Musique : Le grand bouillonnement

Musique : Le grand bouillonnement

Voir, c’est aussi vingt ans à couvrir la musique québécoise, son évolution, ses artistes phares. Pour en parler, on a réuni en table ronde Laurent Saulnier, notre ancien chef de pupitre musique et aujourd’hui programmateur des Francofolies de Montréal et du Festival de Jazz, la chanteuse Mara Tremblay, Chafiik des Loco Locass et Jean-Robert Bisaillon, ex-French B., désormais consultant en musique et chroniqueur à Bande à Part.fm.

Il y a de l’effervescence dans l’air, la chimie est bonne entre nos quatre invités spéciaux, qui se connaissent tous déjà. L’enregistreur n’a pas encore démarré que la conversation part en trombe, joviale, rieuse, documentée, toujours passionnée.

En 1986, quelle était la situation musicale au Québec, quels genres étaient représentés?

Laurent Saunier: "Au Québec, comme dans tous les pays industrialisés du monde, il y avait aussi bien du rock que du folk, de l’alternatif ou du hip-hop. La seule différence, c’est la place que chacun de ces genres avait. Tout ça existait, plus ou moins caché ou dominant. Mais d’autres genres ont été créés: en 1987, on ne parlait pas beaucoup de musique électronique, même si ça existait déjà.

En 1986, au Voir, on parlait aussi bien de rock que de chanson. Au Québec, ça a été la résurrection de plusieurs grands artistes: Richard Séguin, Paul Piché, Marjo, Daniel Lavoie."

Jean-Robert Bisaillon: "L’industrie indépendante québécoise du disque s’est constituée à ce moment-là. Il y a eu l’arrivée du cd aussi. Ça a été long ici avant qu’on passe au cd. Je me rappelle qu’avec les French B. chez Audiogram, on était passé du vinyle à la cassette single. Grâce au cd et à l’émergence de l’industrie québécoise du disque, les artistes des années 70 ont eu un second souffle."

Mis à part ces gros noms, est-ce que la chanson québécoise avait moins la cote auprès du jeune public qu’aujourd’hui?

Chafiik: "Il y a une génération qui a sauté. Avec tous ces revivals-là, la nouvelle génération n’avait pas trouvé sa place. Au milieu des années 80, on est encore en déprime post-référendaire. Toute la nouvelle génération n’arrive pas à trouver son identité. Tu as des groupes comme Madame, qui chante avec un accent français – c’est normal, le chanteur vient de France -, mais ça ne vient pas chercher la fibre, tu as un creux. C’est pour ça que les Rivard, Séguin, Lavoie ont eu dix années gratuites."

J.-R. B.: "Je pense plutôt que les maisons de disque qui voulaient s’implanter ont été obligées de jouer la carte de ces artistes-là qui avaient déjà des noms. Ceux qui ont émergé au début des années 90, ça a été Les Colocs, les Vilain Pingouin."

Laurent Saulnier : «Aujourd’hui, les moyens de diffusion sont tellement plus nombreux.»
photo: Xavier Brunelle

L.S.: "Il y avait aussi toute une scène anglophone importante au Québec: The Box, Men Whitout Hats…"

Qu’est-ce qui a contribué à l’émergence d’une nouvelle scène québécoise dans les années 90?

JRB: "Plutôt que les quotas radiophoniques, raison souvent invoquée par l’ADISQ, je pense que c’est l’engagement des artistes à développer une scène, par le biais de disques autoproduits. En 1986, l’arrivée de Voir a permis de mettre en valeur des artistes plus jeunes."

L.S.: "À l’époque, au Voir, on ne voulait pas compartimenter les genres. On voulait dire qu’un French B était aussi valable qu’un Séguin ou un Springsteen. Tout ça était sur le même pied d’égalité."

Mara Tremblay: "Il y avait aussi plein de petites salles. J’ai connu ça au début de ma carrière: des petits bars qui émergeaient et offraient des spectacles de groupes comme Les Colocs, Les Frères à Ch’val. Dans mon cas, avec Les Maringouins, on jouait toutes les semaines. Le Voir ouvrait la porte à ça, car il annonçait les shows. On était en résidence partout, plein de bands, je pense que ça a aidé à faire fleurir les choses."

Chafiik: "Les années 80, il faut le dire, ce n’est pas toujours très bon, musicalement, ça n’a épargné personne. C’était superficiel, c’était Pouet Pouet Spray Net, des sons de Piou Piou Piou (ndlr: inclure ici des bruits de soucoupe volante). Si aujourd’hui, les nouveaux artistes marchent, c’est parce qu’ils s’adressent à un plus large auditoire."

