Arts visuels : Dans la force de l’art
Trois témoins privilégiés de la scène artistique québécoise se sont réunis autour de notre collaborateur Nicolas Mavrikakis pour nous livrer leur vision du milieu de l’art: Marie-Ève Charron, critique d’art à La Presse puis au Devoir, pour finalement devenir, en 2003, adjointe et coordonnatrice à la rédaction de la célèbre revue Parachute; Serge Murphy, l’un des artistes incontournables des scènes québécoise et canadienne depuis la fin des années 70; et Simon Blais, directeur d’une importante galerie fondée en 1989 et qui vend entre autres des oeuvres d’artistes reconnus comme Jean-Paul Riopelle et Marcelle Ferron, mais aussi de plus jeunes créateurs comme Stéphanie Béliveau ou Marc Séguin. Portrait d’un milieu vivant.
D’après vous, le milieu de l’art au Québec se porte-t-il bien?
Serge Murphy: "Le milieu est relativement en santé parce que la palette des pratiques est de nos jours très large, plus large qu’il y a vingt ans. Cela va de l’art relationnel à des pratiques de peinture plus traditionnelles. Il y a de la place pour tout le monde dans le circuit professionnel. Il y a vingt ans, la palette était réduite à des thématiques très précises et on pouvait distinguer l’art engagé de l’art non engagé."
Simon Blais: "L’art se porte bien du point de vue commercial. Il y a plus de galeries que jamais. On a l’impression qu’il n’y en a jamais eu autant à Montréal. Le marché a pris de l’expansion. À la Galerie Simon Blais, nous avons observé une hausse continue dans les dix dernières années. Il y a de nouveaux acheteurs; une nouvelle génération est arrivée dans le marché, mais il y a aussi des gens qui ont acquis une maturité envers l’art contemporain et qui sont devenus des acheteurs à 40 ou 50 ans, eux qui n’achetaient pas il y a 10 ans…"
Je suis surpris de votre réponse. Le milieu se plaint souvent d’un manque d’acheteurs et on dirait que très peu de gens, même ceux qui sont un peu plus à l’aise financièrement, osent acheter.
S.B.: "Ça a toujours été comme ça. De tout temps, l’art qui se fait à une époque donnée est l’apanage d’une petite minorité. On s’adresse toujours à une frange de la population. Mais il y a eu néanmoins une expansion indéniable du marché ici."
Marie-Ève Charron: «On ne voit quasiment pas nos artistes hors du pays.» photo: Xavier Brunelle |
Marie-Ève Charron: "Je suis curieuse de connaître la dynamique avec les musées. Nous savons que les institutions d’art contemporain consacrent plus vite l’art actuel. Est-ce que cela affecte le marché des galeries?"
S.B.: "Somme toute, il y a très peu de musées qui interviennent sur le marché. On vend tous un peu aux musées, de temps en temps, mais leurs budgets d’acquisition ne sont pas suffisants pour que cela ait un impact."
S.M.: "Ici, dans les dernières décennies, le milieu s’est beaucoup développé en dehors des institutions. En particulier à Montréal, et bien plus qu’à Toronto, les centres d’artistes ont été formidables. Les institutions muséales ont été un relais pour ces centres. Ils ont joué un rôle beaucoup plus fort qu’ils ne devaient le faire au départ."
Serge Murphy: «Ici, dans les dernières décennies, le milieu s’est beaucoup développé en dehors des institutions.» photo: Xavier Brunelle |
M.-È.C.: "La vitalité de ces centres d’artistes s’est consolidée et enrichie. Les artistes y sont très actifs, mais ces lieux vont chercher d’autres professionnels, des commissaires, des historiens de l’art… Ils sont devenus des lieux névralgiques de création, mais aussi de réflexion."
Mais ils sont pourtant économiquement fragiles. Je pense au Centre B-312 qui s’est fait couper récemment ses subventions.
S.M.: "Fragiles comme toutes nos institutions."
M.-È.C.: "En région, on a vu émerger des centres d’artistes qui apportent beaucoup à la vitalité d’une ville. Je pense entre autres à Rimouski, où on trouve Paraloeil [créé en 2000] et Caravansérail [fondé en 2003]. Mine de rien, cela a un impact énorme, surtout quand il y a une synergie avec un musée régional."
