Le fast-fashion est un fléau environnemental et éthique sans nom. L’écroulement du Rana Plaza, manufacture de vêtements au Bangladesh, a fauché plus d’un millier de vies en 2013. Souvenez-vous des gros titres, du bouleversant cliché de Taslima Akhter primé au World Press Photo de la même année: The Final Embrace. La prise de conscience a été brutale, mais H&M, Zara, Forever 21, Joe Fresh et les autres continuent de faire de bonnes affaires. Un cardigan en maille fine de coton à 12$? Difficile de résister.
Pourtant, Saint-Roch, Saint-Jean-Baptiste, Limoilou et Montcalm n’ont jamais cédé à l’appel des sirènes de la fringue – exception faite des succursales Mango et Urban Outfitters sur Saint-Joseph Est. Même le Vieux-Québec ne plie pas devant les poids lourds de l’industrie du vêtement, de la chaussure, des accessoires, des cosmétiques. La qualité suprême (Ça va de soi), le fait ici ou à la main (Lush) et les bannières du quartier (Simons) y ont la cote. La seule autre grosse chaîne de l’arrondissement historique, en ce moment, c’est Aldo, une multinationale née et encore basée à Montréal.
Antoine Larrivée, un représentant aux ventes pour la marque basse-vilaine Plenty, vit et travaille à Québec comme dans la métropole. Selon ses observations non scientifiques, bien que réalisées sur le terrain, les gens de la Vieille Capitale seraient plus conscientisés à l’achat local. «Je trouve qu’il y a un plus grand sentiment d’appartenance. À Montréal, les gens ne vont pas nécessairement s’attacher à une boutique. En général, c’est vrai que les [commerçants] indépendants fonctionnent un peu mieux à Québec qu’à Montréal. À Québec, par exemple, tout le monde te parle du Simons. Ça reste un leader à Montréal, mais ça vient d’ici et il y a une fierté.»
C’est toutefois dans un secteur comme le Faubourg Saint-Jean-Baptiste qu’on est le plus à même d’observer le phénomène. Après tout, c’est sur la rue Saint-Jean extra-muros qu’on retrouve la plus vieille épicerie en Amérique du Nord: J.A. Moisan. Patrick Montminy, propriétaire du Séraphin, y occupe le local de la porte 738 depuis maintenant 21 ans. Actuellement, plusieurs marques basées à Québec et Montréal meublent sa boutique, des marques bien de chez nous et dont les articles sont confectionnés au Canada ou en Asie – comme c’est le cas pour la majorité des créations de Plenty. «Je ne suis pas sûr que ça vaille la peine, pour une grande chaîne, d’investir dans un centre-ville où on circule surtout à pied, où il n’y a pas beaucoup de stationnement. Regarde Urban Outfitters sur Saint-Joseph en Basse-Ville…» Des points de suspension non verbaux, mais remarqués à son intonation, qui en disent long sur l’achalandage du magasin qui vient d’ailleurs de revoir ses heures d’ouverture à la baisse. L’essentiel, toujours selon Patrick, c’est de devenir une destination pour un produit particulier. «Chez nous, les gens se déplacent pour acheter leurs jeans. On en a beaucoup, pour les hommes comme les femmes, et on en a des beaux.»
Elle aussi très spécialisée, Marie-Noëlle Bellegarde Turgeon roule sa bosse avec son Rose Bouton depuis huit printemps. La propriétaire de la chouette boutique de coquetteries pour femmes et fillettes est aussi la vice-présidente du conseil d’administration de la Société de développement commercial du Faubourg Saint-Jean. Une femme d’affaires reconnue pour son engagement envers les artisans qu’elle tient en boutique. «Tout ce que je vends est fabriqué au Québec. Il y a eu une période où j’ai eu quelques petits accessoires qui étaient faits aux États-Unis. C’était de l’artisanat quand même, mais j’ai arrêté parce que j’avais de la misère à répondre aux clients enthousiastes qui me demandaient si c’était fait ici.» D’ailleurs, Madame Bouton (pour reprendre le surnom donné par les enfants du quartier) priorise les marques de Québec. Une décision écologique – ça diminue considérablement son empreinte carbone – qui s’avère payante sur le plan humain. «Ils passent porter leurs trucs eux-mêmes et je leur donne leurs chèques en main propre. On n’a pas besoin de passer par la poste. J’aime ça, je sais vraiment à qui j’ai affaire. C’est sécurisant.»
