement investis, maîtres d’une gestuelle déconstruite comme de mouvements fluides et attentionnés. Et surtout, naturellement concupiscents.