À Québec, les restaurants Sagamité et La Traite sont tout aussi réputés que d’autres grandes tables de la capitale, comme le Laurie Raphaël ou le Saint-Amour. Le point commun entre ces deux restos, c’est qu’ils sont situés sur la réserve de Wendake et qu’ils ont su hisser la cuisine huronne-wendat au niveau culinaire des grands. Mais hors des restos, les enjeux de la cuisine autochtone sont nombreux. Alors que les consommateurs recherchent l’expérience la plus «authentique» possible – à l’aune de leurs préconceptions –, les Hurons-Wendats sont connectés à un niveau très variable à leur propre héritage culinaire en raison des changements de modes de vie imposés par la colonisation et la modernité.
Ancrées dans des traditions orales, les Premières Nations ne disposent que de peu de traces écrites documentant leur alimentation ancestrale. On a surtout retenu qu’elle était «de subsistance», moins axée sur le plaisir du palais que sur un impératif de survie. Les ingrédients principaux sont ceux qui étaient disponibles au gré des saisons: gibiers, poissons, fruits et légumes sauvages. La fumaison ou le séchage avait pour but la préservation des aliments plutôt que le goût ou la texture. Et la cuisine «tête à la queue» reflétait un pragmatisme doublé d’une révérence profonde envers la Terre-Mère.
Dans cette sagesse ancestrale, on retrouve à la fois tout ce qui est célébré dans la «nouvelle» cuisine boréale, et tout ce qui a été regardé avec un certain mépris historique parce qu’interprété à la sauce amérindienne, loin des paradigmes de la gastronomie européenne.
Viandes sauvages et chefs «blancs»
En étudiant les menus des trois restaurants autochtones de Wendake, l’appétit est stimulé, mais on ne peut que se questionner. À côté de Sagamité et des Trois Sœurs, du bison de l’Ouest et du doré de l’Ontario? De la viande flambée à table? Des cuissons à l’huile d’olive? De la truite en croûte d’argile? Qu’est-ce qui est huron-wendat, et qu’est-ce qui est emprunté ou imaginé?
Au-delà d’une culture culinaire non codifiée, de l’impératif de plaire aux consommateurs et de respecter les aspirations créatives des cuisiniers, la législation provinciale ne permet pas aux restaurateurs de vendre des viandes sauvages. Résultat? Les trois restaurants autochtones de Wendake sont tenus par des chefs cuisiniers «blancs» (au cœur amérindien, assurent leurs employeurs hurons), qui transforment avec des bases essentiellement françaises divers aliments qui n’ont jamais été consommés au village pour évoquer son histoire et sa culture. Complexe.
Avant de trop s’énerver qu’on serve du bison de l’Ouest aux Français, il faut rappeler que l’interdiction de la commercialisation de la viande sauvage affecte d’abord les Autochtones. Ceux et celles qui n’ont pas la possibilité de pratiquer la trappe et la chasse doivent compter sur leurs proches et leur communauté pour un accès à la ressource. Sinon, tant pis: il y a du porc et du poulet industriel pour tout le monde à l’épicerie.
Chanter en cuisinant
«Non codifiée» ne signifie pas «inexistante». Louise Siouï Picard, une Huronne-Wendat de 62 ans, a consacré les 30 dernières années de sa vie à la transmission et à la réinterprétation d’un patrimoine culturel culinaire et médicinal légué par ses aïeules. Elle se souvient d’un passé pas si lointain, où l’accès au territoire était facile. «Juste à l’extérieur du village, il y avait une lisière avec toutes les plantes nécessaires pour se nourrir et se guérir. Avec la construction domiciliaire et les réseaux routiers, il faut aller toujours plus loin.»
Chef, pâtissière, traiteure et entrepreneure, elle a cuisiné à l’invitation du Château Frontenac, du Musée de la civilisation, sur la Réserve aussi, du pain à la farine de quenouilles, de l’eau d’épinette aux baies. «Il y a la nourriture folklorique, mais aussi celle que tu cuisines dans l’intimité, pour ta famille, confie-t-elle. En chantant; on chante toujours en cuisinant.»
Est-ce que la cuisine autochtone peut se réinventer tout en renforçant son héritage? Manuel Kak’wa Kurtness, consultant culinaire innu spécialisé dans le patrimoine culinaire des Premières Nations, est formel: «Métisser les plats, ce n’est pas mauvais. Au contraire, c’est l’évolution normale des tendances. D’ici 10 ans, on devrait [rétablir une ligne d’accès] aux gibiers chassés par les Autochtones pour créer un vrai garde-manger qui permettrait le retour d’une alimentation culturelle […]. Pas pour un show pour les touristes, mais pour nourrir les nôtres en premier.» Il faut, comme le dit Louise Siouï Picard, «réveiller ensemble les mémoires».