«Quand je demande à mes étudiants combien veulent ouvrir leur restaurant, ils sont 100 sur 105 à lever la main. Et quand je leur demande quand ils pensent se lancer, ils me répondent “le plus tôt possible”…» Pour Julie Faucher, professeure en gestion et culture culinaire à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), la tendance est bien visible: si posséder son propre resto est un rêve pour la plupart des cuisiniers, ils sont de plus en plus nombreux à se lancer dans l’aventure, et de plus en plus tôt. Pourquoi cette envie de devenir chef proprio?
Selon Samuel Pinard, qui tient les rênes et la cuisine de sa Salle à Manger, ouvert depuis 2008 à Montréal, cette tendance est due notamment aux bas salaires des employés dans la restauration. «Je faisais plus quand j’étais dans la construction», s’est déjà fait dire le boss. «Mais quel choix on a? Soit tu coupes sur les salaires, soit tu coupes sur la qualité des produits, explique Samuel. Chaque fois que je cherche un sous-chef, je ne peux pas le payer comme il le voudrait…»
Il y a aussi l’attrait exercé par la célébrité fantasmée des chefs restaurateurs. «Depuis cinq ans, la médiatisation de certains chefs vedettes a un effet amplifiant», acquiesce Julie Faucher. Elle le voit bien dans les lettres de motivation qu’elle reçoit des gens qui veulent intégrer l’ITHQ: «Ils veulent être célèbres, passer à la télé…» Ces dernières années, les chefs sont devenus des superstars et le métier est devenu glamour.
Cette médiatisation des restaurateurs permet certes une valorisation du métier, mais envoie une image tronquée de la réalité. «C’est ça que veulent les jeunes maintenant: faire de la télé, jardiner pour leur cuisine, participer à des événements culinaires internationaux… car c’est le miroir que renvoient les médias, indique Samuel. Mais quand les jeunes voient Chuck Hughes, ils ne savent pas comme il a galéré avant pour y arriver. C’est du stress à vie ce métier… C’est pas facile!»
15% des restos survivent sur 10 ans
Cette tendance, c’est aussi la faute au peu d’avancement des carrières de la plupart des employés en restauration. «Les jeunes lancent leur entreprise, car ils n’ont pas d’autre potentiel d’évolution. Je choisis mon personnel au sortir de l’école et je les forme moi-même, mais au bout d’un moment, comme ils ne peuvent pas tous devenir chefs ou sous-chefs parce que la place est déjà prise, ils partent.» Un choix que Samuel comprend cependant; lui-même a quitté les cuisines du Toqué! notamment parce qu’il ne pouvait pas évoluer beaucoup plus en restant là.
Un phénomène qui entraîne un roulement des équipes – un peu trop? – régulier… À la Salle à Manger, aucun des employés présents à la création du resto en 2008 n’y est encore aujourd’hui: «Ils partent en général au bout de quatre ans», indique Samuel. Même chose au Pastaga de Martin Juneau, où l’équipe a déjà changé trois fois depuis l’ouverture. Selon le chef de la Salle à Manger, il y a trop de restos, beaucoup de chefs, et pas assez d’employés pour les soutenir: «T’as beau être un super chef, si t’as pas d’équipe, t’as pas de resto! Tu mets pas Sidney Crosby sans aucun joueur sur la ligne…»
Mais le chef ne jette pas pour autant la pierre à la relève: «Aujourd’hui, les nouvelles générations en veulent plus, mais ils ont aussi besoin de plus qu’avant pour vivre. C’est une autre réalité. Ils sont nés avec plus d’accessibilité, ils savent comment ça se passe ailleurs, combien les gens gagnent, ça communique plus… Ils veulent travailler, avoir des sous et aussi du temps pour eux. Et je les comprends! Mais c’est pas comme ça que ça se passe dans le milieu.»
Un milieu loin d’être idéal pour un restaurateur débutant: sur 100 restos au Québec, seuls 15 seront encore ouverts dans 10 ans. Et si on entend souvent dire que les Québécois vont tout le temps au resto, «c’est un mythe», assure François Meunier, vice-président de l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ). «Au Canada, le Québec est à la 6e position sur 10 en matière de revenu disponible des ménages…»
«Avoir toutes les compétences, pas juste en cuisine»
Les jeunes restaurateurs vont en majorité préférer des établissements plus petits et plus modestes, facilitant l’accès à l’entrepreneuriat. Le problème, c’est que ça n’aide pas à se démarquer et à survivre. «Trop de restos offrent trop la même chose, constate François Meunier. Par exemple, on fait trop de service à table, alors que le marché est au service au comptoir ou de livraison.» Dans un contexte où ouvrir un nouveau restaurant demande en moyenne 1,2 million de dollars d’aménagements, les jeunes chefs proprios mettent la main à la pâte aussi bien dans les rénovations que la déco, pour limiter les coûts.
Obtenir un financement des banques reste difficile, et 95% des restaurants indépendants ont une structure financière fragile basée sur des prêts familiaux ou des hypothèques… La restauration est ainsi le domaine au Canada où il y a le taux de faillite le plus important – et le Québec est le champion des provinces. «Une erreur, un mauvais calcul et c’est la faillite. C’est très subtil, ça se joue à rien», assure Julie Faucher, qui souligne que la marge de profit d’un resto est en moyenne de 2%, 4,5% pour les chaînes.
