Les rédacteurs en chef

Les rédacteurs en chef

JEAN BARBE

Nous venions tous de la banlieue. Montréal, nous en avions rêvé dans l’adolescence comme d’un Eldorado: des cinémas, des librairies – des filles! -, de l’air. N’allez pas croire que nous étions blasés, revenus de tout. Au contraire. Nous venions de rien, tout était à inventer. La presse gratuite n’existait pas en français, ni ici, ni en Europe. Nous n’étions rien, qu’une poignée de jeunes dans la petite vingtaine, sans expérience, sans curriculum vitæ. Une poignée dont personne ne voulait vraiment. Cassés comme des clous, piochant sur des Mac 512.

Nous lisions le quotidien français Libération (qui est en train de crever la bouche ouverte) avec le sentiment que l’irrévérence, l’audace et l’humour – l’intelligence, même – n’avaient pas vraiment leur place dans la presse montréalaise. Nous ne nous reconnaissions nulle part sauf peut-être dans la colonne de Foglia, qui savait se tenir debout au milieu des assoupis.

Nous rêvions sans doute de refaire le monde. Nous rêvions certainement de changer la face du journalisme culturel. Nous rêvions beaucoup parce que nous n’avions pas beaucoup vécu.

Maintenant, parfois, on dirait que c’est le contraire.

Martineau, Saulnier, Paquet, Jean-Luc Bonin, le premier directeur artistique! Fourlanty… Que de soirées bien arrosées, que de paroles, de serments, de projets! Que de travail! Des semaines sans fin, des nuits blanches! C’était une aventure dont nous étions convaincus de sortir tous vainqueurs, héros. Nous en sommes sortis humains (et légèrement maganés).

Mais le journal, lui, reste. Et ses lecteurs, nombreux, ont accès sans y penser à une information culturelle qui, avant Voir, n’était disponible nulle part! C’est énorme. Oui, nous avons un peu changé le monde. Et le monde, en retour, nous a changés.

Nous venions tous de la banlieue. Certains d’entre nous y sont retournés. C’est la vie.

Ce furent de belles années.

Quant à moi, je continue de rêver. En ville.

Bon anniversaire, Voir. Nous nous sommes tant aimés.

RICHARD MARTINEAU

La première fois que j’ai eu affaire à Voir, l’entreprise n’avait pas encore de bureau et le titre de travail du journal était Ici (juré, craché). Les "auditions" pour les premiers chroniqueurs se déroulaient sur la terrasse d’un café, rue Saint-Denis.

Nous étions une douzaine de jeunes pigistes à faire la queue, des photocopies de nos meilleurs textes sous le bras, répétant silencieusement notre "pitch", les doigts croisés, le coeur battant. On se serait cru dans le couloir de l’École nationale de théâtre…

Il faut se remettre dans le contexte pour comprendre notre nervosité. À l’époque, les gros quotidiens n’embauchaient pas de jeunes journalistes, et leurs salles de rédaction contenaient plus de cheveux blancs et de bas bruns qu’un congrès du Parti Québécois. Un diplômé en journalisme avait autant de chances de se trouver un emploi dans son domaine que de se faire frapper par la foudre.

La nouvelle qu’un journal urbain allait voir le jour s’est donc répandue à la vitesse de l’éclair dans le milieu de la pige. C’est comme si on avait annoncé à des cégépiens qu’une grosse cargaison de haschisch était arrivée au port de Montréal! L’excitation était à son comble…

Et puis, il y avait tant à faire… La culture était mal couverte par les quotidiens, la scène alternative était complètement ignorée, les journalistes sortaient leur langue de bois et mettaient des gants blancs dès qu’ils s’aventuraient hors de la sphère culturelle, les titres des articles semblaient avoir été conçus par le rédacteur en chef du Prions en Église… Pour nous qui rêvions de Libération, de Globe et d’Actuel, trois publications françaises qui ont marqué les années 80 par leur audace et leur style, le journalisme québécois sentait le renfermé.

"Le journal sera gratuit", m’a-t-on annoncé. J’ai eu de la difficulté à cacher ma déception. Chouette, ai-je pensé, l’aventure va durer deux mois et je devrai aller me trouver un boulot ailleurs… Comment faire du fric avec un hebdo distribué gratuitement?

Vingt ans plus tard, le journal est toujours là. Grâce à Pierre Paquet, son fondateur, qui a longtemps travaillé dans l’ombre, des dizaines et des dizaines de jeunes journalistes ont pu se faire une place au soleil. On peut maintenant lire leur signature partout. C’est dans les pages de Voir qu’ils ont fait leurs premiers pas, dans les pages de Voir qu’ils ont trouvé leur style, leur voix. Leur passion.

Voir a fait des petits. Il a bousculé la scène journalistique, obligé les gros journaux à se dégourdir. On voit maintenant l’influence du journal partout…

Quand tout le monde se met à jouer dans nos plates-bandes, il faut se trouver un autre terrain de jeu, se réinventer, se surprendre et surprendre les autres. C’est le défi qui s’impose à Voir pour les prochaines années.

Pierre et son équipe y travaillent d’arrache-pied. J’ai hâte de voir ce qu’ils nous préparent…

Il y a 20 ans, le slogan du journal était: "Vous croyez avoir tout vu? Attendez Voir…"

Il est toujours aussi actuel.

NICOLAS TITTLEY

photo: Jeffrey wraight

J’ai fait mes premières armes dans le journalisme culturel à 20 ans, dans les anciens bureaux de Voir, rue Ontario. De fort modestes débuts, qui se résumaient au léchage d’enveloppes et au lavage de carreaux. En plus de ces tâches ingrates, j’avais à vivre avec le sobriquet de "jeune" mais je n’en avais cure, puisque ceux que je considérais comme mes pères spirituels allaient bientôt devenir mes pairs.

