Danse : Un peu, beaucoup, passionnément!
L’ex-danseuse Michèle Febvre a passé 25 ans à l’UQAM pour transmettre sa passion en plus de participer à la publication de nombreux ouvrages sur la danse. Autre pionnier de la discipline au Québec, Daniel Soulières a fondé Danse-Cité, a dansé pour plus de 50 chorégraphes et a participé à la création de divers organismes parmi lesquels le Regroupement québécois de la danse et Circuit-Est. À l’autre bout du spectre, l’interprète et chorégraphe Normand Marcy, ex-journaliste à Voir, est une figure de la génération montante. Autour de notre collaboratrice Fabienne Cabado, ils ont plongé dans le passé pour nous offrir un instantané sur l’histoire récente de la danse.
Que se passait-il pour vous au moment où Voir est né et quelle vision aviez-vous de la danse?
D.S.: "Je dansais à Paris avec Catherine Tardif à la suite d’un spectacle qu’on avait donné au Festival international de Nouvelle danse. Je participais aussi à la création de Nuit, de Jean-Pierre Perreault, et c’était les premiers Évènements de la Pleine Lune [des jumelages danseurs/musiciens] avec Andrea Davidson, première danseuse aux Grands Ballets Canadiens. Danse-Cité avait cinq ans. J’avais créé cette structure sans chorégraphe unique parce que j’avais pressenti qu’il y allait en avoir beaucoup: avec une telle effervescence en danse contemporaine, on pouvait s’attendre à un boom artistique. J’avais amorcé la syndicalisation des danseurs aussi… Entre 1980 et 1990, on présentait souvent un spectacle pendant un mois. Ça permettait aux oeuvres de mûrir, on avait des critiques et ça développait le public. J’aurais aimé que la danse contemporaine continue à grandir comme ça."
Michèle Febvre: «Le phénomène nouveau des 20 dernières années, c’est qu’on a des vedettes en danse pour la première fois dans notre histoire.»photo: Xavier Brunelle |
M.F.: "À cette époque, le Conventum accueillait les premières expériences. C’était un tout petit théâtre de 80 places qui permettait d’étendre le nombre de représentations. Ça a été un lieu de diffusion très important avant le Festival."
N.M.: "C’est intéressant d’entendre ça parce que moi, j’avais 16 ans et le petit bourgeois de banlieue que j’étais n’avait aucune conscience que tout ça existait. La seule chose qui parvenait jusqu’à nous, c’était ce qui était à la mode: La la la Human Steps et le théâtre gestuel qui commençait à prendre de l’expansion avec Carbone 14. Je me demande si c’est encore ce qui arrive aujourd’hui."
D.S.: "Je pense que oui… Et pourtant, il y avait plein de structures à chorégraphe unique qui s’étaient créées en plus de celle d’Édouard Lock: Paul-André Fortier, Daniel Léveillé, Ginette Laurin, Marie Chouinard… On dansait beaucoup à l’étranger, en tout cas, moi. Et contrairement aux années 70, on allait plus en Europe qu’à Toronto ou aux États-Unis.
M.F.: "Avec tous les critiques et diffuseurs qui venaient d’Europe pour le Festival (le premier a eu lieu en 1985), ça a ouvert une fenêtre incroyable sur la danse contemporaine québécoise."
Qu’a-t-on fait pour promouvoir la danse et peut-on imaginer une meilleure diffusion auprès du grand public?
D.S.: "Personnellement, ma première préoccupation n’est pas de toucher le grand public, mais de faire que la danse reste un art vivant et que ceux qui sortent des universités puissent continuer à l’exercer. Par contre, je pourrais parler longuement du manque de support télévisuel pour la danse. Ironiquement, Le Match des étoiles est pour les comédiens et les chanteurs, et Geneviève Guérard n’a pas été connue grâce à son art mais au média télé, qui n’est jamais entré en contact avec la danse. On ne connaît pas mieux sa collègue Anick Bissonnette… Si on veut que la danse devienne plus populaire, il faut passer par ce réseau. On a des tas de créateurs en danse, pourquoi ne pas leur consacrer une émission?"
Daniel Soulières: «Je voudrais souligner qu’aujourd’hui, les interprètes qui deviennent chorégraphes sont encore plus pauvres que les danseurs.»photo: Xavier Brunelle |
M.F.: "Je suis d’accord, mais il faut reconnaître qu’il y a eu augmentation de l’offre et que le public a relativement suivi, même s’il est toujours trop rare. Il y a 20 ans, Tangente était dans des trous à rats, l’Agora et l’Usine C n’existaient pas et le Monument-National, on l’a connu avec les mouettes et les cochons d’Inde… Aussi, le phénomène nouveau des 20 dernières années, c’est qu’on a des vedettes en danse pour la première fois dans notre histoire: tout le monde a entendu parler de Louise Lecavalier, Édouard Lock, Margie Gillis ou Marie Chouinard. Ça donne une visibilité à la danse qu’elle n’avait pas avant et qui demeure très précaire."
