Livres : La Terre du milieu
Dans le secteur du livre, notre table ronde a réuni Mélanie Vincelette, écrivaine et fondatrice des Éditions Marchand de feuilles, Normand de Bellefeuille, écrivain et directeur littéraire chez Québec Amérique, ainsi que Tristan Malavoy-Racine, actuel chef de pupitre Arts et Livres à Voir, lui-même auteur et animateur de la discussion.
Tout d’abord, quel bilan de santé faites-vous de notre milieu du livre?
N.B.: "Je pense que le livre se porte très bien. J’ai bien dit le livre! Pour avoir à lire un nombre considérable de manuscrits, pour suivre de près ce qui se publie, je peux dire que la qualité est au rendez-vous. Je pense même que les deux ou trois dernières années ont été parmi les plus belles de notre histoire littéraire. Du côté de l’industrie, il y a ce problème, indéniable, de la concentration. On parle toujours de Quebecor, mais c’est avec raison. Quand un groupe détient 14 maisons d’édition littéraire ou moins littéraire, une chaîne de librairies, 25 % d’une autre, deux distributeurs, quantité d’imprimés, un magazine semblable à Voir, etc., etc., ça entraîne des problèmes. L’aspect positif, c’est qu’il y a une réaction à ça. Les éditeurs indépendants sentent le besoin de rehausser leurs critères, de se battre un peu, de se regrouper."
M.V.: "Chez ces éditeurs indépendants, cela dit, ça va plutôt mal. Je fais partie de ceux qui considèrent comme terrible la mort de L’Effet pourpre, entre autres. Le travail de François Couture, son fondateur, m’a beaucoup inspirée, comme bien d’autres, et l’épisode m’a fait réaliser la fragilité de ces initiatives, pourtant plus nécessaires que jamais. En même temps, il se passe beaucoup de belles choses dans ce créneau, c’est très dynamique. La place est difficile à prendre, mais nous la prenons!"
Mélanie Vincelette: «Il faudrait mieux définir les courants contemporains de notre littérature, mieux les nommer, avec des mots-clés.» photo: Xavier Brunelle |
Concrètement, qu’est-ce qui vous préoccupe dans ce mouvement de concentration?
N.B.: "En fait, on aimerait que les vocations des maisons demeurent distinctes, ce qui ne semble pas être le cas. On assiste, comme souvent, à une homogénéisation que je trouve dangereuse. Chose certaine, je reçois actuellement chez Québec Amérique quantité de textes d’auteurs appartenant jadis à des maisons rachetées par Quebecor, qui n’ont pas envie d’évoluer, comme écrivains, dans ce cadre-là."
M.V.: "Évidemment, l’étiquette a beau rester la même, beaucoup de choses peuvent changer dans l’orientation d’une maison rachetée, à commencer par l’importance accordée à l’encouragement des vocations littéraires."
N.B.: "Le vocabulaire m’apparaît déjà très suspect. On parle d’industrie du livre, on parle du lecteur comme d’un client. Ce vocabulaire qui entoure le livre actuellement finit par nous faire croire que le livre est un produit comme un autre. Je veux bien croire qu’il devient un produit, qu’il s’insère dans une chaîne commerciale, mais ce n’est tout de même pas de la saucisse!"
Est-ce que l’émergence de toutes ces nouvelles maisons ne dépend que de la menace de la concentration? N’y a-t-il pas quelque chose de cyclique derrière tout ça?
M.V.: "Veut, veut pas, il y a une question de génération, oui. Les gens de la génération des baby-boomers ont reproché beaucoup de choses aux jeunes écrivains ces dernières années – on se souvient des démêlés de Victor-Lévy Beaulieu avec les écrivains de la relève. Mais bon, on déclare la mort de la littérature tous les dix ans, alors… Les jeunes maisons d’édition, je crois, s’adressent d’abord à une nouvelle génération de lecteurs, qui partagent une vision du monde."
N.B.: "C’est très rassurant de voir ça, d’ailleurs. Il y a une dizaine d’années, on disait que les jeunes ne savaient que grogner, se plaindre, et tout à coup, il s’est produit quelque chose. Avec L’Effet pourpre, avec la maison de Mélanie, avec Poètes de brousse… Alors les gens de ma génération disent, avec enthousiasme: "Merde, ils vont la prendre, la place!" Il faut ajouter que, dans les dernières années, bien des jeunes auteurs ont reçu des lettres disant, en substance: "Malheureusement, nous n’acceptons pas de nouveaux auteurs cette année…" Alors il n’est pas étonnant que de nouvelles maisons aient poussé un peu partout."
Normand de Bellefeuille: «Je veux bien croire que le livre devient un produit, qu’il s’insère dans une chaîne commerciale, mais ce n’est tout de même pas de la saucisse!» photo: Xavier Brunelle |
M.V.: "Ça a peut-être l’intérêt de fouetter un peu tout le monde. Dans les années 80, il y a eu tellement de livres mal faits, du travail de fond à la présentation graphique. Quand on voit ce qu’accomplit Le Quartanier depuis quelque temps, par exemple… C’est magnifique, et ça met la barre haute!"