«Aujourd’hui, on est dans l’instantanéité, tout le monde veut accéder à l’entrepreneuriat, et on veut aller trop vite», regrette le vice-président de l’ARQ. «Quand on se lance en restauration, il faut avoir toutes les compétences. Pas juste en cuisine, mais aussi en gestion et en affaires.» C’est là le nerf de la guerre: la plupart de ces jeunes loups des restos «ne savent pas, n’aiment pas, ne veulent pas compter», confie Julie Faucher, qui fait aussi de la consultation individuelle auprès de restaurateurs. Quand on vient la voir avec un «super plan de resto» et qu’elle demande combien ça coûte, on lui répond 9 fois sur 10: «Ça n’a pas d’importance, ça va être bon!» Et quand elle parle des taux de faillite: «Mais avec moi ça sera pas pareil.»
Oui, elle a aussi enseigné à des Martin Picard ou Charles-Antoine Crête, mais «ça, c’était des élèves qui travaillaient dur, vraiment dur…» «C’est un métier de passion. Les jeunes arrivent pleins de rêves, avec la tête dans les nuages, raconte l’enseignante. Je pensais qu’une année suffirait à les ramener sur terre, mais non; cette sorte d’inconscience persiste jusque chez certains finissants. C’est sûr, on est plus téméraire à 25 ans qu’à 40, mais je vois encore des cinquantenaires en affaires qui n’arrivent pas à générer du bénéfice, car ils ne maîtrisent pas leurs chiffres…»
Et tandis que les nouveaux restos éphémères pullulent, les vieux établissements plus stables ne trouvent pas toujours de repreneurs. Bernard Cazes, ancien copropriétaire du Mistral, à Québec, a vu à regret son établissement fermer après 16 ans de succès. «On voulait que ce soit repris par des jeunes. J’étais même prêt à rester deux ou trois ans avec eux pour les aider, raconte le restaurateur. J’avais un resto tout prêt, avec la publicité, le nom établi, les cinq étoiles sur TripAdvisor. Tout était prêt, c’était facile. Personne ne voulait qu’on parte; le proprio nous renouvelait le bail tous les six mois pour nous aider, et les clients ont pleuré quand on a fermé…»
Pour autant, Bernard n’accuse pas les jeunes: «C’est pas de leur faute, c’est pas de la mauvaise volonté, mais on les aide pas. Au début du resto, je me suis retroussé les manches, et j’ai travaillé deux, trois mois sans salaire. Mais qui est prêt à faire ça aujourd’hui? C’est pas un milieu qui donne envie, alors pourquoi les jeunes iraient là-dedans? Mais je suis un passionné; ça me reprend dès que j’entre dans un resto…»
Combler le manque d’expérience
Malgré la passion, difficile de s’accrocher au milieu de toute cette concurrence. «On forme trop de gens, et peu restent dans le milieu au final», note Samuel, qui est également professeur-formateur à la Pearson School of Culinary Art. «Parmi mes étudiants, 5 sur 20 seront encore dans la restauration dans cinq ans…» Alors, comment faire pour éviter d’aller dans le mur avec un nouveau restaurant? Julie Faucher a réfléchi à la question: pour elle, il faudrait commencer par exiger un minimum de certification. «Restaurateur est encore considéré comme un métier facile, on pense qu’on peut ouvrir un resto sans qualifications…»
Elle suggère aussi de mieux travailler sur la répartition des pourboires, et d’augmenter les salaires pour garder les jeunes – «jusqu’à 10%, ça serait acceptable; Montréal est une des villes en Amérique du Nord où l’on mange le mieux au prix le plus bas, on peut donc jouer un peu là-dessus». Enfin, il y a les bourses des grandes entreprises, qui sont mal distribuées et peu demandées, regrette l’enseignante: «Il y a trop d’exigences pour les candidats, et les étudiants ne font pas beaucoup de dossiers… Résultat: on en laisse chaque année sur la table.» Ces bourses pourraient donc être utilisées pour aider la relève et permettre à des restaurateurs qui se retirent de passer le relais, par exemple sous forme de soutien financier au repreneur pendant six mois…
Et tous, professeurs et restaurateurs, s’entendent pour dire que les jeunes cuisiniers doivent combler leur manque d’expérience avant d’ouvrir leur propre établissement. «Une erreur faite chez quelqu’un d’autre coûte moins cher qu’une erreur faite dans le restaurant dont on est propriétaire», souligne François Meunier, de l’ARQ. «J’encourage tous les jeunes qui veulent se lancer à le faire, mais à y aller à fond. Voyez le maximum de restos avant de vous lancer», conseille Samuel Pinard, qui a fait son expertise en Europe et aux Îles-de-la-Madeleine avant de revenir à Montréal.
Le chef de la Salle à Manger aborde aussi la question des critiques culinaires, qui selon lui ne laissent pas assez le temps de démarrer aux nouveaux restos avant d’aller y faire un tour… et peut-être de publier ensuite un article assassin. «Tout le monde est tout le temps aux aguets des nouveautés, mais on oublie les vieux qui sont bons… En dix ans, je n’ai vu passer que deux critiques de L’Express, par exemple.» Bref, rien n’est jamais gagné d’avance. La recette du succès d’un resto, un mystère? «Totalement», répond Samuel, avec une cuillerée de cynisme. «Vaut mieux ouvrir un IGA!»