Théâtre : Zone de liberté

Théâtre : Zone de liberté

Au cours des 20 dernières années, la pratique théâtrale montréalaise a vécu de profondes mutations. Pour nous aider à mieux comprendre l’état actuel des lieux, nous avons réuni autour de Christian Saint-Pierre, actuel journaliste à Voir, Luc Boulanger, chef de pupitre Arts et Livres chez nous de 1990 à 2002, Martin Faucher, metteur en scène, président du Conseil québécois du théâtre et conseiller artistique du volet théâtre du 1er Festival TransAmériques, et Catherine Bourgeois, directrice artistique de la jeune compagnie Joe Jack et John.

Alors que les années 70 et 80 ont été plutôt florissantes pour le théâtre québécois, les années 90 ont été plutôt pénibles. Où en sommes-nous actuellement?

Martin Faucher: "C’est encore précaire. Parfois, j’ai le sentiment que la société est réconfortée par l’idée que les artistes parviennent à faire beaucoup avec rien. On dirait que ça augmente la valeur de ce qu’on fait. Est-ce qu’on peut bien travailler, dans de bonnes conditions, sans donner l’impression de garrocher l’argent par les fenêtres?"

Catherine Bourgeois: "Lorsqu’elles viennent des artistes, ces demandes ont toujours l’air suspectes, alors que de la part d’une grande compagnie, ce n’est pas le cas. Pourtant, s’il est une chose qu’on ne fait pas au théâtre, c’est bien gaspiller."

Luc Boulanger: "Ça revient toujours, le problème de l’argent, du financement. En même temps, un artiste ne peut pas passer son temps à se plaindre, il ne faut pas qu’il s’empêche de faire quelque chose, d’exercer sa passion, sous prétexte qu’on ne lui donne pas suffisamment d’argent. Si quelqu’un a du talent, il va finir par être remarqué."

Martin Faucher: «On semble avoir oublié que le théâtre est un artisanat!»
photo: Xavier Brunelle

M.F.: "Le Québec n’est pas assez grand pour qu’on passe à côté d’artistes de valeur. La preuve: King Dave, d’Alexandre Goyette, un spectacle essentiel, mis sur pied avec presque rien et qui va probablement être joué pendant encore trois ans."

Est-ce que le système actuel de production est convenable?

M.F.: "On a fait un chemin énorme, notamment par rapport à la diffusion du théâtre au Québec. Grâce aux tournées et aux reprises, les spectacles qui se doivent d’avoir une vie plus longue y ont maintenant droit. Cela dit, il faut une période de recherche dans ce métier, et je pense que la société ne le comprend pas. On peut tout faire très vite et on se valorise par ça. On semble avoir oublié que le théâtre est un artisanat!"

C.B.: "Le pire, c’est que les gens qui nous soutiennent, les agents gouvernementaux du secteur théâtre, commencent à peine à comprendre ça."

M.F.: "Le grand défi quand on fait du théâtre aujourd’hui, c’est de réunir acteurs et concepteurs dans la même salle de répétition. Il faudrait apporter un soutien particulier à ceux et celles qui veulent se consacrer entièrement au théâtre. Il y a des gens qui s’accomplissent en touchant à tous les médiums en même temps, et c’est parfait, mais il ne faut pas que ça devienne la norme, il ne faut pas que l’on finisse par se dire qu’il est possible de faire du théâtre parce qu’il y a la télévision, la publicité, les voix, le cinéma…"

Comment nos artistes de théâtre ont-ils forgé leur réputation à l’étranger?

M.F.: "Ce sont les auteurs dramatiques qui sont à l’origine de ce rayonnement. Les vedettes internationales des années 80 et du début des années 90, c’était Michel Tremblay, René-Daniel Dubois, Normand Chaurette et Michel Marc Bouchard. C’est eux qui franchissaient les frontières. Il y avait aussi les compagnies de théâtre jeune public. Puis, il y a eu Denis Marleau, Robert Lepage, Gilles Maheu et, plus tard, Dominic Champagne et Wajdi Mouawad."

Catherine Bourgeois: «À mon avis, le mot théâtre s’applique à beaucoup plus de choses aujourd’hui qu’il y a 20 ans.»
photo: Xavier Brunelle

L.B.: "Ces créateurs se sont mutuellement ouvert la voie. Parmi les facteurs qui ont grandement contribué à créer des liens avec l’étranger, il y a la danse, le langage corporel, la traduction des textes québécois et la multiplicité des langues, notamment chez Lepage. La plupart des réseaux qu’on emprunte aujourd’hui se sont construits dans ces années-là."

Notre milieu théâtral est donc plus ouvert sur le monde qu’il ne l’était?

L.B.: "Sans aucun doute!"