Parlons un peu des festivals et événements qui ont joué un rôle majeur ces dernières années…
M.V.: "Le Festival Voix d’Amériques [fondé en 2002] est certainement un bon exemple d’événements qui dynamisent le milieu. C’est une tribune marginale et indépendante, qui nous a permis de voir des gens que l’on voyait rarement dans un cadre professionnel. Je crois plus dans ce type de rassemblement que dans les grandes vitrines telles que Montréal, capitale mondiale du livre, avec toutes sortes d’activités éparpillées qui n’enracinent pas grand-chose."
N.B.: "Je partage l’avis de Mélanie, mais ces événements ont toujours du bon, tout de même. Ça permet aux gens de se rencontrer. Moi, je crois que les écrivains ont un grand besoin de communiquer entre eux, de se retrouver, même s’ils se disent très solitaires et tout… Ce brassage, très perceptible au Festival de la poésie de Trois-Rivières, par exemple, a une influence indéniable sur notre production littéraire."
Les médias demeurent un relais essentiel pour faire connaître les livres. Faites-vous partie de ceux qui baissent les bras devant le peu d’espace qu’ils consacrent à la littérature?
N.B.: "Pour moi, c’est un problème récurrent. Il y a des hauts et des bas, mais il n’y a jamais eu de très nombreuses tribunes pour parler du livre. Je pense même qu’il y a peut-être déjà assez d’espace dans les médias pour en parler, et qu’il ne faut pas lever le nez sur des émissions où ce sont des gens d’un autre domaine qui le font. L’important, c’est qu’on en parle! Or, il est dommage et difficile à comprendre qu’il n’y ait pas, à Radio-Canada, plus de temps d’antenne accordé à la littérature."
M.V.: "Ce qui vient jouer un rôle similaire, pour moi, et c’est un élément majeur par rapport à il y a dix ans, ce sont les blogues. Dans le milieu, tout le monde lit le blogue de Patrick Brisebois, celui de Stéphane Dompierre. Même que les journalistes suivent ça de près. Ça devient carrément de la compétition pour les médias traditionnels!"
On entend souvent dire que les percées à l’international sont quasi impossibles, hormis quelques exceptions. Y voyez-vous néanmoins une voie d’avenir?
Tristan Malavoy-Racine photo: Xavier Brunelle |
N.B.: "Les réussites ne sont encore que des cas isolés. Un bel exemple est celui des Allusifs. Brigitte Bouchard, la fondatrice, est consciente qu’en France, 50 % des livres vendus sont des livres en traduction. Les éditeurs français s’en plaignent beaucoup d’ailleurs… Elle qui publie des auteurs traduits, dont plusieurs d’Amérique latine, est arrivée auprès d’un distributeur en disant: "Tu prends ces auteurs-là, mais aussi mes Québécois…" Ça a permis à Jean-François Beauchemin, à Sylvain Trudel de percer là-bas. Mais je le répète: ce sont des cas isolés, et je ne crois pas que ça va changer."
Mélanie, ton livre Crimes horticoles, initialement publié chez Leméac, vient de paraître en France chez Robert Laffont. Pour toi, l’exportation, c’est du concret…
M.V.: "En fait, je suis plus ou moins d’accord avec Normand. J’ai l’impression que dans les prochaines années, ça va arriver de plus en plus souvent. Je connais bon nombre d’auteurs qui font des démarches ces jours-ci pour attirer l’attention d’éditeurs français sur des livres déjà publiés ici. Nous sommes toujours perçus comme des êtres exotiques, nous les Québécois, et dans mon cas, ça a en effet assez bien marché. Mon livre est bien distribué là-bas, j’ai eu une critique dans Libération… Le marché français n’est pas un marché qu’on peut ignorer. De toute façon, il faut ancrer notre existence culturelle et littéraire, il faut l’exporter, ne surtout pas la garder juste pour nous!"
À quoi devrions-nous travailler, nous gens du livre, au cours des prochaines années?
M.V.: "Chose certaine, il faudrait mieux définir les courants contemporains de notre littérature, mieux les nommer, avec des mots-clés. Le réalisme magique, ça existe ici aussi! On pourrait trouver des façons de le désigner, dans des mots qui nous ressemblent. Je suis convaincue que ça deviendrait ensuite une réalité plus exportable."
N.B.: "Moi, je suis tanné de me plaindre, en tout cas. Il y a toujours des moyens d’aller vers le lecteur. Plutôt que de dire: "Les médias ne font pas ci, ne font pas ça", on doit se poser la question: "Qui est susceptible de nous aider à vendre des livres?" Parmi ceux-là, il y a les libraires. Plutôt que d’investir dans une pub dans le journal qui va faire plaisir à l’auteur et à sa famille, chez Québec Amérique, nous organisons de plus en plus souvent des petits-déjeuners avec des libraires, et bien sûr les journalistes qui souhaitent être là, histoire de mieux faire connaître le livre. C’est un petit créneau intéressant. Il y en a d’autres, il suffit de creuser. Et surtout, d’arrêter de chialer!"