Le Québec à table : «Noël, un moment de réappropriation culturelle»
Le temps des Fêtes, c’est l’occasion de ressortir les classiques de la gastronomie québécoise sur la table. L’occasion également de réfléchir sur ce qu’on mange et pourquoi on le mange, sur nos racines culinaires et leur signification… Parce que la bouffe, c’est aussi de l’histoire et de la sociologie. Bref, c’est toute une identité culturelle. On a posé nos questions à Jean-Pierre Lemasson, sociologue et auteur de L’histoire du pâté chinois et L’histoire de la tourtière.
Vous avez fondé en 2003 le certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie à l’UQAM. Pourquoi cette discipline?
Il y a une quinzaine d’années, j’ai remarqué que l’étude de la gastronomie comme phénomène social n’existait pas au Québec. La nourriture m’intéressait, en soi, mais aussi sous un angle culturel. J’ai constaté que le Québec était amnésique quant à son histoire culinaire, alors j’ai voulu montrer la richesse de l’approche culturelle. Grâce à l’étude, on peut se réapproprier un patrimoine presque oublié.
Pourquoi utiliser le terme de «patrimoine» alimentaire?
En effet, la gastronomie s’ancre dans l’histoire et la sociologie: ce qu’on mange et la manière dont on le mange sont une construction sociale, un héritage social. Et c’est surtout à Noël qu’on suit les rituels culinaires, car on reçoit, on a plus de temps… C’est un moment de réappropriation culturelle.
Le Québec est au carrefour de plusieurs traditions culturelles. Pareil pour sa cuisine?
On ne peut pas comprendre la gastronomie québécoise sans comprendre ce que sont et ont été les gastronomies française et anglaise. Mais quant à la cuisine amérindienne, son influence est quasi nulle dans cette tradition culinaire…
La cuisine québécoise, c’est une cuisine familiale et réconfortante. Peut-on parler de «gastronomie» quand il s’agit de plats plus populaires?
La gastronomie ne désigne pas juste les produits, et ce n’est pas forcément de la haute cuisine, car ça inclut aussi la gastronomie populaire. C’est l’art de bien manger. C’est la conjonction entre les produits et la subjectivité des convives; pour un enfant, un popsicle peut être le summum de la gastronomie… Le plaisir gastronomique, ce sont les plats, bien sûr, mais c’est aussi et surtout la convivialité.
Les classiques de la gastronomie québécoise, c’est quoi?
Il y a le pâté chinois – qui avait d’ailleurs gagné le concours du Devoir visant à déterminer le plat national du Québec. Et les pâtés à la viande, le cipaille, la soupe aux pois, le ragoût de pattes, les boulettes de porc… On accompagne tout ça de condiments, souvent acides ou très sucrés, comme le ketchup ou les betteraves au vinaigre, qui nous viennent de l’influence anglaise.
Mais s’il y a un plat emblématique de Noël, c’est bien la tourtière! Elle est indétrônable. Enfin, elle a un rôle central indiscutable surtout en région, car en ville, c’est une autre affaire, elle n’a plus forcément le monopole.
Comment ça?
À la reprise des cours après les Fêtes, quand je demandais à mes élèves ce qu’ils avaient mangé à Noël, j’étais surpris d’entendre souvent «des sushis». Et un tiers d’entre eux ne mangeaient jamais de tourtière. Autrefois, le patrimoine québécois était exclusif, mais ça n’est plus le cas aujourd’hui: par exemple, les jeunes urbains mangent à Noël ce qu’ils ont envie de manger, sans forcément suivre la tradition… Mais le plat choisi reste exceptionnel – si la tradition n’est plus là, la notion de plat exceptionnel reste.
Comment ont évolué les plats traditionnels qu’on mange encore aujourd’hui?
Les accompagnements ont changé, notamment les légumes. On mangeait avant des légumes racines, des pommes de terre, etc., alors qu’aujourd’hui, ils sont plus variés. Les viandes aussi ne sont plus les mêmes: on trouvait du gibier, qui n’avait pas le même parfum que les «viandes civilisées» qu’on utilise à la place aujourd’hui, comme le porc, le bœuf ou le veau…
Côté alcool, si on buvait avant du caribou, de la bière d’épinette, du cidre ou des alcools maison, aujourd’hui, pratiquement tout le monde boit du vin pendant les Fêtes.
Et comment réinventer ou moderniser les plats traditionnels sans les trahir?
À peu près toutes les recettes donnent lieu à des réinterprétations. Pendant que je faisais mon livre L’histoire du pâté chinois, j’ai goûté plus de 40 versions du plat en un an… Et regardez les luttes intestines autour de la recette du cassoulet en France! Mais je ne crois pas que les innovations soient une menace. Ce sont des flambées de paille; ce qui reste, ce sont les classiques. Et au moment de Noël, les gens restent plutôt dans la tradition…