Cinéma : Le $eptième

Cinéma : Le $eptième

Il y a cinq ans, Éric Fourlanty, ex-chef de section cinéma au journal Voir où il a écrit de 1986 à 2001, souhaitait que le cinéma québécois des 15 prochaines années continue à être "celui des extrêmes et de la diversité". Or, si son voeu s’est réalisé, l’on doit constater que depuis, celui-ci s’est également américanisé, pour le meilleur… et pour le pire. Pour analyser la situation, Manon Dumais, chef de section cinéma, accueille Éric Fourlanty et les réalisateurs Philippe Falardeau (Congorama) et Karim Hussain (La Belle Bête).

Depuis cinq ou six ans, on ne cesse de parler de la popularité toujours croissante du cinéma québécois en nous bombardant de chiffres. Sommes-nous trop obsédés par le box-office?

K.H.: "Nous sommes rendus dans une globalisation locale; nous sommes confrontés, comme les autres pays, aux règles de l’industrie dans notre cinématographie nationale. Imaginez, on dépense 1 million $ pour la promotion, c’est fou! Nos films imitent les films américains tout en préservant quelques aspects locaux. Et puis parfois, un film arrive à se démarquer par son originalité, comme C.R.A.Z.Y., dont personne n’aurait pu prévoir le succès."

Philippe Falardeau: «Je pense que le cinéma québécois s’est affranchi d’un certain questionnement identitaire politique et national pour traiter de l’amour, pour faire des films de genre, retourner dans le patrimoine. Je trouve que les films d’aujourd’hui sont moins tournés vers les bébittes des réalisateurs.»
photo: Xavier Brunelle

P.F.: "Il y a une absence de pondération. Bon Cop, Bad Cop a dépassé le record de Porky’s, mais à l’époque de Porky’s, le billet coûtait 3,50 $! Personne n’a mis ça en perspective, pas plus qu’on ne sait lire les chiffres du box-office publiés le lundi matin dans les journaux (la moyenne par écran, les autres films sortis en même temps). Techniquement, les films sont meilleurs qu’ils ne l’étaient, mais c’est un couteau à deux tranchants, c’est-à-dire qu’on peut nous faire passer des mauvais films pour des bons films. On s’est aussi rapproché de la façon des Américains, ce qui nous donne l’illusion d’avoir des compétences cinématographiques. Le gros changement en cinq ans, c’est que Maelström de Denys Villeneuve, qui a fait 100 000 $, un gros succès en 2000, serait aujourd’hui considéré comme un demi-échec."

K.H.: "C’est ça, la grande tragédie de l’affaire, on aimerait bien se concentrer sur notre art, mais le cinéma québécois est rendu un peu trop dans le jeu des numéros, il est devenu un écosystème à l’américaine."

Karim Hussain: «Ce qui est bien dans le cinéma québécois, c’est qu’il y a plusieurs voix individuelles, radicalement différentes; malheureusement, il n’y a pas vraiment d’esprit de collectivité, peut-être parce qu’il y a trop de gens.»
photo: Xavier Brunelle

É.F.: "Cela dit, vos films existent, ceux de Chouinard et Bélanger aussi, et c’est pour ça qu’il faut faire attention. Tous ces chiffres concernent tout le monde, y compris les gens qui décident quels films on tourne. Ce côté "big business", qui n’existait pas il y a 20 ans, a certainement changé la perception du public en général du cinéma québécois. Il y a 20 ans, il y avait de longues files au Crémazie pour aller voir Le Déclin de l’empire américain."

P.F.: "Ces succès commerciaux ont fait en sorte que nous pouvons espérer des masses critiques plus intéressantes et que, en revanche, nous alimentons le cinéma commercial, car le cinéma d’auteur fait découvrir de nouveaux talents, de nouvelles façons de tourner. Aussi, le cinéma commercial amène un public de moins en moins frileux pour aller voir des films québécois."

L’ONF annonçait récemment la disparition du programme Silence, on court! de Michel Coulombe. Bien sûr, il y a Kino, avec les Christian Laurence, Jéricho Jeudy, Stéphane Lafleur et Carnior, et Prends ça court! de Danny Lennon, mais croyez-vous qu’à cause de cela le court soit en péril?

P.F.: "Grâce à la technologie numérique, il y a encore plus de courts qui se font qu’il y a 20 ans."

Oui, mais sont-ils vraiment plus diffusés? On n’en voit pas tant que ça à la télé ni au cinéma.

P.F.: "Dans les deux cas, c’est un problème de case horaire. Si ton court fait plus de neuf minutes, il empêche la représentation supplémentaire d’un long métrage. On préfère donc diffuser des commerciaux et des bandes-annonces."

É.F.: "Christal Films est l’un des rares distributeurs qui, depuis très longtemps, sporadiquement, fait du court métrage."

K.H.: "Il y a K-Films aussi."

Éric Fourlanty: «Le cinéma québécois est très éclectique parce que dans la majorité des films, on parle de conflits internes beaucoup plus que d’aspects sociaux comme le faisait et le fait encore Arcand, mais là aussi, on suit la tendance générale, qui est à l’introspection, à la psycho-pop.»
photo: Xavier Brunelle

P.F.: "Le court n’est pas un format à revenus. Danny Lennon me demandait pourquoi aucun cinéma n’offrait des soirées de courts métrages. Ce n’est pas bête comme idée, mais les gens seraient-ils prêts à payer pour aller voir des courts métrages? Le court est davantage une carte de visite et un laboratoire pour savoir si tu peux passer au long parce que c’est moins cher à faire, mais non moins difficile parce que si ça se trouve, c’est plus difficile à réussir qu’un long."

