15 ans de grâceUne nouvelle génération d'acteurs

15 ans de grâceUne nouvelle génération d’acteurs

En 1986, alors que Voir naissait, une certaine Sylvie Drapeau quittait l’École nationale de théâtre, diplôme en poche. La révélation d’Elvire Jouvet 40 n’allait pas tarder à devenir la reine des planches montréalaises. À l’époque, on voit éclore toute une génération d’interprètes qui vont briller dans le firmament théâtral. Les nouveaux venus ont pour noms Luc Picard, Marc Béland (un retour dans son cas), Élise Guilbault, David La Haye, Roy Dupuis, Anne Dorval, Pascale Montpetit, Alexis Martin, Pierre Lebeau, Céline Bonnier, et, plus tard, Anne-Marie Cadieux… Un contingent de très fort calibre, au jeu intense, souvent physique, capable d’atteindre des sommets de vérité.

Une nouvelle génération – excusez ce mot galvaudé – modelée notamment par l’influence de l’improvisation. Fondée en 1977 par Robert Gravel, la Ligue nationale d’improvisation va en effet servir de seconde école à des dizaines et des dizaines de comédiens. Et transformer le jeu dramatique, selon le vétéran improvisateur Claude Laroche. "L’impro a amené au théâtre une génération d’acteurs différents, confiait-il à Voir à l’occasion du vingtième anniversaire de la LNI. En laissant réagir son corps dans l’espace, en réagissant à la situation, cette génération a hérité d’une façon naturelle de jouer. Il y a eu un glissement de l’école européenne vers l’école américaine."

Au début des années 90, le père de la LNI allait pousser jusqu’au bout sa démarche basée sur la vérité du jeu et l’absence de projection: le "non-jeu", qui culmine dans La Tragédie de l’homme et Thérèse, Tom et Simon. Plusieurs comédiens font leurs classes à l’enseigne des exercices ludiques et délinquants du Nouveau Théâtre Expérimental, dirigé par Gravel et Jean-Pierre Ronfard.

Si les décennies 80 et 90 appartiennent aux metteurs en scène, ce sont encore les acteurs, ces soldats théâtraux de la première ligne, qui nous font vibrer. Au-delà des scénographies spectaculaires, qui menacèrent un temps de les écraser, des mises en scène très élaborées, le jeu demeure l’une des grandes forces du théâtre québécois. En dépit de tout.

Ceux-ci sont "les meilleurs acteurs québécois au monde", pour reprendre la boutade d’un loustic dont le nom m’échappe. Les rares metteurs en scène européens invités par les théâtres d’ici, eux, n’en reviennent tout simplement pas du mode de fonctionnement de notre scène: faute d’être rémunérés pour les répétitions, les comédiens québécois, ces hommes-orchestres aux agendas compliqués, sont souvent obligés de se dédoubler entre une pièce, une série télé, une publicité…

Polyvalent par nature, mais aussi par nécessité, le comédien québécois. "Ce sont des acteurs rapides", constatait l’hiver dernier le metteur en scène français Jean-Louis Benoit. Pour le meilleur et pour le pire…

Si cette démultiplication a d’indéniables effets pervers – essayez de répéter une grosse tragédie de Shakespeare, par exemple, dans ces conditions… -, la souplesse de l’acteur québécois, soumis à une variété d’expériences, peut par contre se révéler un atout. Pensons à un immense comédien comme le regretté Jean-Louis Millette, qui a commencé sa carrière en jouant les bouffons à la télévision, pour l’achever sur une expérience solo intime et exigeante avec The Dragonfly of Chicoutimi.

Dans le milieu artistique québécois, les plus grands peuvent encore se permettre d’explorer les marges. Ici, la scène est un acte de générosité, pratiquement un luxe pour les comédiens. Le théâtre exige un lourd tribut et, au bout de quelques années, plusieurs, happés par le cinéma ou la télévision, ou brûlés après avoir porté trop de grands rôles en peu de temps, prennent une pause de la scène, s’y font plus rares, ou optent carrément pour d’autres cieux artistiques.

Mais de nombreux interprètes de tous les âges persistent malgré tout à se payer ce luxe, parce que c’est encore sur scène qu’ils peuvent aller le plus loin. Laissant en cadeau aux spectateurs des souvenirs inoubliables, qui composent l’album de photos théâtral de ces 15 dernières années.

Le Caligula sublime de Marc Béland. L’impudeur vertigineuse du duo de Quartett[C1], Anne-Marie Cadieux et Béland, encore et toujours. La technique parfaitement modulée du quintette masculin de Maîtres anciens. Le bouleversant sextuor féminin de la reprise d’Albertine, en cinq temps. Les scintillantes Traces d’étoiles laissées par Sylvie Drapeau et Luc Picard. L’alchimie puissante de Pol Pelletier dans Or. La prestation à fleur de peau de Maude Guérin dans Motel Hélène. La déchirante sidéenne d’Élise Guilbault dans Natures mortes. Et tant d’autres impérissables moments de grâce.

1 – Jean-Louis Millette pour Oncle Vania (7 mars 1991)
Photo : Gilbert Duclos
2 – Élise Guilbault (4 février 1993) Photo : Suzanne Langevin
3 – Macha Limonchik pour La Mégère apprivoisée (9 mars 1995)
Photo : Jean-François Bérubé
4 – Luc Picard pour La Compagnie des hommes (18 janvier 1996)
Photo : Yves Renaud
5 – Alexis Matin et Pierre Lebeau pour Sexe, drogues et rock n roll
(3 avril 1997) Photo : Benoît Aquin