VOIR: Quelle est votre relation à l’alimentation?
Kim Thúy: Je suis gourmande, j’aime tout manger. J’ai la dent sucrée et la dent salée! J’ai dû être une mère italienne dans une autre vie, tant j’aime faire à manger… Je cuisine énormément à la maison pour mon mari et mes fils; ils rentrent à la maison à trois heures différentes, donc je cuisine au moins trois fois. Et toutes les cuisines me fascinent!
J’ai aussi un rapport obsessionnel avec la nourriture. Quand j’ai découvert le gâteau aux carottes, par exemple, j’en ai mangé matin, midi et soir. Pareil pour le fromage de chèvre; si un plat dans un menu en contenait, je le prenais automatiquement. Quand j’aime un plat dans un resto, j’y retourne juste pour ce plat, et je prends toujours la même chose.
Vous allez souvent au restaurant?
Oui! Et quand je peux, je choisis toujours de m’asseoir au comptoir. J’aime beaucoup regarder les chefs travailler, observer la chorégraphie… C’est un ballet pour moi. J’aime reconnaître la synchronisation dans les mouvements des cuisiniers. Tous les employés travaillent ensemble comme les parties d’un même corps, et cette danse me fascine. C’est très mathématique, c’est un calcul instinctif, une intelligence très particulière.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans la restauration?
Je voulais montrer la nourriture vietnamienne comme elle est mangée à la maison; ce qu’on trouve dans la plupart des restos ne reflète pas vraiment la réalité. Quand je suis allée travailler comme avocate à Saigon, j’ai eu la chance de refaire connaissance avec la nourriture vietnamienne. J’ai donc voulu présenter son authenticité, tout en la modernisant et en l’actualisant. Présenter de la nourriture vietnamienne pour moi, c’était aussi une fierté nationale…
Et ça s’est passé comment, ce resto?
C’était un projet idiot! Une erreur de jeunesse. Je pensais que cuisiner dans un resto, c’était comme cuisiner à la maison. Je me suis retrouvée devant les fourneaux, car je n’avais pas les moyens d’avoir un chef, et j’ai appris sur le tas. Il y avait un plat par jour… Mais j’ai appris la patience: on ne peut pas commander les temps de cuisson, par exemple. Si on triche en cuisine, ça se voit. On apprend donc à suivre les caractéristiques du produit. J’ai appris l’humilité aussi.
Quel est votre souvenir culinaire le plus marquant?
Je suis née avec plein d’allergies alimentaires. Il y a beaucoup de choses que je ne pouvais pas manger, comme les œufs, le poisson ou le lait. La fuite du Vietnam en bateau a en quelque sorte reprogrammé mon corps: mon premier repas après le départ, c’était des sardines, et je les ai mangées en entier. Je me souviens surtout de la sensation de faim… À partir de là, tout repas est devenu une célébration, comme mon dernier répit avant que les allergies ne reviennent aussi soudainement qu’elles ont disparu.
Je me souviens aussi d’un biscuit d’avoine… Une amie m’en avait donné un petit bout à l’école; c’était 25 sous, trop cher pour nous à l’époque. J’avais trouvé ça incroyablement bon. Depuis, j’en achète dès que j’en vois, pour retrouver ce goût. Je sais que je ne pourrai jamais le retrouver, mais je cherche encore. La nourriture a une mémoire, et elle est très symbolique…
C’est-à-dire?
Par exemple, les Vietnamiens ne savent pas verbaliser leurs émotions, et tout passe donc par la cuisine. Chaque plat est un geste d’amour. Depuis le début de l’entrevue, ma mère est passée deux fois m’apporter des collations. Par contre, elle ne m’a jamais dit «je t’aime»; on n’a pas ce vocabulaire-là. Mais ma mère cuisine toute la journée…
Une entrevue à retrouver dans le Guide Restos VOIR 2017