É.F.: "Le problème avec la technologie, c’est que tout le monde fait des films, mais sans nécessairement être cinéaste. Ce n’est pas parce qu’on te donne un outil que tu as quelque chose à dire. Ceci dit, il y a un écrémage, je ne pense pas qu’il y ait plus ou moins de cinéastes de talent qui vont émerger aujourd’hui qu’avant."

P.F.: "Quand je vais dans les cégeps, je suis assez rabat-joie, je rappelle aux aspirants réalisateurs que la logique veut qu’un ou deux parmi eux en vivront. Ils pourront devenir critiques! Ce qui m’amène à dire que je trouve qu’on ne donne plus assez d’espace aux critiques pour réfléchir sur les films."

Ni de temps non plus!

P.F.: "Ça prend trois ans pour faire un film, j’aimerais donc qu’un critique prenne plus que deux colonnes et 24 heures pour faire son travail. Je suis partisan d’une critique difficile; je trouve que la critique au Québec n’est pas très dure, car elle n’a pas le temps de faire son métier."

Envers le cinéma québécois ou le cinéma en général?

Manon Dumais: "J’ai l’impression que le cinéma québécois aime parler de la famille, revisiter son folklore, miser sur des valeurs sûres. Prenez Un homme et son péché, qui a fait 9 M$… Comme la télé-série, plus que le roman, a connu un énorme succès pendant des années, pourquoi ne pas en faire un film?"
photo: Xavier Brunelle

P.F.: "J’ai un malaise quand je vois des critiques aller faire des junkets à Los Angeles. Pour Congorama, j’ai fait un junket et je m’excusais systématiquement devant chaque journaliste. Des journalistes m’ont avoué que si la tendance se maintenait, ils quitteraient le métier; pourtant, ça ne les dérange pas d’en faire à Los Angeles pour de grosses vedettes. Je ne suis pas Brad Pitt! Je trouve ça inconcevable que l’on fasse des junkets au Québec. Cela dit, c’est hallucinant, la couverture que j’ai eue!"

Ce n’est pas nécessairement plus agréable pour les journalistes d’avoir à travailler dans ces conditions.

É.F.: "Moi, je l’ai fait une fois à Los Angeles et je me suis dit: "Plus jamais!""

K.H.: "Pour moi, l’un des pires fléaux liés à la critique, ce sont les "Commentez cet article ou ce film" où les gens chient sur les films sans nécessairement les avoir vus."

É.F.: "Cela dit, la critique québécoise, à moins d’être unanime, a très peu de pouvoir. Lorsqu’elle est partagée, elle n’aura aucune incidence sur le succès d’un film. Ceci dit, il y a un sujet dont on n’a pas parlé: le documentaire."

P.F.: "Ça dit tout! En ce moment, les seuls documentaires qui arrivent en salle sont les documentaires manichéens, spectaculaires, mais le reste, qui est fait pour la télévision et pour lequel on demande systématiquement aux réalisateurs de retrancher de dix minutes à une demi-heure de leur film, arrive très peu en salle."

Philippe Falardeau: "La Course destination monde n’a pas été qu’un tremplin pour ceux qui y ont participé, mais un modèle pour ceux qui ne l’ont pas faite. Ç’a été remplacé par les reality-shows où l’on demande aux gens de n’avoir aucun point de vue. En termes d’espace et de liberté, c’est Kino qui l’a remplacée. Vivement que nos télédiffuseurs proposent à la relève le moyen de communiquer et de donner un sens à ce qu’elle tourne."
photo: Xavier Brunelle

Sylvie Groulx a dénoncé cela aux Jutra pour son documentaire La Classe de Madame Lise.

P.F.: "Qui a décidé que le documentaire était une forme cinématographique que l’on pouvait tronquer comme cela?"

É.F.: "C’est parce qu’il y a une confusion entre le documentaire et le reportage."

On prend soin de nous annoncer, à quelques jours de sa sortie, que le film passera dans une semaine à la télé. Croyez-vous que ça donne envie d’en parler dans le journal lorsqu’on a des contraintes d’espace?

P.F.: "C’est incroyable de savoir que les documentaires seront vus par un plus grand nombre de personnes à la télé qu’au cinéma, mais dans leur version tronquée et décriée par le réalisateur. Pour moi, c’est la forme supérieure du cinéma."

Et on vient de là! Pourtant, certains semblent le voir aujourd’hui comme un genre mineur, négligeable.

É.F.: "Ceci dit, grâce à mon travail aux RIDM, je constate qu’il se porte très bien! Je pense à des films comme L’Esprit des lieux de Catherine Martin, À force de rêves de Serge Giguère et Le Paradis d’Arthur de Luc Beauchamp, un documentaire hallucinant monté comme une fiction."

Enfin, comme on le demandait souvent dans Voir il y a 20 ans, que souhaitez-vous pour le cinéma québécois dans 20 ans?

P.F.: "J’y vais un film à la fois. Là où je me projette dans 20 ans, c’est pour calmer les nerfs des gens par rapport à la qualité ou la médiocrité déclarées de certains films: donnons-nous 20 ans pour revoir ces films-là, nous serons tous surpris de constater lesquels ont de la pérennité ou non, car je crois que c’est ça, le vrai test."