Musique Classique : Qui a peur de la musique classique?

Musique Classique : Qui a peur de la musique classique?

En musique classique, la culture vivante est représentée par le travail des artisans de la musique contemporaine. Avec nous, pour discuter des développements dans ce domaine ces 20 dernières années: Walter Boudreau, compositeur, chef d’orchestre et directeur artistique de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) depuis 1988; Lorraine Vaillancourt, chef d’orchestre, pianiste, directrice artistique et fondatrice, en 1989, du Nouvel Ensemble Moderne (NEM) et cofondatrice, en 1979, de la société Les Événements du Neuf; Simon Bertrand, qui a d’abord été saxophoniste, et qui a bifurqué vers la composition (son opéra Prochain Départ, sur un livret de Stanley Péan, vient d’être créé à l’Université de Montréal, où il termine un doctorat en composition).

À vos yeux, depuis 20 ans, la vie du milieu de la création musicale s’est-elle améliorée à Montréal ou s’est-elle détériorée?

Walter Boudreau: «Est-ce qu’un spectacle de danse moderne est vraiment moins abstrait qu’une ouvre de musique contemporaine?»
photo: Xavier Brunelle

Walter Boudreau: "C’est une question pour laquelle j’ai deux réponses… Oui, parce qu’il y a 40 ans, il n’y avait rien dans ce domaine au Québec, et il y a 20 ans, il y avait à peine plus. À l’époque, il y avait une poignée de compositeurs au Centre de musique canadienne, alors que maintenant, on les compte par centaines. On a assisté à une explosion du nombre d’ensembles et de compositeurs se consacrant à cette musique. Le drame, c’est que l’augmentation du volume des activités n’a pas été suivie par une augmentation du volume du public. Ça nous amène dans un cul-de-sac; pas au niveau de la qualité, dont nous n’avons absolument pas à rougir sur le plan international, mais plutôt par rapport à l’absence de circuit chez nous. Ce que j’identifie comme une solution éventuelle, c’est de déborder de nos publics locaux habituels en développant de nouveaux publics. C’est une des raisons de l’instauration d’un festival, pour ratisser large et pour créer un mouvement avec les différents ensembles. On aurait bien besoin de l’aide des médias pour faire ça…"

Lorraine Vaillancourt, en septembre 1994, vous avez lancé, en écrivant à la directrice du Devoir, Lise Bissonnette, un débat qui a alimenté pas mal de discussions; vous y dénonciez le peu de visibilité accordé à la musique contemporaine dans les médias.

Lorraine Vaillancourt: «Que la radio d’État ne soit pas consciente de son rôle, qui consiste à tirer les choses vers le haut malgré les cotes d’écoute, c’est renversant.»
photo: Xavier Brunelle

Lorraine Vaillancourt: "Je pourrais écrire cette lettre aujourd’hui! Maryvonne Kendergi (cofondatrice de la SMCQ), c’était une voix importante à la radio, dont je garde d’excellents souvenirs. C’était vraiment une communicatrice; aujourd’hui, on est à des années-lumière de ce type de radio. C’est désespérant. Je ne comprends même pas que nos ministres de la Culture ne tapent pas sur les doigts d’un service public qui ignore sciemment un pan complet de la culture d’ici… La Chaîne culturelle de Radio-Canada, ce n’était pas une radio très populaire en termes de cotes d’écoute, mais s’il y avait des gens qui connaissaient la Neuvième de Beethoven jusque dans le fin fond du Québec, c’était bien parce qu’ils l’avaient entendue quelque part… Aujourd’hui, on nous offre n’importe quoi, tant que c’est fait avec une voix sexy… Je ne suis pas certaine que ce soit avec des festivals qu’on va régler la question, mais il est vrai que si on ne fait pas un événement chaque fois qu’on bouge le petit doigt, personne n’en parle. C’est pourquoi nous devons présenter chaque fois des créations, mais ça nous empêche aussi de les reprendre, parce que la deuxième fois, ce n’est plus un événement. Alors on accumule des partitions, que l’on ne rejoue pas, ce qui fait que notre public est lui aussi déconnecté, parce qu’il faudrait bien pouvoir entendre une oeuvre trois ou quatre fois pour mesurer l’évolution générale."

Simon Bertrand, vous animez une émission de radio sur une station diffusée par Internet (www.mtmradio.ca); vous avez étudié la composition auprès d’André Prévost à l’Université de Montréal et, de 1989 à 1998, vous avez poursuivi vos études en France, puis, de 1998 à 2001, vous étiez au Japon. Est-ce que la vie à Montréal était si pire que ça?