M.F.: "En fait, c’est tout l’échiquier mondial qui s’est transformé. Les festivals internationaux forment maintenant une immense toile, la parcourir nous a permis d’acquérir une plus grande confiance en nous. Nous avons réalisé que nous avions tout ce qu’il fallait pour nous mesurer aux autres."

La question des genres est-elle plus ou moins présente aujourd’hui?

C.B.: "À mon avis, le mot théâtre s’applique à beaucoup plus de choses aujourd’hui qu’il y a 20 ans."

L.B.: "Je dirais que la question ne se pose plus. Aujourd’hui, il n’est plus pertinent de caser les démarches, de mettre des étiquettes."

M.F.: "Les spectacles d’Omnibus, de Carbone 14 et de Robert Lepage ont fortement ébranlé les catégories. On a commencé à dire théâtre de répertoire, théâtre d’images, théâtre non verbal, théâtre corporel… Aujourd’hui, tout ça est beaucoup plus nuancé, on a d’ailleurs ajouté les arts du cirque, le multimédia… Je pense que les étiquettes sont révolues."

Est-il encore possible d’être subversif en 2006?

M.F.: "C’est la chose la plus difficile qui soit, parce que nous vivons dans une société de plus en plus consensuelle. J’ai moi-même dans la tête des projets plus radicaux, que je ne me permets pas de proposer. Comme nous sommes aujourd’hui beaucoup plus conscients du succès, des impératifs économiques, il y a des aventures engagées qu’on ne s’autorise plus à accomplir. Je rêve d’assister plus souvent à des spectacles comme Venise-en-Québec. Ça, c’était subversif! C’est fantastique de voir dans la même salle des gens tétanisés et d’autres qui rient aux éclats. Le Théâtre d’Aujourd’hui a été très audacieux de programmer ce texte d’Olivier Choinière."

Luc Boulanger: «Aujourd’hui, il n’est plus pertinent de caser les démarches, de mettre des étiquettes.»
photo: Xavier Brunelle

L.B.: "Finalement, pour être subversif, il suffit d’être soi-même, de ne pas se censurer. En même temps, si les artistes font ce métier c’est pour plaire au public."

M.F.: "C’est notre immense paradoxe! Cela dit, Wajdi Mouawad, Brigitte Haentjens, Denis Marleau et Robert Lepage sont profondément eux-mêmes, leurs démarches ne sont pas mièvres, et ça ne les empêche pas d’avoir beaucoup de succès."

C.B.: "S’ils avaient copié, s’ils avaient ménagé la chèvre et le chou, je suis persuadée qu’ils ne seraient pas là où ils sont. S’il y a des tas de compromis à faire, assez pour que ça devienne souffrant, je me demande si ça vaut la peine de faire ce métier."

Est-ce que le traitement du théâtre dans les médias a beaucoup changé?

M.F.: "Oui, il y a un glissement, l’espace octroyé au théâtre dans les journaux a considérablement diminué. C’est une tristesse! Aujourd’hui, malgré la multiplication des médias, il n’y a pas beaucoup de véhicules pour parler de théâtre plus que 32 secondes. Il faut aussi dire qu’on est tombé dans une culture hautement télévisuelle. Je n’ai rien contre le médium en tant que tel, mais en ce moment on ne parle pratiquement que de lui."

C.B.: "Le théâtre n’étant pas très séduisant, certains diront archaïque, la plupart des médias mettent les vedettes de l’avant, de préférence celles du petit écran. C’est plus vendeur que l’auteur, le metteur en scène ou encore… des idées."

Christian Saint-Pierre
photo: Xavier Brunelle

L.B.: "Si les vedettes parlent de théâtre, pour moi, c’est tant mieux! Il est bien plus inquiétant de voir l’espace consacré au théâtre diminuer comme peau de chagrin."

Quels sont les défis qui attendent le milieu théâtral au cours des prochaines années?

C.B.: "Il faudra persévérer et augmenter notre confiance en nous, avoir la conviction que ce qu’on fait vaut la peine, même si on n’a pas beaucoup d’attention, de reconnaissance, de valorisation et d’argent."

L.B.: "Je pense que la critique devrait suivre et encourager les artistes sur de longues périodes, plutôt que de porter aux nues la nouvelle coqueluche, le nouveau visage, le nouvel auteur… et puis de les abandonner aussi vite."

M.F.: "Le théâtre est un art profondément humble et fragile. Pour moi, le plus grand défi serait de garder au théâtre cette authenticité, son aspect profondément démocratique, qu’on ne permette pas à quelques pressions que ce soit de l’altérer. Maintenir coûte que coûte cette zone de liberté, voilà le plus grand et le plus beau défi que nous puissions relever."