Il y a parfois des causes où l’avocate se dit que les chances de succès sont excellentes. Et c’est rare.
Quelque part au Québec, dans les années 2000, en début de soirée, un jeune dans la vingtaine conduisait sa voiture avec à son bord ses quatre amis d’enfance. Ils avaient dansé un peu, ils avaient bu un peu, ils roulaient vite un peu. Comme toujours quand ils sortaient ensemble, l’un d’eux avait été désigné conducteur. Celui-là avait donc moins bu que les autres. Sauf que les résultats de l’alcootest étaient assez clairs à l’effet qu’il avait quand même bu un peu. Un peu trop.
Un vrai taré s’est retrouvé sur leur chemin. Ce n’est pas l’avocate qui le dit, ce sont les témoins. Le vrai taré conduisait avec son genou en papotant au téléphone d’une main et en tripotant son essuie-glace de l’autre main. Essayez de mimer ça. Mais pas à 120 km/heure sur une autoroute par contre, vous deviendriez un «danger public», dixit un témoin au procès.
Le vrai taré, donc, a coupé la voie des cinq jeunes qui avaient bu un peu et qui roulaient vite un peu.
Pour l’éviter, ils ont dû se tasser dans la voie d’accotement, puis dans le garde-fou.
Il y a eu deux blessés mineurs, un blessé plutôt gravement, et un décès. Un décès. Un ami d’enfance, C…, qui prenait place à l’arrière.
Le jeune conducteur a été arrêté, puis accusé. Pas le taré: l’autre, celui qui avaient bu un peu et qui roulait vite un peu avec ses amis d’enfance. Quand on arrête une personne pour un crime, on n’a pas toujours besoin d’en arrêter deux. On a notre suspect, on a notre accusé, on a notre coupable.
Le jeune conducteur a été accusé de conduite dangereuse et de conduite avec les facultés affaiblies causant des lésions corporelles. Pendant son interrogatoire au poste de police, le téléphone a sonné, et une nouvelle accusation a été portée : Conduite dangereuse causant la mort. «Ton ami C… vient de mourir». Son monde s’est écroulé. En même temps que le monde des parents de C. s’écroulait, le sien se défonçait. Fils unique, il venait de perdre sa mère unique quelques semaines plus tôt. Ses amis, c’était sa famille. Ils sont encore sa famille, pour ceux qui restent.
Il a comparu détenu. À l’enquête sur remise en liberté pendant les procédures, on a déposé des lettres des parents des victimes, y compris une lettre de la mère de C…, demandant au juge de le libérer. Ça ne pouvait pas être sa faute. On l’aime. «Tout le monde l’aime encore» a témoigné sa blonde en pleurant. Plus gracieuse que tout, la mère de T…, blessé gravement, écrivait au juge que son fils avait besoin de son ami pour sa réadaptation. Son ami sera plus utile ici qu’en prison, à aider son ami dans ses traitements, surtout dans une perspective de réhabilitation. De l’esprit celle-là.
Il est sorti. Des années ont passé. Enquête préliminaire, séance de conciliation. On voulait lui éviter la prison. Mais les modifications conservatrices au Code criminel étant ce qu’elles sont, et l’interprétation jurisprudentielle qu’on en fait étant ce qu’elle est, ça devenait de plus en plus utopique.
Pour éviter la prison, donc, aucune issue sauf l’acquittement. Il fallait faire un procès. De toute manière, la cause était belle. Et c’est rare. The show must go on.
Au beau milieu d’un procès entamé qui allait bon train, l’accusé, maintenant dans la trentaine, n’allait pas très bien. Ses avocats se donnaient pour sa défense, mais lui ne se donnait pas. Au beau milieu d’un procès entamé qui allait bon train, il s’est mis à envisager qu’il allait peut-être gagner. Il s’est mis à se percevoir non plus en personne accusée, mais en personne acquittée. Son chemin de croix allait peut-être devoir aboutir en une résurrection plutôt qu’en une crucifixion. Et quoi encore? Allait-il avoir à sortir du palais de justice les bras en l’air et les doigts en V? Allait-il être forcé de scander sa victoire?
Je ne connaîtrai jamais la teneur de leur conversation, mais il allait si mal devant cette impression de victoire prochaine qu’il a téléphoné aux parents de C… Il a parlé au père, et à la mère. Il a aussi parlé à sa blonde et ses tantes. Il a parlé à son employeur. Puis il a appelé ses avocats.
Rencontre au sommet. Car ses avocats ont cru qu’il voulait abdiquer uniquement parce qu’il n’avait pas les moyens de payer les témoins-experts nécessaires pour mener à bien son procès.
Réfléchissant dans un tout autre ordre éthique, les avocats ne pouvaient pas laisser un client s’admettre coupable s’il ne l’est pas pour des motifs strictement financiers. Réfléchissant dans une dimension purement juridique, les avocats sont parfois complètement à côté de la plaque sur la question de la culpabilité morale. On peut être non coupable légalement, tout en portant le poids moral d’un sentiment inexorable de culpabilité.
Il a plaidé coupable. C’était hier.
Il avait besoin de s’infliger une punition. Il avait besoin, pour sa rédemption, d’aller en prison. Il avait bu un peu. Et il roulait vite un peu. Il ne se le pardonnerait jamais, et un acquittement ne l’aiderait certainement pas dans son cheminement. C’eût été le pire dénouement, en fait. Il ne me l’a pas dit en ces mots-là, mais je pense qu’il aurait vécu comme un véritable Judas s’il avait remporté sur la mort de C…
C’est le moment le plus émouvant, et peut-être même égoïstement le plus éprouvant, que j’ai vécu de ma courte carrière d’avocate de la défense.
Il a plaidé coupable. Avec son français cassé et sa voix mouillée.
Le juge a accepté son plaidoyer de culpabilité et l’a déclaré coupable. Au sortir de la salle d’audience, je n’ai jamais vu un gars aussi soulagé. Même quand je lui expliquais quoi emporter et quoi ne pas emporter dans son baluchon pour le pénitencier, il avait des yeux non seulement pleins de gratitude mais pleins de conviction. La conviction en français, mais aussi la conviction en anglais. Depuis que je le connais, ce jeune anglophone qui avait choisi de subir un procès en français, c’est la première fois que je le sens convaincu. Déterminé. Ferme. Et convicted. Convaincu d’être convicted.
C’est vraiment une affaire de rédemption.
Salut mon beau J… ! Si jamais tu décides de demander ta libération au sixième, on sera là.
C’est le genre d’histoire qui nous montre qu’entre la loi et l’humanité, entre l’intentition criminelle et le fait, il y a une marge. C’est le genre d’histoire où tout le monde perd, et personne ne gagne. C’est le genre d’histoire qu’on lit en se disant: Qui sait ? J’aurais pu être l’accusé, à un moment ou l’autre de ma vie. La vie n’est pas noire ou blanche, elle est plus souvent qu’autrement grise.
Texte très intéressant que celui-ci.
Entièrement d’accord avec le commentaire de Monsieur McSween.
Mais le taré, dans tout ça? Toujours à sévir sur nos routes?
Probablement.