N.M.: "Il y a eu aussi un élargissement de la définition de la danse contemporaine. Aujourd’hui, une compagnie de breakdance comme Solid State peut remplir Tangente…"
D.S.: "Comme on est allé chercher de la danse indienne…"
M.F.: "Je ne pense pas qu’on soit allé les chercher. La diversité culturelle est une réalité québécoise et il arrive un moment où les enfants d’immigrants se destinent à autre chose qu’au MBA, se tournent vers les arts, et arrivent avec le mythe des origines ou le désir de garder vivantes leurs racines. Et puis, on est sous la politique du multiculturalisme depuis Trudeau et ça a notamment influencé l’intégration des danses dites ethniques."
Au-delà du multiculturalisme, peut-on définir une identité de la danse québécoise et dire que des styles ou des thèmes ont influencé son évolution?
N.M.: "Récemment, des portes se sont ouvertes avec les nouvelles technologies qui permettent de concevoir autrement le corps dansant et les modes d’occupation du corps et de l’espace. Je pense qu’elles vont elles aussi nous conduire à un élargissement de la définition de la danse. Mais on n’est pas encore arrivé à une intégration et pour l’instant, la technologie prend encore trop de place par rapport à ce qu’elle permet d’exprimer."
M.F.: "Ce virage est d’ailleurs arrivé un peu plus tard qu’ailleurs dans la danse, peut-être à cause de la présence vivante du corps. C’est vrai que ça change la perception du corps et aussi son rapport avec le spectateur qui est souvent inclus dans des performances interactives. Ça prolonge la vague des années 70 à New York, où on cherchait à changer le regard du spectateur et son rôle."
Normand Marcy: «La technologie prend encore trop de place par rapport à ce qu’elle permet d’exprimer.» photo: Xavier Brunelle |
D.S.: "On a aussi fait des spectacles multimédias dans les années 80. Moi, je me demande toujours où est le contenu, ce qu’on veut me dire, comment ça me touche…"
N.M.: "Je répondrais en partie en citant McLuhan: "Le médium est le message.""
Tout cela est très intéressant, mais ça ne répond pas exactement à la question…
M.F.: "C’est qu’on ne sait pas vraiment y répondre. Avec l’abandon des grandes techniques, classique ou contemporaines, on a des gestuelles idiosyncratiques qui appartiennent à chaque créateur et peuvent se transmettre par contamination. Quant aux grandes compagnies, elles sont dans une réappropriation des grandes techniques qu’elles subvertissent et rendent un peu bancales."
N.M.: "On peut dire aussi que le corps performant était plus politique dans les années 60-70, alors que maintenant, il est appréhendé dans un système: son environnement le prolonge et il en est aussi un prolongement. Le corps performant essaye de se connecter à son environnement et pas d’être en réaction."
Et les statuts de l’interprète et du chorégraphe, comment ont-ils évolué?
M.F.: "Même si la pénurie et la pauvreté sont toujours d’actualité, les choses ont évolué. La syndicalisation des danseurs, par exemple, a permis que les conseils des arts exigent que le montant de leur rémunération soit indiqué dans les demandes de subventions. Avant, tout l’argent passait dans la production. Les conditions de travail se sont améliorées aussi: aujourd’hui, les contrats stipulent qu’on ne danse pas sur du béton… Et puis, tout récemment, l’accès à la santé et sécurité au travail…"
D.S.: "Je voudrais souligner qu’aujourd’hui, les interprètes qui deviennent chorégraphes sont encore plus pauvres que les danseurs…"
À propos d’argent, entre le sous-financement chronique en danse et les coupures annoncées par le gouvernement Harper, comment envisagez-vous l’avenir?
D.S.: "On n’aura pas le choix d’être créatif et de trouver des solutions pour survivre. Pour moi, c’est par le public qu’on fait grandir et exister la danse contemporaine. C’est politique: il faut que les gens disent que c’est important."
Fabienne Cabado photo: Xavier Brunelle |
M.F.: "On peut effectivement faire valoir ce qu’on est capable de donner et qu’on représente un surplus d’âme dans la société. On est un facteur de transcendance et un facteur politique de rayonnement. Je crois que c’est ce que font les jeunes actuellement, même si ce n’est pas totalement conscient et affirmé dans leurs objectifs."
N.M.: "Et si on demande à la société d’être généreuse, on peut aussi appliquer la même recette entre artistes: que la solidarité se manifeste d’une génération à l’autre et qu’un réel dialogue s’établisse pour que la transmission des connaissances puisse se faire."