Au pied de la pente douce
En Basse-Ville, GM Développement possède (presque) tous les locaux de la rue Saint-Joseph Est entre de la Couronne et Saint-Dominique. Architectes de la revitalisation post-Mail, ils ont été parmi les premiers à embrasser l’orthographe et l’image de marque «Nouvo» Saint-Roch au début des années 2000. Le commerce de détail indépendant a une belle part du marché dans le quadrilatère où ils règnent en maîtres: Benjo, Bloomi, L’Inventaire, Mademoiselle B, Swell & Ginger, deux barbiers (Rituels, KRWN) et même… Escomptes Lecompte! Après tout, les seules autres succursales se trouvent à Victoriaville et Trois-Rivières. Laliberté, seul survivant de la belle époque des Paquet et Syndicat de Québec, célèbre par ailleurs son 150e anniversaire en 2017.
Selon Luc Guillot de GM Développement, c’est la clientèle «technologique» qui apporte cette couleur si spéciale au quartier. Les employés des boîtes de design web ou graphique, de développement de jeux vidéo, des compagnies comme LG2 qui œuvrent dans le domaine des communications, les étudiants de L’École d’art de l’Université Laval… «[C’est] des gens qui sont en avance sur leur temps et qui aiment les nouveautés, les exclusivités, les choses qui sortent de l’ordinaire.» Autrement dit, le client type du coin est un créatif. Patrick Montminy, aussi propriétaire du resto-boutique Deux 22 sur l’autre tronçon de Saint-Joseph Est, remarque sensiblement la même chose. Selon lui, la clientèle y est «assurément plus jeune, plus étudiante» que dans Saint-Jean-Baptiste.
N’empêche, les «types de commerçants plus traditionnels» peuvent signer un bail avec GM Développement, et le représentant de la compagnie a affirmé n’éprouver aucune réticence idéologique vis-à-vis du fast-fashion lorsqu’on l’a questionné à ce sujet. «C’est un concours de circonstances», soutient M. Guillot. C’est également, illustre-t-il, une question de chiffres. «Les grandes chaînes recherchent des endroits à fort achalandage parce que leur modèle d’affaires est basé sur le volume. Un H&M qui ne vend pas beaucoup et qui paie un pied carré selon le marché ne peut évidemment pas rentrer dans son argent. Ça prend un endroit à haut trafic, avec du monde en masse qui est déjà sur place pour faire des achats impulsifs.»
Selon M. Guillot, les services se diversifieront au centre-ville, et plus particulièrement dans Saint-Roch, si l’administration municipale octroie à GM et aux autres promoteurs immobiliers «le droit de construire en hauteur» des condos et des logements neufs. «La Ville est actuellement en pleine réflexion pour son plan particulier d’urbanisme, le PPU. Plusieurs organisations de Saint-Roch ont déposé un mémoire à l’automne dernier et ce qu’on voit là-dedans, c’est que tous sont d’accord pour dire qu’il faut amener plus de résidents dans Saint-Roch. Même pour les entreprises du secteur, ça faciliterait le recrutement […] puis ça permettrait d’avoir un achalandage supplémentaire, donc des services supplémentaires et des commerces qui se portent encore mieux. Ce serait gagnant pour tout le monde.» Dans une vidéo publiée sur la chaîne YouTube de la Ville de Québec en juin 2016, Labeaume et son équipe proposaient d’ailleurs de transformer le secteur de l’ancien Cinéma Odéon et le vaste stationnement de Saint-Vallier Est en tours d’habitations. Une idée qui a récemment été soumise à des consultations publiques.
De 2011 à 2016, les plus récents chiffres de Statistique Canada avancent que la population de Québec n’a augmenté que de 3% alors que celles de la couronne nord comme Sainte-Brigitte-de-Laval, Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier et Shannon ont respectivement grimpé de 29%, 22% et 18%. Le temps nous dira si la tendance pourra être renversée, si l’étalement urbain perdra du terrain au profit de la densification urbaine dont rêvent moult gens d’affaires du centre-ville.