S.M.: "À Montréal, il faut aussi souligner, entre autres, l’émergence du Mois de la photo, manifestation de nature internationale issue [en 1989] du Centre VOX. Nos centres d’artistes ont bien évolué."
M.-È.C.: "Ils jouent maintenant le rôle de pont avec les universités, aussi. Ils sont un peu la communauté d’accueil des étudiants en arts; ils encadrent la relève. Un jeune centre comme Perte de signal, qui va célébrer ses dix ans, a mené, entre autres, ce type de projet de compagnonnage. C’est un maillon qui n’existait pas auparavant."
Parlons de nos institutions. Nos musées présentent-ils assez nos artistes?
Simon Blais: «Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu un ministre de la Culture qui s’intéresse aux arts visuels.» photo: Xavier Brunelle |
S.M.: "Il y a eu tout de même des expériences dynamiques durant les dernières années. Je regarde le Musée du Québec qui a engagé des commissaires comme Marie Fraser, Anne-Marie Ninacs, Nathalie de Blois… Un effort a été fait afin d’être en contact plus direct avec l’art actuel. Certes, les musées sont très centrés sur l’international. Au niveau de l’art québécois, les musées pourraient faire davantage d’efforts, oui. Il y a une certaine amertume de la part des artistes envers les musées."
M.-È.C.: "Dans la perspective d’un positionnement international, il faut que le rouage institutionnel s’enclenche. On ne voit quasiment pas nos artistes hors du pays. Il y a un réseau dynamique de résidences d’artistes à l’étranger, mais ce n’est que pour une courte période. Ce n’est pas ce qui permet à des artistes de s’imposer à l’extérieur du pays."
Et les médias, font-ils bien leur travail? En vingt ans, la situation a-t-elle changé? À la télé, on parle très peu des arts visuels…
S.B.: "Et à la radio, il n’y en a plus du tout. Dans la presse écrite, de moins en moins."
M.-È.C.: "Il y a un recul dans les quotidiens. L’espace pour les arts s’est réduit. Cela soulève des questions…"
S.M.: "Quand Diane Dufresne, Clémence DesRochers ou Michel Tremblay font de l’aquarelle, là on va en parler. C’est à peu près tout. Il manque un lobby en arts visuels qui fasse pression."
S.B.: "C’est un des milieux les plus dynamiques, mais on n’est pas visible. Peut-être parce qu’il est difficile de faire communiquer toutes les franges d’un milieu qui est très diversifié."
S.M.: "À la radio, Marie-France Bazzo recevait des gens qui avaient un discours très pointu en sociologie et en théâtre, mais jamais en art."
S.B.: "On nous répond toujours que les artistes ne passent pas bien…"
M.-È.C.: "L’horizon d’attente est la contemplation de la beauté et l’art ne rencontre plus ça aujourd’hui."
Nos politiciens ne montrent guère l’exemple…
Nicolas Mavrikakis photo: Xavier Brunelle |
S.B.: "Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu un ministre de la Culture qui s’intéresse aux arts visuels. On ne voit jamais les ministres de la Culture."
M.-È.C.: "C’est cohérent avec l’attention que les médias portent aux arts. Par contre, côté revues d’art, il y a une vitalité croissante. Parachute a repensé son format en 2000 et continue une percée à l’international. Esse vient de célébrer ses 20 ans…"
S.M.: "On peut aussi citer Espace, ETC…"
S.B.: "Mais est-ce que leur lectorat a augmenté?"
M.-È.C.: "Je crois que oui. À Parachute, c’est le cas."
Qu’est-ce qui rendrait le milieu de l’art plus fort?
M.-È.C.: "J’aimerais qu’il y ait davantage de tribunes pour les arts, plus de critiques dans les médias et pas seulement dans les médias spécialisés. Que cela ne soit pas seulement pour une élite."
S.M.: "Plus d’expositions où les artistes québécois sont mis en relation avec des artistes internationaux. Et que l’on fasse voyager ces expositions."
S.B.: "Il y a quelque chose de tout simple qui pourrait dynamiser le marché. Ce serait de fiscaliser l’achat d’oeuvres d’art. Imaginez qu’au Québec, on puisse déduire de nos impôts tout achat d’oeuvre d’un artiste contemporain accrédité, membre d’une association. Imaginez l’impact!"