C’était en 1990, quatre ans seulement après la naissance de ce petit hebdo qui noircissait de plus en plus de doigts chaque jeudi. Rappelez-vous: c’était avant l’époque des blogues et de MySpace, qui ont transformé tout le monde et sa soeur en critiques et inondé le cyberespace d’opinions jetables. En marge des "grands" journaux un brin sclérosés, les pages de Voir regorgeaient de plumes passionnées mais pas sectaires, qui n’hésitaient pas à écrire au "Je" tout en servant à merveille leurs sujets. Ils s’appelaient Privet, Barbe, Fourlanty, Saulnier, Légaré, Martineau, Picard, Dutrizac et Tomesco et ils inventaient, peut-être sans le savoir, une nouvelle façon de faire du journalisme culturel, ramenant l’art dans l’art d’écrire. Ces vaillants soldats de la culture n’hésitaient pas à monter aux barricades pour défendre de nouveaux talents, imposant du même coup le leur avec un style vif et incisif.

Par un heureux concours de circonstances, j’en suis venu à diriger cette bande de mordus. Ils m’ont fait confiance et, à ce jour, ils ne savent pas à quel point je leur suis redevable de m’avoir cru digne de cet honneur.

Mais ma plus grande fierté, je la dois aux artistes autrefois inconnus que nous avons défendus bec et ongles (même si nous les avons parfois égratignés) et qui dominent aujourd’hui notre paysage culturel. Sans eux, Voir n’aurait jamais existé. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que le contraire est aussi vrai, mais j’aime à croire que notre petit journal a joué un rôle, même minime, dans leur prodigieux essor.

FRANÇOIS DESMEULES

"Vouloir savoir être au pouvoir de soi est l’ultime avoir." Exergue d’une vieille chanson métaphysique de Raoul Duguay, la phrase stigmatise bien ce que je retiens de mes années de rédacteur en chef. Car, au fond, il ne s’agit jamais que de cela: occuper une position sur les hauteurs qui permette de comprendre le paysage culturel qui s’offre à soi, dans une société en perpétuelle accélération, dirigée par des politiques superficielles du 1 % menant vers des avenirs douteux. Disposer temporairement, là-dedans, de quelque influence afin de témoigner, mais aussi de défendre des goûts, quelques valeurs et afficher beaucoup de couleurs.

Concrètement, mes années à la rédaction furent celles de grands chambardements. Celles, entre autres, où le papier, en s’arrimant définitivement à Internet, a permis à des centaines de lecteurs de s’exprimer. Ce qui, à mon avis, est devenu en société une soupape nécessaire. Nous avons aussi étendu notre influence aux quatre coins de la province au moment même où le mot "convergence" était sur toutes les lèvres, car après un certain septembre, à ce sujet comme à tant d’autres, le politique s’est dissous dans la culture comme rarement depuis 30 ans.

Les pianistes et les gymnastes racontent que le corps n’apprend que de la répétition des gestes. J’ai passé assez de temps au téléphone à tenter de satisfaire à la demande des intervenants culturels dans 100 pages pour attraper une mouche au lasso tortillé. Si cela témoigne, bien sûr, d’une saine effervescence, j’ai appris que dans les coulisses, derrière le sourire des artistes, persiste le permanent péril de la survivance pour beaucoup d’entre eux.

Ce coeur irrésolu fut toujours plus grand que le mien (et gratuit) chaque jeudi. J’y poursuis avec reconnaissance l’essentiel apprentissage de l’écriture entrepris ici il y a presque 15 ans. Merci de lire et d’avoir lu.

CHRISTOPHE BERGERON

Je suis de la génération Voir. De celle qui se souvient peu de l’avant-Voir.

À lire les billets de mes prédécesseurs, j’avoue être un peu envieux. J’aurais voulu être là les premiers jours, j’aurais voulu connaître les premières victoires. Bien sûr, en 1986, j’avais 11 ans. Je n’aurais pas été d’une grande utilité à Pierre Paquet et à son équipe.

La rédaction de Voir, dont l’âge moyen est aujourd’hui, comme à ses débuts, dans la fin vingtaine, est pour la première fois constituée de gens qui ont été plus longtemps lecteurs de Voir que journalistes au Voir. Inutile de dire que nous sommes tous très conscients de la chance que nous avons de pouvoir y laisser notre marque. Car après tout, Voir est le journal qui a fait notre éducation culturelle. Saulnier, Parazelli, Barbe, Privet et les autres ont été nos professeurs. Comment, alors, ne pas faire de notre mieux pour être à la hauteur?

Mes prédécesseurs rêvaient de monter un Libération québécois et gratuit. Aujourd’hui, et c’est grâce à eux, personne au Voir ne sent plus le besoin de chercher son inspiration outre-Atlantique. Nous avons hérité d’un journal fort et unique. Certains ont essayé de nous imiter, de copier notre ton, cocktail toujours aussi mordant de sensibilité et d’irrévérence. D’autres encore envient le vrai rapport de complicité que nous entretenons avec vous, nos lecteurs.

Car Voir, c’est avant tout ça, une histoire de complicité, de partage. Nous ne sommes que des passeurs, des entremetteurs, un lien vivant entre les artistes et vous. En 2006, Voir n’est plus un journal autour duquel se rassemble une communauté de lecteurs, c’est aujourd’hui une communauté qui a son journal. Vous êtes des centaines de milliers à nous lire dans notre version papier, comme vous êtes des milliers à nous écrire sur notre site. En 2007, sur www.voir.ca, nous nous rapprocherons encore plus de vous. C’est le début d’une autre grande aventure.