Jean-Robert Bisaillon : «L’industrie indépendante québécoise du disque s’est constituée à ce moment-là (ndlr : fin des années 80). Il y a eu l’arrivée du cd aussi.»
photo: Xavier Brunelle

J.-R. B.: "Non, c’est parce qu’ils ont accès aujourd’hui aux moyens. À l’époque, tu étais dépendant de l’industrie."

L.S.: "Aujourd’hui, les moyens de diffusion sont tellement plus nombreux."

M.T.: "Dans ce temps-là, quand tu étais dans un groupe, il fallait faire des hits pour se démarquer. Penses-tu que ça peut freiner la créativité? Quand j’ai fait ma carrière solo, je me suis sentie tellement libre sans la pression de la radio."

L.S.: "Tu avais deux industries à l’époque: une officielle, l’autre alternative. Et dans celle-là, tu n’avais pas besoin de hits…"

Mara Tremblay : «Voir nous amenait une visibilité dans l’inconscient des gens. Quand tu te ramasses à la première page du Voir, on te voit partout en ville. Ça aide à long terme.»
photo: Xavier Brunelle

M.T.: "Non, mais tu avais besoin par contre d’un journal comme le Voir pour la diffusion…"

Chafiik: "Ça marche encore comme ça. Tu peux te bâtir un public sans hit, mais si tu veux l’élargir, ça en prend un. Je trouve que la grosse différence avec avant, c’est la démocratisation des moyens techniques. Nous, les Loco Locass, on est un exemple flagrant. Les Cowboys Fringants, Les Trois Accords et Mes Aïeux aussi. Ce sont des groupes qui ont tous vendu 60 000 exemplaires et plus. Si tu crois en ton truc, tu n’as plus besoin de convaincre une compagnie. Il te faut juste un ordinateur. Parallèlement à ça, il y a ce moyen de diffusion démocratique: Internet. Ça crée un monde, un sentiment d’appartenance, comme sur le forum de discussion des Cowboys."

Les années 90, comment c’était?

M.T.: "Les Colocs passaient à CKOI. Il y avait au moins une ouverture pour eux. Les Frères à Ch’val aussi. Mais ce sont tous des groupes qui ont bûché en tabarnouche pour arriver, quelque chose s’est bâti pour eux dans les bars, en allant chercher le monde un par un. Par contre, par la suite, dans ma carrière, ça a été le contraire, je n’ai pas eu de support de la radio commerciale, mais la presse écrite me suivait."

J.-R. B.: "Nous aussi, on a fait souvent ce constat-là. On se disait: "Sacrament! On vient de faire notre meilleur disque, personne n’en parle!" Sauf les journaux. Sauf le Voir. Dans les gros quotidiens, ils ont d’autres contraintes, on avait tendance à disparaître plus vite que dans la presse spécialisée comme Voir."

L.S.: "Le Voir servait à donner une crédibilité à des artistes qui n’étaient pas diffusés. On avait l’impression à l’époque que le Voir était l’outil premier de tous les recherchistes en ville."

M.T.: "Voir nous amenait une visibilité dans l’inconscient des gens. Quand tu te ramasses à la première page du Voir, on te voit partout en ville. Ça aide à long terme. Avec des photos hallucinantes!"

«Je trouve que la grosse différence avec avant, c’est la démocratisation des moyens techniques.»
photo: Xavier Brunelle

L.S.: "On avait une grande liberté dans nos covers, car on savait que la moitié des unes de l’année était consacrée à la musique. On pouvait se permettre de faire Éric Lapointe, Ferland, Rivard, mais, à côté de ça, on a fait les premières couvertures à Montréal avec Jean Leloup, Les Colocs, Luc de la Rochellière, etc. Ça nous permettait d’avoir ce large panorama-là."

M.T.: "Il y avait plusieurs de mes amis à l’époque et encore aujourd’hui dont le Voir ne parlait pas. Moi, j’ai été choyée, je l’ai fait souvent."

J.-R. B.: "Au moment où on se parle, avec la quantité de trucs qui sort, un journal comme Voir devient encore plus significatif. Tu peux avoir une critique sur un site Internet, mais le jour où tu l’as dans le Voir version papier, ça constitue quelque chose. Ça te positionne dans l’esprit des gens."

Et la scène musicale québécoise en 2006?

J.-R. B.: "La scène est plus mûre. Il y a beaucoup plus d’interaction entre les différents groupes et tendances. Il y a un bouillonnement. Une curiosité tant dans le public que chez les artistes."