Simon Bertrand: «Ce qu’on a fait du premier concert de Kent Nagano, c’est une honte.»
photo: Xavier Brunelle

Simon Bertrand: "Non, bien sûr, et je peux dire que cette absence de 12 ans m’a vraiment permis de mesurer l’extraordinaire développement survenu ici. Mais il n’a pas été accompagné d’une augmentation similaire en termes de subventions ou de reconnaissance du rôle de la musique dans notre culture. Il va de soi que le saccage de la Chaîne culturelle de Radio-Canada a été un coup très dur et qu’il est symptomatique de l’attitude générale des médias envers notre travail. Ça rend pratiquement impossible l’élargissement de notre public, que nous demandent par ailleurs les subventionneurs. Le débat de 1994 est encore d’actualité et c’est pourquoi il faut interpeller les représentants des médias et chercher à savoir pourquoi ils nous ignorent complètement."

L.V.: "Ces "passeurs" d’information, les Homier-Roy, Le Bigot, Bazzo, etc., ont une audience importante, assez pour modifier le regard des gens."

S.B.: "Les compositeurs ont peut-être aussi à se questionner sur leur pratique."

W.B.: "On nous reproche souvent notre opacité, on dit que notre musique est "difficile à comprendre", mais je voudrais bien savoir ce que Monsieur Tout-le-monde comprend de la Symphonie "Jupiter" de Mozart… Et est-ce qu’un spectacle de danse moderne est vraiment moins abstrait qu’une oeuvre de musique contemporaine? C’est vrai que les "passeurs" ne font pas leur travail. Pourtant, ils le font en littérature."

L.V.: "Ou en danse. On n’a jamais fait autant parler de nous que lorsque nous avons été associés à la compagnie de danse d’Isabelle Van Grimde. On en a parlé avant et après, et les critiques étaient plus intéressantes que ce que l’on a habituellement."

W.B.: "Ça a été pareil lorsque nous avons fait Drumming, de Steve Reich, avec la compagnie O Vertigo; on l’a fait une quinzaine de fois! Claude Gingras, à La Presse, n’a pas fait de critique sous prétexte qu’il s’agissait de musique de danse… Et Le Sacre du printemps, ce n’est pas une musique de ballet, peut-être?"

S.B.: "Il est vrai qu’il faudrait pouvoir compter sur des gens compétents pour parler de nos musiques, parce que c’est sans doute sur le travail des critiques spécialisés que les "passeurs" généralistes s’appuient. Mais ils n’ont pas grand-chose sur quoi s’appuyer."

Réjean Beaucage
photo: Xavier Brunelle

W.B.: "En effet, où sont nos intellectuels? Que fréquentent-ils? On ne les voit jamais dans les concerts…"

Est-ce que ça vous aide quand Radio-Canada diffuse, en pleine soirée de semaine, la Neuvième de Beethoven par l’OSM?

L.V.: "Ce qu’on a fait du premier concert de Kent Nagano, c’est une honte… Si on avait ici l’équivalent du Playboy, on lui aurait demandé de faire la page centrale! À la télé, c’était minable; on a à peine entendu la musique."

W.B.: "Si j’avais le cancer, je n’éprouverais aucun réconfort à penser que mon voisin l’a aussi, alors la situation de la musique classique ne peut évidemment pas me réconforter. Il faut chercher à nous guérir de ce stigmate qui fait qu’on est incapable, au Québec, de penser que nous aussi sommes capables de faire de la musique, comme Mozart en son temps, ou Stockhausen. Alain Lefèvre a fait un grand travail, avec l’oeuvre d’André Mathieu, pour montrer aux gens qu’il y avait chez nous, au milieu du 20e siècle, quelqu’un qui n’était ni meilleur, ni moins bon que Rachmaninov… Et pour montrer qu’il y a eu, ici, une tradition musicale. On a été incapable de le reconnaître à l’époque (comme avec Pierre Mercure plus tard, et Claude Vivier…). Et ça continue: à l’enterrement d’André Prévost, en 2001, on a joué du Barber!"

L.V.: "On s’imagine que tout devrait être "grand public", mais c’est faux. Il y aura toujours une locomotive devant, et l’importance de la recherche qui se fait en marge est indéniable. S’imaginer, comme le font de plus en plus les subventionneurs, que ce travail peut s’autofinancer, c’est nul… Que la radio d’État ne soit pas consciente de son rôle, qui consiste à tirer les choses vers le haut malgré les cotes d’écoute, c’est renversant."

DES SOLUTIONS?

W.B.: "Il faudrait arriver à ce que, lorsque nos grands solistes sont invités, par exemple, à l’OSM, ils exigent de jouer une oeuvre d’ici. Louise Bessette a créé un concerto de piano de Serge Arcuri récemment avec I Musici, et ça a remporté beaucoup de succès. Lorraine a dit une grande vérité tantôt: tout n’est pas pour tout le monde tout le temps, mais il doit cependant y avoir quelque chose pour tout le monde."

S.B.: "Il faudrait d’abord arriver à établir un consensus réel à l’intérieur même du milieu. Il m’apparaît urgent que les intervenants et les compositeurs sortent de leurs carcans institutionnels et interpellent les représentants des médias culturels et les gouvernements afin de les amener à prendre leurs responsabilités."