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Poursuite grand-guignolesque

Si tout se passe comme prévu, c’est lundi le 5 mars que Rémy Couture connaîtra la date de son procès.

Rémy Couture est ce maquilleur, spécialiste des effets spéciaux, accusé d’obscénité, pour avoir créé, et diffusé, deux films d’horreur et une centaine de photos.  Des images et des scènes gore, ni plus ni moins que tout ce qui se produit et diffuse chaque année depuis la naissance du genre au début du siècle dernier*.

Sur le procès de Rémy Couture, Sophie Marcotte disait en août dernier dans cet hebdo que la communauté artistique retenait son souffle en attendant le verdict. En retenant son souffle, Frédérick Maheux a fait un documentaire, Art/Crime, qui questionne le phénomène de censure, ou de puritanisme, dont Rémy Couture est victime.

Une chose est certaine, si la procédure judiciaire n’est pas agréable à vivre pour Rémy Couture, ce sera un procès intéressant.  Je ne crois pas qu’on ait déjà vu, dans l’histoire judiciaire du Québec, un professeur de cinéma venir donner au tribunal un cours d’histoire du cinéma d’horreur et, de manière plus large, des représentations sanglantes dans l’histoire de l’art.

Chantal Guy, qui est chroniqueuse littéraire à La Presse mais qui est aussi férue de cinéma d’horreur, me parlait, au début de ma recherche dans le dossier de Rémy Couture, du film Cannibal Holocaust, produit en 1980, puis mis à l’index dans de nombreux pays.  Ce film est aujourd’hui accessible, son caractère immoral ayant été purifié par les époques.  N’empêche, je n’ose pas mettre d’extraits ici en raison d’une légère peur qui m’assaille, celle d’être poursuivie par le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec.  De la même manière, je n’ose publier dans ce billet tous les extraits contenus sur Youtube sous des titres comme « Worst horror movie scenes ever» ou «Pire films gore de l’histoire».  Fouillez.  Fouinez. Vous verrez là des scènes aussi troublantes que celles qui sont sorties de la tête de Rémy Couture.  Une tête bien saine par ailleurs.

Rémy Couture le dit lui-même : il fait des films d’horreur pour faire peur.  Pas pour faire rire.  L’émotion qu’il cherche à faire vivre au spectateur, c’est la peur, le malaise, le dégoût.  Sa recherche est une esthétique de l’horreur.  Et c’est réussi.

La peinture et la littérature ont aussi eu, et ont encore, leurs créateurs de l’horreur qui mêlent douleur, sang et sexe.  Parlant du Marquis de Sade, Georges Bataille disait, dans La littérature et le mal, que «personne, à moins de rester sourd, n’achève les Cent Vingt Journées que malade: le plus malade est bien celui que cette lecture énerve sensuellement ».

Dans les Onze mille verges, Guillaume Apollinaire fait jouir ses personnages non seulement dans le foutre et la bave, mais dans le sang.  Un extrait tout trognon peut être lu ici.

J’ai récemment acheté Le Mauvais de Yoshida Shuichi et  j’ai arrêté la lecture qui m’était insupportable.  Il ne m’est pourtant pas venu à l’esprit de faire arrêter l’auteur.  Et si vous connaissez Ryu Murakami, «le méchant Murakami», comme dirait Maxime mon libraire, pas l’autre qui gagne des prix Nobel, vous savez que la torture et le sexe se confondent pour susciter des émotions qui sont, pour certains, insupportables.

À ma librairie Monet, où il y a un inventaire impressionnant de bandes dessinées, j’ai demandé qu’on me suggère l’une des plus dégueulasses.  Elle était sous clé, certes, pour éviter que les enfants y accèdent, mais tout de même accessible, vendue en toute légalité, importée en toute légalité.  Car on le sait, les mangas sexuelles sont très crues, et les mangas d’horreur sont très trash.

Avez-vous déjà lu Patrick Sénécal?  Savez-vous que de nombreux profs font lire ses romans aux étudiants du secondaire?  Évidemment, l’auteur est inquiet de la poursuite intentée contre Rémy Couture.  Avec raison.

Revenons au droit

Il y a quelque temps, dans un texte précédent, j’affirmais ne pas trop comprendre la théorie de la poursuite dans le dossier de Rémy Couture.  Aujourd’hui, je la connais : on reproche à Rémy Couture de faire de la pornographie qui outrepasse le seuil de tolérance de notre société au sens de la définition de l’obscénité du Code criminel canadien.

Or, Rémy Couture de fait pas de films pornographiques et l’intention du cinéaste n’est pas de susciter un émoi érotique.  Son personnage, un tueur en série, torture, tue, et viole accessoirement.   Mais ses films n’ont pas pour caractéristique dominante l’exploitation des choses sexuelles, encore moins une exploitation indue des choses sexuelles.  La chose sexuelle, dans les films de Rémy Couture, est secondaire et sert la trame narrative qui met en scène les pérégrinations d’un psychopathe.  Aucun zoom-in sur coït, aucun membre en érection, aucun va-et-vient qui s’éternise, aucune victime qui fait semblant de jouir.  Non, je le répète, car c’est le pierre d’achoppement de la cause, Rémy Couture ne fait pas de films pornographiques, et il n’y a dans ses films aucune scène qu’on puisse qualifier de pornographique.

 La norme de tolérance de la société canadienne

C’était, historiquement, le critère jurisprudentiel pour déterminer si une œuvre est obscène ou pas.  Il s’agit, pour le juge des faits, c’est-à-dire pour le juge ou le jury selon le choix qui aura été fait par l’accusé, de se demander si la représentation outrepasse ce que les Canadiens sont prêts à accepter que d’autres canadiens voient.

Depuis 2005, la Cour suprême a rendu le critère plus objectif en parlant plutôt de préjudice.  Le matériel en litige cause-t-il un préjudice à la société, risque-t-il de le faire, et ce préjudice est-il assez grave pour que le bon fonctionnement de la société soit mis en péril.

Les jurés, au procès de Rémy Couture, devront donc se demander non pas s’ils apprécient son art, non plus que s’ils le trouvent acceptable pour eux-mêmes ou pour leurs proches :  Ils devront se demander s’ils sont prêts à accepter que certains de leurs concitoyens puissent y avoir accès en raison du risque qu’il cause un préjudice à la société.

C’est le même critère qui s’applique chaque fois qu’on parle d’obscénité ou d’indécence, qu’il s’agisse de dessins érotiques, de photos ou de films pornographiques , de danse de poteau ou d’échangisme.

 

Le moyen de défense du bien public

Si Rémy Couture présente une défense, ce qu’il n’est pas obligé de faire, elle sera fondée sur le bien public, c’est-à-dire sur une justification artistique de son travail.  L’analyse de cette justification consistera, pour le jury, en une mise en parallèle de la valeur artistique de l’oeuvre et du préjudice éventuellement causé par cette oeuvre et  subi par la société.

 

C’est la première fois que quelqu’un subit au Canada un procès pour avoir produit des images d’horreur.  Retenons notre souffle.

 

*  Le cinéma gore tire ses origines du Grand Guignol, un courant théâtral né à Paris au théâtre de la Cité Chaptal.  On y présentait des spectacles macabres et sanguinolents, dont plusieurs ont été interdits à l’époque.